« Ici, c'est un goulag ! » : le combat des détenus de guantanamo à travers les lettres de Sami Nous publions une lettre du détenu de guantanamo Sami Muhydine Al Hajj, caméraman d’Al Jazeera, à son avocat britannique Clive Stafford-Smith, en date du 6 novembre 2005.
Original : http://www.aljazeera.net/NR/exeres/08DE9B0F-391A-42B4-B391 A73AE742F133.htm/
Traduit de l’arabe par Ahmed Manaï, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique (transtlaxcala@yahoo.com).
Cette traduction est en Copyleft.
Dimanche 4/10/1426 H- 6/11/05 J.C.
Mon Cher Clive,
Permets-moi de te faire cette confidence : je suis taraudé par cette question : pourquoi suis-je puni ? Cette question obsède mon esprit et tourne en boucle dans ma tête.
Mon histoire avec les sanctions a commencé à la prison de Bagram. On ne nous autorisait à aller aux toilettes que deux fois par jour : la première juste après l’aube et la seconde avant le crépus cule et tu ne peux y aller que lorsque son tour arrive.
Je me souviens d’une fois où j’étais vraiment pressé. J’ai chuchoté alors à l’oreille de la personne qui était devant moi, de me laisser passer avant elle. C’est alors que le soldat en colère me crie au visage : ne parle pas, et il m’ordonne d’aller à la porte. Là, il m’accroche les mains à un fil de fer et je suis demeuré debout toute la journée à trembler de froid, si bien que j’ai pissé dans mon pantalon ce qui a provoqué les rires moqueurs des soldats et des putains.
Puis à Kandahar :
En plein été, sous un soleil de plomb et sur un solbrûlant, un soldat crie : toi, arrête, le deuxième, le troisième et le quatrième aussi ! Pourquoi vous parlez ? Mettez-vous à genoux, les mains sur la tête. Nous nous exécutons et il nous laisse ainsi sous une chaleur torride, les genoux sur une caillasse chauffée à blanc…jusqu’à ce que l’un d’entre nous s’évanouisse et que les autres viennent à son secours.
Une semaine après notre arrivée à Guantanamo, les soldats sont venus de très bonne heure et ont ordonné aux détenus de sortir le bras par le guichet de la porte par laquelle on nous sert d’habitude la nourriture et ce pour nous faire vacciner contre le tétanos, disaient-ils.
Quand mon tour est venu, je les ai informés qu’avant de quitter Doha, je m’étais fait vacciner contre le tétanos, la fièvre jaune, le choléra et autres maladies et que selon le médecin, ces vaccins étaient valides durant cinq ans. Je n’avais donc pas à les refaire.
L’officier me cria au nez et m’ordonna de ne pas discuter : « sors ton bras pour le vaccin, sinon on va te faire sortir de force », me dit-il. J’ai refusé.
Ils m’ont laissé puis sont revenus me voir après avoir terminé avec le bloc. Mais j’ai persisté à ne pas accepter de me refaire vacciner. Alors ils m’ont confisqué toutes mes affaires, du matelas à la brosse à dents et m’ont laissé coucher à même le sommier en fer durant trois jours et trois nuits.
Et c’est toujours la même question qui me revient et me tourmente: pourquoi suis-je puni ?
Les soins sont-ils obligatoires ? Sommes-nous devenus un troupeau de moutons qu’on conduit et parque ? Devrons-nous accepter tout sans discuter, sans émettre la moindre objection et sans même nous informer ?
Il m’est arrivé pire encore. Une nuit, je m’étais couché très tôt. J’étais exténué après avoir été interrogé à la salle d’interrogatoire durant des heures. C’est alors que j’ai commis l’erreur de me couvrir la tête et les mains. J’étais plongé dans le sommeil quand j’entendis les cris et les ordres d’un soldat : sors ta tête et les mains de sous la couverture. J e me suis réveillé en sursaut et j’ai aussitôt obéi aux ordres. Il nous était interdit en effet de dormir la tête ou les mains sous la couverture.
A peine je me rendors que le soldat est venu frapper violemment à la porte de ma cage et me crier très fort : pourquoi tu as mis la pâte dentifrice à la place de la brosse ? Il m’accusa de désobéir délibérément aux lois et règlements militaires et m’ordonna de ramasser mes affaires. Ma punition dura une semaine entière.
Et la sempiternelle question me revient : pourquoi suis-je puni ? Est-ce que cela constitue une raison suffisante pour me punir en me retirant toutes mes affaires et en me laissant dormir toute une semaine à même le fer, sans matelas ni couverture ?
Une autre fois, j’étais en train de prendre mon déjeuner qui consistait en un repas froid en boîte. Après avoir fini de manger, un soldat est venu ramasser les restes du repas et les sachets d’emballage. Il s’est arrêté à la porte de ma cage et a commencé à compter les morceaux du sac d’emballage et à les assembler. Aussitôt il me cria à la figure : où est l’autre morceau ? je commençais aussitôt à fouiller dans mes affaires, vainement. C’est alors qu’il prit contact avec son administration et revint avec la sentence : je méritais une sanction exemplaire pour dissuader d’autres détenus d’un tel écart.
Alors on me confisque mes affaires pendant 3 jours pendant lesquels je me suis creusé la tête par cette question lancinante : pourquoi suis-je puni et qu’aurai-je fait avec ce morceau d’emballage de plastique introuvable ?
Une autre fois, la providence m’a réuni dans le même bloc avec Jamel l’Ougandais, Mohamed le Tchadien et Jamel Blama le Britannique. Nous étions réunis ensemble mais aussi unis par la même couleur noire de peau et la même couleur détestable de notre tenue orange. Notre peau noire suffisait à elle seule à exciter nos gardiens blancs contre nous pour nous harceler et nous coller des sanctions avec ou sans motif.
Ils nous réveillaient souvent en pleine nuit au motif de fouiller la geôle. Une certaine nuit, ils m’ont réveillé pour une fouille. Ils n’ont rien trouvé de suspect…à part 3 grains de riz par terre qui avaient attiré quelques fourmis. Alors ils me collèrent une sanction de 7 jours. Encore une fois, je les ai mis à profit pour creuser cette obsédante question : pourquoi suis-je puni ? Il me paraissait débile en effet que je le sois à cause de 3 grains de riz et de quatre fourmis.
