Interview exclusive de M.Ahmed Manai Par Tunis Tribune
Tunis Tribune : Vous faites
partie des membres de la mission d’observation de la Ligue arabe.
Comment se passe cette mission sur le terrain ?
Ahmed Manai : Cette
mission a été décidée par le Conseil des ministres des affaires
étrangères des pays de la ligue, dans le cadre d’une initiative arabe
pour aider au règlement de la crise syrienne. Un protocole d’accord a
été signé entre la Ligue et la Syrie pour l’envoi des observateurs dans
ce pays. Ces derniers sont venus en Syrie et à l’issue de leur travail
sur le terrain, ils ont produit un rapport qui devrait servir aux
ministres arabes d’entamer une seconde phase dans le règlement de la
crise.
Malgré les grandes difficultés, causées surtout par les vrais « décideurs de la ligue
» et une campagne d’hostilité sans précédent contre la mission, les
observateurs ont fait un très bon travail qui a été résumé dans un
rapport de synthèse d’une grande honnêteté, présenté par le Chef de la
mission, le général Al-Dabi, au conseil des M.A.E de la ligue. C’est
alors que ces « décideurs » se sont rendu compte que le rapport
n’allait pas dans le sens de leur plan, l’ont enterré et sont allés au
Conseil de sécurité. On connaît la suite. Je renvoie vos lecteurs à ce
rapport. Je dirais plus à la fin de cette mission et une fois libéré de
mon serment.
Fait rare, la Tunisie, a pris une
mesure radicale à l’encontre d’un autre pays arabe, en annonçant
l’expulsion imminente de l’ambassadeur de Syrie à Tunis. Est-ce une
bonne décision et comment la jugez-vous ?
Fait rare en effet dans la diplomatie
tunisienne ! Je me souviens qu’en 1961, lors de la bataille de Bizerte,
au cours de laquelle des centaines sinon des milliers de tunisiens ont
été massacrés par l’armée française, la Tunisie n’a pas rompu ses
relations diplomatiques avec la France mais s’est contentée de rappeler
son ambassadeur à Paris. Les étudiants tunisiens en France ont été
encouragés à reprendre leurs études dans ce pays.
L’ambassadeur syrien est en congé maladie et se trouve en Syrie depuis plus d’un an !
Il faut dire tout d’abord qu’il n’y a pas
d’ambassadeur syrien à Tunis, ce dernier est en congé de maladie depuis
plus d’un an, mais simplement un vice-chargé d’affaires. N’empêche que
nous sommes en face d’un acte symbolique, bête et gratuit.
En 1980, lors de l’affaire de Gafsa, dans
laquelle l’Algérie était aussi impliquée que la Libye, la Tunisie n’a
pris aucune mesure de rétorsion contre l’Algérie. Bien plus, son nom n’a
presque jamais été cité par les médias officiels tunisiens.
L’explication de ces deux positions est bien simple : aucun pays, si
puissant soit-il, et encore moins dans le cas de la Tunisie, ne peut se
permettre d’être entouré par des ennemis. L’objectif de toute diplomatie
digne de ce nom est d’avoir le maximum d’amis et le minimum d’ennemis.
Je renvoie vos lecteurs à la thèse de l’ami et universitaire Allemand,
Werner Ruff, ayant pour titre « La politique étrangère d’un pays faible : l’exemple de la Tunisie » soutenue à la fin des années Soixante. Nos diplomates pourront y trouver ce qui manque à nos gouvernants actuels.
Alors qu’est ce que j’en pense ? C’est
une décision irréfléchie, prise par des amateurs de la diplomatie et des
relations internationales, inconscients du tort qu’ils font aux
intérêts et à l’image d’un pays qui s’est longtemps distingué par sa
diplomatie sage et équilibrée, ou alors, une décision dictée par plus
forts qu’eux !
Curieusement aucune des puissances qui
s’apprêtaient il y a quelques semaines à lancer leur aviation sur la
Syrie, n’a eu recours à la rupture des leurs relations avec la Syrie.
Sur votre compte Facebook, vous avez déclaré hier-soir ceci : « La
décision de renvoyer l’ambassadeur de la République Syrienne à Tunis ne
vient pas du président mais de Ghannouchi et du Qatar ! C’est une
honte… » ! Voulez-vous nous donner plus de précisions ?