Une autre nuit, deux soldats s’arrêtèrent à la porte de ma cage. Ils avaient des chaînes et des menottes. Ils frappèrent violemment à la porte ce qui me réveilla terrorisé. Ils me menottèrent et me conduisirent au bloc Romeo où ils m’ont mis dans une cage après m’avoir déshabillé entièrement sauf du caleçon et du tricot de peau. Rien d’autre, ni même savon ou brosse à dents.
J’ai eu beau demander une explication à cette sanction, sans réponse jusqu’au lendemain, quand sur mon insistance, un responsable est venu me dire que j’étais puni à passer deux semaines en cage, parce qu’un soldat a trouvé un clou sur le bord extérieur de l’ouverture d’aération de ma cage !
J’ai alors dit au responsable : comment aurai-je eu ce clou, d’où me viendrait-il et comment aurai-je pu le mettre sur le bord extérieur de cette ouverture et dans quel but ? Mais il me tourna le dos et partit, ignorant mes questions.
Ainsi, je suis resté pendant 14 jours en position assise évitant, par pudeur, de faire mes prières les fesses en l’air, et j’ai dormi pendant 14 nuits froides d’hiver, à même le fer, sans couverture ni matelas.
Les harcèlements et les provocations des soldats se multiplièrent et se diversifièrent.
Une fois, nous avons appris qu’un soldat avait piétiné le Saint Coran, y imprimant les traces de ses chaussures. Tous les détenus se révoltèrent et décidèrent de rendre les exemplaires du livre Saint à l’administration américaine pour éviter qu’ils ne soient profanés sous nos yeux, surtou t que le général s’était engagé précédemment que ce genre de provocation ne se renouvellerait pas. Mais ils faillirent à leur promesse.
Suite à cela, les détenus décidèrent de ne pas quitter leurs cages, pas même pour aller en promenade et la douche dont ils avaient tant besoin, et cela pour obtenir le ramassage des exemplaires du Coran.
Comme à leur habitude, les responsables sont aussitôt venus pour donner des ordres et proférer des menaces. Au bout d’un moment, ils lâchèrent les valeureuses forces anti-émeutes qui forcèrent les geôles et se mirent à battre les détenus avant de les enchaîner et de les menotter. Ils leurs coupèrent les cheveux, les barbes et les moustaches et les jetèrent dans des cages individuelles.
Comme tout détenu, mon tour arriva. Ils m’aspergèrent les yeux d’un gaz, puis 5 soldats se mirent à me battre, me conduisirent à l’aire de promenade et me jetèrent au sol. Alors que j’étais par terre, l’un d’eux me prit la tête et la frappa contre le sol en ciment. Un autre me frappa sur l’arcade sourcilière et l’entailla. Le sang gicla et me couvrit le visage. Tout cela, alors que j’étais au sol, menotté et enchaîné. Ils me coupèrent cheveux, moustaches et barbe et me jetèrent dans une cage individuelle, baignant dans le sang.
Au bout d’une heure, un soldat est venu me demander, à travers l’ouverture, si je voulais des soins médicaux. Je refusais l’offre et plaçais ma confiance en Dieu auprès duquel je dénonçais l’injustice de mes geôliers. A un certain moment, j’ai senti que je perdais connaissance à cause de la perte de sang, je demandais alors des soins. Ils sont venus et m’ont fait trois points de suture à l’arcade sourcilière, un pansement à la tête et ils m’ont donné des somnifères, des antibiotiques disaient-ils. Tout cela à travers une lucarne de quelques centimètres de côté.
Je me suis endormi, écrasé par l’injustice criarde des hommes.
Le lendemain matin, à peine ai-je ouvert les yeux, que je me suis retrouv é confronté de nouveau à l’obsédante question : pourquoi je suis puni ?
Est-ce que la défense de ma foi et de ma religion, serait un crime puni de prison ? Nos demandes de ramasser les exemplaires du Coran afin qu’ils ne soient pas profanés devant nos yeux serait aussi un crime ? Pourquoi suis-je ici ? Est-ce que le départ en Afghanistan pour quatre semaines avec une caméra d’Aljazeera après la guerre d’agression contre un peuple afghan désarmé,, est aussi un crime pour lequel je dois être puni de prison pour plus de quatre ans ? Et même de me faire accuser de terrorisme ?
De nombreuses questions fourmillent dans ma tête, me tourmentent l’esprit et viennent toutes buter contre le fatras de slogans racoleurs dont se targuent les promoteurs de la liberté, les défenseurs de la démocratie et les protecteurs de la paix, sur toute l’étendue de la planète.
Al Hajj
Nous poursuivons la publication de lettres du détenu de guantanamo Sami Muhydine Al Hajj, caméraman d'Al Jazeera, à son avocat britannique Clive Stafford- Smith, en date du 9 août et du 20 octobre 2005. Traduit de l'arabe par Ahmed Manaï, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique (transtlaxcala@yahoo.com). Ces traductions sont en Copyleft.
9 Août 2005
Original : http://www.aljazeera.net/NR/exeres/08DE9B0F-391A-42B4-B391-A73AE742F133.htm/
Mon cher Clive,
Je te livre ces quelques impressions sur la grève de la faim.
J'ai commencé la grève de la faim le 12 Juillet dernier au camp N°4 et plus exactement au Bloc ³Whisky². 190 détenus y ont participé.
Nos revendications tenaient en deux points :
-L'arrêt de la main de fer à laquelle étaient soumis les détenus, surtout au camp N°5.
-La garantie de soins médicaux et l'arrêt des pratiques arbitraires systématiques qui consistaient notamment à droguer les détenus et à se jouer de leur santé mentale.
Le 15 juillet, de nombreux visiteurs sont arrivés au camp Delta. Je crois que c'étaient des membres du Congrès US. Pour des raisons connues des seules autorités du camp, les visiteurs ont été empêchés de rendre une visite normale au camp 4. C'est peut-être en raison de la tension qui y régnait. Il y a eu quand même une visite de l'hôpital proche du Bloc ³Whisky².
Abattus et désespérés, les détenus ont commencé aussitôt à hausser la voix et à crier pour attirer l'attention des visiteurs, dans l'espoir de pouvoir leur expliquer leur situation. Certains criaient des slogans « Liberté », d'autres « Bush= Hitler », ici c'est un Goulag , c'est un scandale, c'est l'esclavage ! ».
A ce moment-là, certains visiteurs ont tenté de s'approcher du Bloc ³Whisky² pour mieux entendre les cris, passant outre les consignes des gardiens. Certains visiteurs se sont intéressés à nous alors que d'autres nous regardaient avec mépris.
Le 15 juillet à 17 heures, les autorités du camp Delta ont entrepris de faire évacuer les détenus du Bloc ³Whisky² contre leur volonté (je crois que c'était le résultat de la visite des membres du Congrès). Ainsi, ils ont ramené 18 détenus aux camps 2 et 3, où les conditions de détention sont extrêmes. Parmi ces détenus, il y avait un de tes clients, Jamel El Bannas. Bien qu'il n'y avait aucune résistance de la part des détenus, on a fait appel aux forces de maintien de l'ordre, connues sous le nom de ERF.
À la fin de cette opération, ce sont 18 détenus qui ont été transférés aux blocs 2 et 3.et les autres détenus du Bloc ³Whisky² ont demandé aussitôt à rejoindre leurs amis aux blocs 2 et 3.
Entretemps, les conditions s'étaient dégradées au bloc 4. Ses détenus ont eux aussi demandé à être transférés aux blocs 2 et 3, connus pour leurs très mauvaises conditions. En fin de compte ce sont 40 détenus qui ont été transférés en suivant la procédure pour évacuer le bloc 4 : ils ont abandonné tous leurs biens et se sont avancés devant le bloc, afin que les autorités les prennent au sérieux.
Le 18 juillet à 15 heures, les autorités ont commencé le transfert des détenus aux camps 2 et 3.
Au fil des jours de la grève, un autre slogan est apparu : Pourquoi sommes-nous des ennemis ? Scandé par tous les détenus. Le général nous a dit qu'il n'avait pas le pouvoir de changer cette situation. On nous raconté que Donald Rumsfield, le ministre de la Défense, avait envoyé une lettre de Washington demandant au général d'appliquer la convention de Genève aux détenus.
Le plus important pour nous était de faire fermer le bloc 5 parce que les conditions y étaient vraiment extrêmes.
Des officiers sont venus nous voir et nous ont promis qu'ils allaient ouvrir une cantine où nous pourrions nous approvisionner. Ils nous ont fait savoir que nos familles pouvaient nous envoyer de l'argent et qu'ils allaient donner 3 dollars par semaine à chaque détenu qui n'a pas d'argent.
Il y avait un conseil de détenus pour leur permettre de débattre de leurs problèmes, de définir leurs positions et de négocier avec les autorités. Les détenus étaient autorisés à tenir leur conseil mais non pas à débattre dans la confidentialité. Aussi, ils ont été obligés de faire passer entre eux des bouts de papier dans lesquels étaient consignées leurs observations, qu'ils avalaient après leur échange. Cela a provoqué la colère des autorités.
Le 5 août, l'affaire Hicham Sliti provoqua de graves problèmes. Ce dernier était battu pendant son interrogatoire. Le Coran était aussi profané. Il y avait beaucoup de problèmes concernant le Coran : ainsi par exemple : la police militaire a demandé quelque chose à Chamrani- originaire du Yémen- alors qu'il faisait sa prière. Il a répondu qu'il allait accomplir ce qui était demandé après avoir fini sa prière. C'est alors que la police militaire s'est ruée sur lui et l'a battu. Son visage était ensanglanté. Puis ils ont commencé à profaner et à piétiner le Coran.
Ce n'était pas la première fois que cela se produisait. On a dit à Hakim- lui aussi originaire du Yémen- qu'il constituait une grave danger pour les Américains parce qu'il apprenait par c¦ur tout le Coran. C'est une véritable humiliation pour la foi musulmane.
Il y avait aussi le cas de Sâad, originaire du Koweit, qui a été emmené par la force à l'interrogatoire. Une autre fois, il a été contraint de rester cinq heures avec une femme qui le harcelait sexuellement. Le cas aussi du jeune Omar Khadr, du Canada, lui aussi traîné de force à l'interrogatoire.
Au bloc 3, les détenus étaient emmenés dans un lieu dit Romeo, où leur dignité était bafouée et où on les obligeait à porter des shorts.
Les autorités ont coupé l'eau pendant 24 heures et ont privé les détenus de nourriture.
Le 8 août, le général a interdit les réunions du conseil des détenus. Les blocs 2 et 3 ont commencé leur grève de la faim le 7 août et le bloc 1, deux jours plus tard.
Dès la reprise de la grève, un colonel est venu avec un mégaphone demander à parler aux chefs des blocs, mais nous avons refusé.
Nous avons été contraints de reprendre cette grève quoique personnellement elle ne m'enchante pas, mais c'est le devoir de solidarité. Nous sommes obligés d'être solidaires entre nous et surtout avec les détenus du bloc 5.
Mon grand espoir est de rester en vie et je te prie de transmettre à mon épouse et à mon fils que je les aime beaucoup.
Ton ami et client.
Sami Muhydine Al Hajj
Jeudi 17/09/1426H-20/10/2005 J.C.
Original : http://www.aljazeera.net/NR/exeres/B23124B3-E716-4F1D-8DBE-C934AB849556.htm/
Mon Cher Clive, bonjour.
Je voudrais te dire encore une fois qu'au cas où je serais libéré, je décide de rentrer dans ma chère patrie le Soudan et je ne veux aller nulle part ailleurs.
Je souhaite retourner au Soudan pour y mener ma vie normale avec ma chère famille et continuer à assumer mes devoirs envers mes petits frères et s¦urs, d'autant qu'ils sont sous ma responsabilité maintenant que mes chers et regrettés parents ont été rappelés à Dieu.