Il suffit de rappeler la déclaration
faite par M. Ghannouchi au mois de novembre 2011, je crois, dans
laquelle il a « décidé « que la Tunisie allait renvoyer l’ambassadeur
syrien et plus tard, « qu’il allait remettre les ambassades du Yémen et de la Syrie aux opposants des deux pays » ignorant sans doute les conventions internationales qui régissent les relations diplomatiques.
Ghannouchi est tout et décide de tout !
Il n’était alors que le chef d’un parti
politique ayant gagné les élections. Heureusement que le gouvernement de
l’époque avait tempéré son zèle. Maintenant il est tout et décide de
tout !
Pourquoi le Qatar ? Parce que ce pays
avait enjoint à tous les pays arabes sous sa tutelle, d’accompagner la
réunion du Conseil de sécurité du 4/2 par une action concertée de
rupture avec la Syrie. Il a donné aussi des consignes à certains médias
pour chauffer un peu plus l’ambiance. Le CNT a recommandé à ses
militants à l’étranger d’occuper les ambassades et consulats syriens et à
ses groupes armés de se distinguer par des actions d’éclat comme celle
qu’a connu la ville de Homs.
Cependant je ne vous cache que j’ai des
amis ambassadeurs à la ligue qui m’ont confirmé certaines choses, entre
autres l’alignement inconditionnel de la délégation tunisienne à la
ligue arabe sur le Qatar.
Ne pensez-vous pas que le pouvoir
actuel en Syrie doit passer la main et que le peuple Syrien a droit à
choisir son destin et à vivre en toute liberté comme ils le réclament ?
Tous les Syriens que je connais, certains
depuis 1981, appartiennent à l’opposition. Ils appartiennent
maintenant, au CNT, au CNC ou des indépendants. Depuis 1991, nous avons
mené ensemble de nombreux combats pour la liberté, la démocratie et le
respect des droits humains, en Tunisie, en Syrie et ailleurs. Je
regrette de constater que le long parcours militant de certains d’entre
eux n’a pas fait d’eux les hommes politiques qu’exige la phase actuelle
du combat.
Juste avant de venir en Syrie, j’ai fait
le déplacement à Tunis pour rencontre Burhan Ghoulioune. Je n’ai pas pu
le faire mais j’ai rencontré trois de ses collègues et je leur ai posé
cette question simple ! Êtes-vous prêts à négocier ? Ils m’ont répondu
tous en chœur : jamais ! Ils pensaient sans doute qu’ils allaient faire
une entrée triomphale à Damas derrière les troupes de l’OTAN.
C’est tout sauf de la politique, parce
qu’en politique la négociation est le fondement de toute solution des
différents et des conflits, même armés.
Alors, bien sûr que le peuple syrien a
droit de choisir son destin et à vivre en toute liberté comme il le
réclame. Mais c’est vrai aussi que l’alternance doit se passer dans le
calme, et pas dans le désordre et au rythme des attentats terroristes.
Pourtant le chef de la mission
d’observation de la Ligue arabe, chargée de suivre l’évolution de la
situation en Syrie, a fait état jeudi d’une « guerre » dans ce pays, où
les violences continuent d’émailler le mouvement de contestation du
régime en place. Il aussi dit avoir vu « quelques preuves de torture »
en Syrie qui fait face à une « guerre ».
Le rapport du chef de la mission est
exhaustif et très équilibré. Il a synthétisé les rapports journaliers
d’une quinzaine d’équipes d’observateurs qui ont sillonné le pays durant
quatre semaines. Mais, je ne crois pas qu’il y ait une guerre civile
mais tout simplement des foyers de tension et de grande violence, cinq
ou six au plus, qui ont été quelque peu délaissés par les autorités
syriennes. Depuis une semaine, les autorités ont repris les choses en
main dans les campagnes de Damas (le Rif de Damas) et les opérations de
maintien de l’ordre continuent ailleurs. Juste une dernière remarque :
ceux qui croient que le président syrien est isolé et n’a pas de soutien
populaire se font des illusions. C’est pourquoi je le dis à tous les
amis de l’opposition syrienne : révisez vos positions sinon vous serez
complètement marginalisés.
* Werner Ruf: Der Burgibismus und die
Außenpolitik des unabhängigen Tunesien (Le bourguibisme et la politique
étrangère de la Tunisie indépendante). Bertelmann Universitätsverlag
Bielefeld, 1967. 280 pp.
La soutenance de la thèse a eu lieu à l’niversité der Fribourg (Allemagne) en janvier 1967
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