Je souhaite aussi que mon fils bien aimé, Mohamed El Habib, rejoigne l'école soudanaise qui le préparera, par la Grâce de Dieu, j'en suis sûr, à un avenir radieux.
Je te remercie et je t'exprime toute ma considération et tout mon respect pour ce que tu as fait pour moi.
En fidèle amitié
Sami Mohydine Mohamed Al Hajj
L’ordalie d’un caméraman d’Aljazeera à Guantanamo : Sami Al Hajj, le journaliste oublié par Reporters sans frontières
par Asim Khan & Mahmoud El Gartit, Aljazeera.net, 26 Octobre 2005
Sami Al Hajj affirme avoir été victime de violences physiques et sexuelles.
Sami Mohieddine Al Hajj, de nationalité soudanaise, a été arrêté par l’armée US alors qu’il travaillait pour la chaîne de télévision Aljazeera durant l’invasion US de l’Afghanistan en 2001, et a ensuite été détenu à Guantanamo pendant quatre années sans jugement.
Aljazeera.net s’est entretenue avec l’avocat d’Al Hajj, Me Clive Stafford Smith, à propos de son cas et de ses perspectives de libération. Il dit qu’Al Hajj a souffert de violences physiques et sexuelles extrêmes, et souffert de persécution religieuse. Stafford Smith affirme qu’en dépit des démentis du gouvernement US, les prisonniers de Guantanamo sont détenus dans des conditions lamentables.
« Guantanamo est un désastre du point de vue relations publiques. C’est un des plus hauts symboles de l’hypocrisie dans le monde. On a peine à admettre que les USA aient dilapidé de la sorte toute la sympathie dont ils bénéficiaient après les attaques du Onze Septembre » dit l’avocat.
Il a récemment rendu visite à des clients à Guantanamo, dont Al Hajj, et a parlé à Aljazeera.net des notes que le caméraman avait écrites, qui ont été déclassifiées par les autorités US.
Ces notes révèlent en détail comment Al Hajj a été battu et violenté par ses interrogateurs, comment on lui a demandé d’espionner pour les USA en échange de la citoyenneté US et comment ses interrogateurs ont menacé sa famille, dont son fils de cinq ans, s’il ne collaborait pas, d’après l’avocat.
« Les Américains ont essayé de le retourner en informateur dans le but de lui faire dire qu’Aljazeera est liée à Al-Qaïda.»
« Il est parfaitement innocent. Il est à peu près autant un terroriste que mon grand-père. La seule raison qui lui a valu d’être traité comme il l’a été est qu’il est un journaliste d’Aljazeera», dit Stafford Smith.
« Les USA doivent se réveiller à la réalité que la mesure la plus efficace contre le terrorisme est l’application de droits de l’homme comme la liberté de la presse, au lieu d’essayer de museler de telles libertés en persécutant des membres de chaînes câblées qu’ils désapprouvent» déclara-t-il à Aljazeera.net.
Aljazeera.net : Quels sont les derniers développements légaux du dossier d’Al Hajj ?
Clive Stafford Smith : Il n’y a eu aucun changement notable.
Les dossiers de Guantanamo sont une fois de plus devant le bureau de la Cour d’Appel à Washington DC avec une fois de plus l’administration Bush qui argumente sur le fait que ces prisonniers ne peuvent jouir d’aucun droit légal.
Hélas, le système judiciaire US permet aux parties en présence de retarder l’avancement des procédures d’année en année.
Un de mes clients qui a été maintenu 31 ans dans le ‘death row’, le couloir de condamnés à mort, est décédé récemment des suites de son grand âge, sans avoir encore épuisé tous les recours.
Alors que l’administration Bush s’est plainte des retards dans les cas de peine capitale, cette même administration Bush utilise les mêmes méthodes pour repousser une décision concernant les droits des prisonniers.
Aljazeera.net : - Quand avez-vous rencontré Sami Al Hajj la dernière fois et comment décririez-vous son état général, de santé et son moral en particulier ?
Clive Stafford Smith Sami était des plus optimistes en ce qui concerne sa famille, heureux de savoir qu’Aljazeera prenait en charge sa femme et son enfant et les avait emmenés à Doha.
Il était aussi très heureux que la chaîne l’aide à dire au monde la situation critique des prisonniers de guantanamo.
Cependant, je l’ai vu pour la dernière fois alors qu’il allait replonger dans une grève de la faim, et il s’assombrissait à l’idée que les USA allaient le forcer – juste pour affirmer ses droits fondamentaux – dans une situation où lui et beaucoup d’autres auraient à endurer des souffrances.
Je suis inquiet de ce qui a pu lui arriver depuis la dernière fois que je l’ai vu, il y a deux mois.
Les accusations portées contre lui ont-elles la moindre base légale ?
Clive Stafford Smith Il n’y a techniquement aucune accusation contre Sami.
Il n’a été accusé d’aucun crime.
Il est simplement accusé d’être « enemy- combatant », un combattant ennemi donc, terme ridiculement vague qui peut inclure tous ceux que les américains veulent y inclure.
Il n’y a absolument aucune base factuelle à cette allégation, et la manière dont l’état US l’emploie est simplement malhonnête.
Par exemple, il lui est reproché d’avoir été capturé alors qu’il cherchait à se rendre en Afghanistan. Bien sûr que c’est vrai.
Mais ce que l’appareil d’état ne dit pas dans ces accusations est qu’il était en mission pour Aljazeera, qu’il disposait d’un visa valide pour s’y rendre, et qu’il ne faisait rien de mal.
Aljazeera.net On nous a beaucoup parlé de torture et de mauvais traitements à Guantanamo. Al Hajj en a-t-il été victime de quelque sorte que se soit et, si oui, à quel point ?
Clive Stafford Smith : Sami a enduré des mauvais traitements épouvantables – abus sexuels et persécution religieuse.
Il a subi ses pires abus quand il a été capturé et détenu en Afghanistan. Il a été battu en diverses occasions, et assailli sexuellement.
Il a à coup sûr été passé à tabac. Il avait une cicatrice énorme sur le visage quand je l’ai vu.
Il a souffert à Guantanamo également, surtout parce qu’il était puni d’avoir objecté à la profanation du Coran.
Aljazeera.net : A-t-il eu à faire face à des pressions US concernant sa position de journaliste ?
Clive Stafford Smith Sami a été interrogé environ 130 fois. Pendant une longue période, cela a été exclusivement dans le but d’en faire un indicateur contre Aljazeera.
L’armée US veut obtenir de Sami qu’il dise qu’Aljazeera est une devanture d’Al Qaida, et est financée par Al Qaida. Il refuse de le dire parce que ce n’est pas vrai.
L’armée US lui a révélé que le gouvernement enregistre les conversations téléphoniques des journalistes d’Aljazeera. (Ils enregistraient les appels personnels de Sami à son épouse pendant son affectation.)
En particulier, l’Etat US veut que Sami soit un indicateur contre certains de ses collègues à Aljazeera, prétendument membres d’Al Qaida.
Sami refuse résolument de faire cela, car il dit que ce n’est tout simplement pas vrai.
L’État US veut transformer Al Hajj en indicateur
C’est seulement quand il a demandé à être interrogé sur les ‘charges’ supposées retenues contre lui que l’état US lui a posé quelques questions sur les allégations vagues, et encore il y en a certaines sur lesquelles l’administration US n’a même pas pris la peine de le questionner.
Sur un plan personnel, j’ai un immense respect pour le courage de Sami.
Il refuse d’inventer des histoires sur ses employeurs et ses collègues pour acheter sa liberté, même s’il subit une pression énorme pour le faire, et même quand l’état US lui promet monts et merveilles en deviennent un ‘indic’.
Aljazeera.net : - Pensez vous qu’il s’agit en fait d’un autre fiasco ou procès de pacotille pour coincer Aljazeera et ternir sa réputation ?
Clive Stafford Smith Il n’y a pas de procès à paillettes ici, parce qu’il n’y a pas de procès, tout simplement.
J’aimerais qu’il y ait un procès, parce qu’au moins là il pourrait répondre à de vraies accusations.
En tant qu’Américain je suis scandalisé d’avoir à le dire, mais tout ce que nous avons ce sont des efforts de l’administration Bush pour obliger Sami à fabriquer des mensonges contre Aljazeera dans des buts politiques.
Aljazeera.net : - Pensez-vous que son cas soit utilisé pour faire passer un message aux journalistes de par le monde ?
Clive Stafford Smith Sami est en train d’être utilisé pour envoyer un message à Aljazeera – que l’état US, tout en proclamant qu’il encourage la liberté de parole, veut fermer Aljazeera ou forcer cette chaîne à s’autocensurer dans le sens du discours de l’administration Bush.
J’ai été frustré dans mes difficiles efforts pour intéresser les agences médiatiques occidentales à la cause de Sami.
Une raison pour laquelle Sami Al Hajj n’a pas obtenu le soutien des journalistes dans le monde est que l’appareil US a mené une campagne contre Aljazeera et a amené de nombreux journalistes occidentaux à penser qu’Aljazeera n’a aucune légitimité comme média.
Evidemment, ceci est rendu possible par le fait que la plupart des journalistes ne parlent pas l’arabe, et donc ne peuvent pas juger par eux-mêmes.
Le changement viendra, je l’espère, de la création d’un canal d’Aljazeera en langue anglaise qui permettra à ces journalistes de fonder leurs propres appréciations.
Aljazeera.net : - Êtes-vous optimiste sur le cas de Al Hajj et combien de temps pensez-vous que l’affaire va encore durer ?
Clive Stafford Smith Je suis optimiste et pense que tant que Sami recevra une aide consistante de la part d’Aljazeera il sera libéré dans les six mois à venir.
Clive Stafford- Smith dit que le dossier Al Hajj a besoin de plus d’exposition médiatique.
Mais il est crucial d’avoir à l’esprit que sa libération ne viendra pas d’une cour de justice américaine quelconque – des 248 prisonniers relâchés à ce jour, 0 ont été libérés sur décision de justice et 248 ont été libérés suite à des pressions politiques.
Il y a donc plusieurs conditions qui amèneront sa libération :
1. Que le gouvernement soudanais affirme fermement à l’appareil d’Etat US que Sami doit être relâché. Je suis heureux de pouvoir dire que j’ai rencontré l’ambassadeur du Soudan à Londres et qu’il m’a assuré de son soutien, mais Aljazeera doit aider à assurer ce soutien.
2. Qu’Aljazeera publicise tout ce qu’il est possible à propos de Sami, ce qui inclut un spot hebdomadaire où ses nouvelles pourront être diffusées de par le monde.
3. Que les amis et collègues de Sami dans le monde entier aident à obtenir d’autres soutiens à son endroit, pour augmenter la pression en vue de sa libération.
Tous ceux qui souhaitent aider Sami devraient me contacter, soit à l’organisation caritative où je travaille (info@reprieve.org.uk), soit à mon courriel personnel (clivess@mac.com).
Aljazeera.net : - Si vous rencontriez le succès dans cette entreprise, pensez-vous qu’il serait en mesure de se retourner contre le gouvernement US pour l’avoir détenu si longtemps ?
Clive Stafford Smith Il va absolument engager une action légale contre les Etats-Unis, et j’ai d’ores et déjà fait en sorte que cela se produise.
Que cela ne résulte jamais en compensations financières, est un tout autre aspect. J’ai déjà fait sortir un certain nombre de prisonniers des couloirs de la mort de l’Amérique pénitentiaire, en prouvant qu’ils étaient innocents après des années d’emprisonnement erroné, et c’est incroyable ! – la plus grosse somme que n’importe lequel d’entre eux ait perçu en compensation a été de... 10dollars !
Stafford- Smith veut voir Rumsfeld et Bush sur le banc des témoins
Le système est truqué contre les prisonniers sur cet aspect.
Cependant, nous porteront le litige contre l’administration Bush pour le compte de Sami, et pour le compte de tout autre prisonnier de Guantanamo qui nous le demande, parce que qu’il y a un principe fondamental à l’œuvre ici.
Un jour, j’espère vraiment avoir le président George Bush et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld sur le banc des témoins expliquant précisément pourquoi il pensaient pouvoir traiter des prisonniers de la sorte.
Au minimum, nous devons nous assurer que cela ne se reproduise plus jamais.
Lettres de Guantanamo
http://www.aljazeera.net/NR/exeres/08DE9B0F-391A-42B4-B391-A73AE742F133.htm/
9 Août 2005
Mon cher Clive,
Je te livre ces quelques impressions sur la grève de la faim.
J’ai commencé la grève de la faim le 12 Juillet dernier au camp N°4 et plus exactement au whisky Bloc. Cent quatre vingt dix détenus y ont participé.
Nos revendications tenaient en deux points :
-L’arrêt de la main de fer à laquelle étaient soumis les détenus, surtout au camp N°5.
-La garantie d’une couverture médicale et l’arrêt des pratiques arbitraires systématiques qui consistaient notamment à droguer les détenus et à se jouer de leur santé mentale.
Le 15 juillet, de nombreux visiteurs sont arrivés au camp Delta. Je crois que c’étaient des membres du Congrès américain. Pour des raisons connues des seules autorités du camp, les visiteurs ont été empêchés de rendre visite normale au camp 4. C’est peut-être en raison de la tension qui y régnait. Il y a eu quand même une visite de l’hôpital proche de whisky bloc.
Abattus et désespérés, les détenus ont commencé aussitôt à hausser la voix et à crier pour attirer l’attention des visiteurs, dans l’espoir de pouvoir leur expliquer leur situation. Certains criaient des slogans « Liberté », d’autres « Bush= Hitler », ici c’est un « Goulag », c’est un scandale, c’est l’esclavage ».
A ce moment là, certains visiteurs ont tenté de s’approcher de whisky bloc pour mieux entendre les cris, passant outre les consignes des gardiens. Certains visiteurs se sont intéressés à nous alors que d’autres nous regardaient avec mépris.
Le 15 juillet à 17 heures, les autorités du camp Delta ont entrepris de faire évacuer les détenus du bloc whisky contre leur volonté (je crois que c’était le résultat de la visite des Congresman). Ainsi, ils ont ramené dix huit détenus aux camps 2 et 3, où les conditions de détention sont extrêmes. Parmi ces détenus, il y avait un de tes clients Jamel El Bannas. Bien qu’il n’y avait aucune résistance de la part des détenus, on a fait appel aux forces de maintien de l’ordre, connues sous le nom de ERF.
A la fin de cette opération, ce sont dix huit détenus qui ont été transférés aux blocs 2 et 3.et les autres détenus de whisky bloc ont demandé aussitôt de rejoindre leurs amis aux blocs 2 et 3.
Entre temps, les conditions s’étaient dégradées au bloc 4. Ses détenus ont eux aussi demandés à être transférés aux blocs 2 et 3, connus pour leurs très mauvaises conditions. En fin de compte ce sont 40 détenus qui ont été transférés en suivant la procédure pour évacuer le bloc 4 : ils ont abandonné tous leurs biens et se sont avancés devant le bloc, afin que les autorités les prennent au sérieux.
Le 18 juillet à 15 heures, les autorités ont commencé le transfert des détenus aux camps 2 et 3.
Au fil des jours de la grève, un autre slogan est apparu : Pourquoi sommes-nous des ennemis ? Scandé par tous les détenus. Le général nous a dit qu’il n’avait pas le pouvoir de changer cette situation. On nous raconté que Donald Rumsfield, le ministre de la défense, avait envoyé une lettre de Washington demandant au général d’appliquer la convention de Genève aux détenus.
Le plus important pour nous était de faire fermer le bloc 5 parce que les conditions y étaient vraiment extrêmes.
Des officiers sont venus nous voir et nous ont promis qu’ils allaient ouvrir une cantine où nous pourrions nous approvisionner. Ils nous ont fait savoir que nos familles pouvaient nous envoyer de l’argent et qu’ils allaient donner 3 dollars par semaine à chaque détenu qui n’a pas d’argent.
Il y avait un conseil de détenus pour leur permettre de débattre de leurs problèmes, de définir leurs positions et de négocier avec les autorités. Les détenus étaient autorisés à tenir leur conseil mais non pas à débattre dans la confidentialité. Aussi, ils ont été obligés de faire passer entre eux des bouts de papier dans lesquels étaient consignés leurs observations, qu’ils avalaient. Cela a provoqué l’ire des autorités.
Le 5 août, l’affaire Hicham Sliti provoqua de graves problèmes. Ce dernier était battu pendant son interrogatoire. Le Coran était aussi profané. Il y avait beaucoup de problèmes concernant le Coran : ainsi par exemple : la police militaire a demandé quelque chose à Chamrani- originaire du Yémen- alors qu’il faisait sa prière. Il a répondu qu’il allait accomplir ce qui était demandé après avoir fini sa prière. C’est alors que la police militaire se rua sur lui en le battant. Son visage était ensanglanté, puis ils ont commencé à profaner et à piétiner le Coran.
Ce n’était pas la première fois que cela se produisait. On a dit à Hakim- lui aussi originaire du Yémen- qu’il constituait une grave danger pour les Américains parce qu’il apprenait par cœur tout le Coran. C’est une véritable humiliation pour la foi musulmane.
Il y avait aussi le cas de Sâad, originaire du Koweit, qui a été pris par la force à l’interrogatoire. Une autre fois, il a été contraint de rester cinq heures avec une femme qui le sexuellement. Le cas aussi du jeune Omar Khadr, du Canada, lui aussi extrait par la force pour un interrogatoire.
Au bloc 3, les détenus étaient emmenés dans un lieu dit Roméo, où leur dignité était bafouée et où on les obligeait à porter des shorts.
Les autorités ont coupé l’eau pendant 24 heures et ont privé les détenus de nourriture.
Le 8 août, le général a interdit les réunions du conseil des détenus. Les blocs 2 et 3 ont commencé leur grève de la faim le 7 août et le bloc 1, deux jours plus tard.
Dès la reprise de la grève, un colonel est venu avec un haut parleur demander à parler aux chefs des blocs, mais nous avons refusé.
Nous avons été contraints de reprendre cette grève quoique personnellement elle ne m’enchante pas, mais c’est le devoir de solidarité. Nous sommes obligés d’être solidaires entre nous et surtout avec les détenus du bloc 5.
Mon grand espoir est de rester en vie et je te prie de transmettre à mon épouse et à mon fils que je les aime beaucoup.
Ton ami et client.
Sami Mohieddine El Hadj.
Jeudi 17/09/1426H-20/10/2005 J.C.
http://www.aljazeera.net/NR/exeres/B23124B3-E716-4F1D-8DBE-C934AB849556.htm/
Mon Cher Clive, bonjour.
Je voudrais te dire encore une fois qu’au cas où je serais libéré, je décide de rentrer dans ma chère patrie le Soudan et je ne veux aller nulle part ailleurs.
Je souhaite retourner au Soudan pour y mener ma vie normale avec ma chère famille et continuer à assumer mes devoirs envers mes petits frères et sœurs, d’autant qu’ils sont sous ma responsabilité maintenant que mes chers et regrettés parents ont été rappelés à Dieu.
Je souhait aussi que mon fils bien aimé Mohamed El Habib, rejoigne l’école Soudanaise qui le préparera, j’en suis sûr, à un avenir radieux par la Grâce de Dieu.
Je te remercie et je t’exprime toute ma considération et tout mon respect pour ce que tu as fait pour moi.
En fidèle amitié
Sami Mohieddine Mohamed El Hadj
Puni pour trois grains de riz et quatre fourmis :
Lettre de Guantanamo de Sami Al Hajj
Nous publions une lettre du détenu de Guantanamo Sami Muhydine Al Hajj, caméraman d’Al Jazzeera, à son avocat britannique Clive Stafford-Smith, en date du 6 novembre 2005. Original :
http://www.aljazeera.net/NR/exeres/08DE9B0F-391A-42B4-B391-A73AE742F133.htm/
Dimanche 4/10/1426 H- 6/11/05 J.C.
Mon Cher Clive,
Permets-moi de te faire cette confidence : je suis taraudé par cette question : pourquoi suis-je puni ? Cette question obsède mon esprit et tourne en boucle dans ma tête.
Mon histoire avec les sanctions a commencé à la prison de Bagram. On ne nous autorisait à aller aux toilettes que deux fois par jour : la première juste après l'aube et la seconde avant le crépuscule et tu ne peux y aller que lorsque son tour arrive.
Je me souviens d'une fois où j'étais vraiment pressé. J'ai chuchoté alors à l'oreille de la personne qui était devant moi, de me laisser passer avant elle. C'est alors que le soldat en colère me crie au visage : ne parle pas, et il m'ordonne d'aller à la porte. Là, il m'accroche les mains à un fil de fer et je suis demeuré debout toute la journée à trembler de froid, si bien que j'ai pissé dans mon pantalon ce qui a provoqué les rires moqueurs des soldats et des putains.
Puis à Kandahar :
En plein été, sous un soleil de plomb et sur un sol brûlant, un soldat crie : toi, arrête, le deuxième, le troisième et le quatrième aussi ! Pourquoi vous parlez ? Mettez-vous à genoux, les mains sur la tête. Nous nous exécutons et il nous laisse ainsi sous une chaleur torride, les genoux sur une caillasse chauffée à blanc jusqu'à ce que l'un d'entre nous s'évanouisse et que les autres viennent à son secours.
Une semaine après notre arrivée à Guantanamo, les soldats sont venus de très bonne heure et ont ordonné aux détenus de sortir le bras par le guichet de la porte par laquelle on nous sert d'habitude la nourriture et ce pour nous faire vacciner contre le tétanos, disaient-ils.
Quand mon tour est venu, je les ai informés qu'avant de quitter Doha, je m'étais fait vacciner contre le tétanos, la fièvre jaune, le choléra et autres maladies et que selon le médecin, ces vaccins étaient valides durant cinq ans. Je n'avais donc pas à les refaire.
L'officier me cria au nez et m'ordonna de ne pas discuter : « sors ton bras pour le vaccin, sinon on va te faire sortir de force », me dit-il. J'ai refusé.
Ils m'ont laissé puis sont revenus me voir après avoir terminé avec le bloc. Mais j'ai persisté à ne pas accepter de me refaire vacciner. Alors ils m'ont confisqué toutes mes affaires, du matelas à la brosse à dents et m'ont laissé coucher à même le sommier en fer durant trois jours et trois nuits.
Et c'est toujours la même question qui me revient et me tourmente: pourquoi suis-je puni ?
Les soins sont-ils obligatoires ? Sommes-nous devenus un troupeau de moutons qu'on conduit et parque ? Devrons-nous accepter tout sans discuter, sans émettre la moindre objection et sans même nous informer ?
Il m'est arrivé pire encore. Une nuit, je m'étais couché très tôt. J'étais exténué après avoir été interrogé à la salle d'interrogatoire durant des heures. C'est alors que j'ai commis l'erreur de me couvrir la tête et les mains. J'étais plongé dans le sommeil quand j'entendis les cris et les ordres d'un soldat : sors ta tête et les mains de sous la couverture. Je me suis réveillé en sursaut et j'ai aussitôt obéi aux ordres. Il nous était interdit en effet de dormir la tête ou les mains sous la couverture.
A peine je me rendors que le soldat est venu frapper violemment à la porte de ma cage et me crier très fort : pourquoi tu as mis la pâte dentifrice à la place de la brosse ? Il m'accusa de désobéir délibérément aux lois et règlements militaires et m'ordonna de ramasser mes affaires. Ma punition dura une semaine entière.
Et la sempiternelle question me revient : pourquoi suis-je puni ? Est-ce que cela constitue une raison suffisante pour me punir en me retirant toutes mes affaires et en me laissant dormir toute une semaine à même le fer, sans matelas ni couverture ?
Une autre fois, j'étais en train de prendre mon déjeuner qui consistait en un repas froid en boîte. Après avoir fini de manger, un soldat est venu ramasser les restes du repas et les sachets d'emballage. Il s'est arrêté à la porte de ma cage et a commencé à compter les morceaux du sac d'emballage et à les assembler. Aussitôt il me cria à la figure : où est l'autre morceau ? je commençais aussitôt à fouiller dans mes affaires, vainement. C'est alors qu'il prit contact avec son administration et revint avec la sentence : je méritais une sanction exemplaire pour dissuader d'autres détenus d'un tel écart.
Alors on me confisque mes affaires pendant 3 jours pendant lesquels je me suis creusé la tête par cette question lancinante : pourquoi suis-je puni et qu'aurai-je fait avec ce morceau d'emballage de plastique introuvable ?
Une autre fois, la providence m'a réuni dans le même bloc avec Jamel l'Ougandais, Mohamed le Tchadien et Jamel Blama le Britannique. Nous étions réunis ensemble mais aussi unis par la même couleur noire de peau et la même couleur détestable de notre tenue orange. Notre peau noire suffisait à elle seule à exciter nos gardiens blancs contre nous pour nous harceler et nous coller des sanctions avec ou sans motif.
Ils nous réveillaient souvent en pleine nuit au motif de fouiller la geôle. Une certaine nuit, ils m'ont réveillé pour une fouille. Ils n'ont rien trouvé de suspect à part 3 grains de riz par terre qui avaient attiré quelques fourmis. Alors ils me collèrent une sanction de 7 jours. Encore une fois, je les ai mis à profit pour creuser cette obsédante question : pourquoi suis-je puni ? Il me paraissait débile en effet que je le sois à cause de 3 grains de riz et de quatre fourmis.
Une autre nuit, deux soldats s'arrêtèrent à la porte de ma cage. Ils avaient des chaînes et des menottes. Ils frappèrent violemment à la porte ce qui me réveilla terrorisé. Ils me menottèrent et me conduisirent au bloc Roméo où ils m'ont mis dans une cage après m'avoir déshabillé entièrement sauf du caleçon et du tricot de peau. Rien d'autre, ni même savon ou brosse à dents.
J'ai eu beau demander une explication à cette sanction, sans réponse jusqu'au lendemain, quand sur mon insistance, un responsable est venu me dire que j'étais puni à passer deux semaines en cage, parce qu'un soldat a trouvé un clou sur le bord extérieur de l'ouverture d'aération de ma cage !
J'ai alors dit au responsable : comment aurai-je eu ce clou, d'où me viendrait-il et comment aurai-je pu le mettre sur le bord extérieur de cette ouverture et dans quel but ? Mais il me tourna le dos et partit, ignorant mes questions.
Ainsi, je suis resté pendant 14 jours en position assise évitant, par pudeur, de faire mes prières les fesses en l'air, et j'ai dormi pendant 14 nuits froides d'hiver, à même le fer, sans couverture ni matelas.
Les harcèlements et les provocations des soldats se multiplièrent et se diversifièrent.
Une fois, nous avons appris qu'un soldat avait piétiné le Saint Coran, y imprimant les traces de ses chaussures. Tous les détenus se révoltèrent et décidèrent de rendre les exemplaires du livre Saint à l'administration américaine pour éviter qu'ils ne soient profanés sous nos yeux, surtout que le général s'était engagé précédemment que ce genre de provocation ne se renouvellerait pas. Mais ils faillirent à leur promesse.
Suite à cela, les détenus décidèrent de ne pas quitter leurs cages, pas même pour aller en promenade et la douche dont ils avaient tant besoin, et cela pour obtenir le ramassage des exemplaires du Coran.
Comme à leur habitude, les responsables sont aussitôt venus pour donner des ordres et proférer des menaces. Au bout d'un moment, ils lâchèrent les valeureuses forces anti-émeutes qui forcèrent les geôles et se mirent à battre les détenus avant de les enchaîner et de les menotter. Ils leurs coupèrent les cheveux, les barbes et les moustaches et les jetèrent dans des cages individuelles.
Comme tout détenu, mon tour arriva. Ils m'aspergèrent les yeux d'un gaz, puis 5 soldats se mirent à me battre, me conduisirent à l'aire de promenade et me jetèrent au sol. Alors que j'étais par terre, l'un d'eux me prit la tête et la frappa contre le sol en ciment. Un autre me frappa sur l'arcade sourcilière et l'entailla. Le sang gicla et me couvrit le visage. Tout cela, alors que j'étais au sol, menotté et enchaîné. Ils me coupèrent cheveux, moustaches et barbe et me jetèrent dans une cage individuelle, baignant dans le sang.
Au bout d'une heure, un soldat est venu me demander, à travers l'ouverture, si je voulais des soins médicaux. Je refusais l'offre et plaçais ma confiance en Dieu auprès duquel je dénonçais l'injustice de mes geôliers. A un certain moment, j'ai senti que je perdais connaissance à cause de la perte de sang, je demandais alors des soins. Ils sont venus et m'ont fait trois points de suture à l'arcade sourcilière, un pansement à la tête et ils m'ont donné des somnifères, des antibiotiques disaient-ils. Tout cela à travers une lucarne de quelques centimètres de côté.
Je me suis endormi, écrasé par l'injustice criarde des hommes.
Le lendemain matin, à peine ai-je ouvert les yeux, que je me suis retrouvé confronté de nouveau à l'obsédante question : pourquoi je suis puni ?
Est-ce que la défense de ma foi et de ma religion, serait un crime puni de prison ? Nos demandes de ramasser les exemplaires du Coran afin qu'ils ne soient pas profanés devant nos yeux serait aussi un crime ? Pourquoi suis-je ici ? Est-ce que le départ en Afghanistan pour quatre semaines avec une caméra d'Aljazeera après la guerre d'agression contre un peuple afghan désarmé,, est aussi un crime pour lequel je dois être puni de prison pour plus de quatre ans ? Et même de me faire accuser de terrorisme ?
De nombreuses questions fourmillent dans ma tête, me tourmentent l'esprit et viennent toutes buter contre le fatras de slogans racoleurs dont se targuent les promoteurs de la liberté, les défenseurs de la démocratie et les protecteurs de la paix, sur toute l'étendue de la planète.
Traduit de l’arabe par Ahmed Manaï, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique (transtlaxcala@yahoo.com). Cette traduction est en Copyleft.
http://www.tunisitri.net/
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