Assis à la terrasse d’un café à Tunis, Rached Jaidane jette alentour des regards soupçonneux. Le voisin de table ? «Un policier», tranche-t-il, avant de reprendre son récit. Les deux types dans le fond ? «Ils ont pris une photo», s’interrompt-il encore. Les années «de torture physique et morale» lui ont laissé, entre autres séquelles, une démarche boiteuse et des fantômes.
En 1993, la confrontation bat son plein entre Ben Ali et les islamistes d’Ennahda. Cadres et militants de l’organisation interdite sont arrêtés en masse. Sympathisant, doctorant en maths à Paris, Rached Jaidane rentre pour le mariage de sa sœur. Une nuit, il est emmené par la Sûreté de l’Etat, accusé, avec onze autres, de préparer des attentats. Il est torturé trente-huit jours, au sein même du ministère de l’Intérieur. Puis, au terme d’un procès expéditif, il écope de vingt-six ans de prison. Il en purge la moitié mais, à sa sortie, la police maintient une pression constante. Son mariage capote, il vivote en donnant des cours particuliers. La révolution est une renaissance : «J’avais l’impression d’avoir 20 ans.» En juin 2011, Rached Jaidane est parmi les premiers, et les rares, à déposer plainte : contre les exécutants, mais aussi contre Ben Ali et le ministre de l’Intérieur de l’époque, Abdallah Kallel. «Je souhaitais qu’à travers ce procès, on regarde la partie sombre de l’histoire de la Tunisie», explique-t-il.
L’ambition a fait long feu. L’instruction a été bâclée. Les accusés sont poursuivis pour simple délit, non pour crime. Le procès s’est ouvert en avril 2012, mais les audiences sont systématiquement reportées. «J’y croyais, je n’y crois plus», lâche-t-il, «fatigué», mais jurant qu’il ira «jusqu’au bout».
Son cas est emblématique. Près de quatre ans après la chute de Ben Ali, les victimes de la répression sont toujours en quête de justice. Environ 13 000 personnes ont bénéficié de l’amnistie générale, décrétée dès février 2011 pour tous les anciens prisonniers politiques. En ajoutant ceux qui ont dû s’exiler, ceux détenus plusieurs mois sans condamnation, le nombre de victimes dépasserait les 20 000, selon l’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP), une ONG tunisienne.

La position du «poulet rôti»

Les opposants de tous bords ont été touchés : de gauche, islamistes, syndicalistes… Le régime de Ben Ali, comme celui de Bourguiba, s’est employé à laminer la contestation, s’appuyant sur une police omnipotente, un usage institutionnalisé de la torture et des magistrats aux ordres. Aujourd’hui, la police reste puissante, la justice défaillante et la volonté politique insuffisante. Accaparée par sa transition, la Tunisie tarde à affronter son passé. La donne changera-t-elle avec le démarrage de la justice transitionnelle, en décembre ? La mission s’annonce difficile. Les législatives, dès le 26 octobre, seront aussi déterminantes : le rapport de force qui en découlera sera-t-il favorable au processus, alors que des figures de l’ancien régime sont en lice ?
Meherzia Belabed a choisi de raconter, «pour que ça ne se reproduise jamais». Elle est l’une des rares femmes à avoir témoigné, à la télé, parmi les 400 touchées, selon l’AISPP. Responsable des actions sociales d’Ennahda, dans une banlieue de Tunis, Meherzia était enceinte de trois mois quand elle a été arrêtée, en 1991. Délibérément frappée au ventre, elle a perdu son bébé.
Après un an et demi de prison, elle est de nouveau interpellée en 1993 et torturée pendant vingt-huit jours au ministère. Poitrine nue, elle est mise en position du «poulet rôti» et battue, sous les yeux de codétenus islamistes. «Les gens ne connaissent pas la vérité, dit-elle. Il faut beaucoup d’autres témoignages, car ils oublient facilement.»
Jamel Baraket pose une pile de documents sur la table de sa salle à manger : tous les papiers accumulés en vingt-trois ans de combat pour obtenir justice sur la mort de son grand frère, Fayçal, décédé en octobre 1991 dans un poste de la Garde nationale. «C’est le grand dossier de ma vie», dit Jamel. Etudiant en sciences physiques à Tunis, engagé dans le mouvement islamiste, Fayçal Baraket prend part, en 1991, aux manifestations qui agitent l’université. Jamel, sympathisant, est arrêté le premier, l’aîné suit, conduit au même poste. «Mon frère a été torturé cinq ou six heures d’affilée. On entendait tout. Il hurlait, demandait la pitié. Puis plus rien», raconte-t-il.

«Le supplice de la bouteille»

Quelques jours plus tard, les policiers appellent la famille : Fayçal est mort dans un accident de la route, disent-ils. Jamel, lui, reste détenu six mois au secret. Aussitôt libéré, il entame le combat : il contacte Amnesty International, qui soumet le rapport d’autopsie à un légiste. «Les lésions décrites ne correspondent pas à un accident», mais semblent «résulter de coups répétés», analyse le médecin irlandais Derrick Pounder. C’est la «perforation de la jonction rectosigmoïdienne» qui lui a été fatale, estime-t-il. Elle aurait pu être causée par des fractures graves du bassin, mais le rapport ne mentionne rien de tel. Pounder conclut : «Cet homme est mort des suites de l’introduction forcée dans l’anus d’un corps étranger sur une longueur d’au moins 15 cm.» Le viol masculin, notamment par le «supplice de la bouteille», figure notoirement dans la palette des sévices infligés par la police tunisienne.
Sous la pression internationale, l’instruction est rouverte à deux reprises, mais vite refermée. En 1999, le comité de l’ONU contre la torture demande l’exhumation du corps, pour voir si le bassin présente des fractures. Il faudra attendre la révolution, et encore deux ans, pour que la justice l’ordonne. Le 1er mars 2013, la dépouille est déterrée. «Il n’y avait aucune fracture», relate Jamel. Le juge instruit désormais des faits de «torture par un fonctionnaire ayant entraîné la mort». Une seconde fois, Fayçal a été inhumé. Sur la plaque de marbre blanc, Jamel a fait graver cette épitaphe : «Décédé au poste de police de Nabeul, le 8 octobre 1991.»
Le bruit des roulettes sur le carrelage trouble la conversation. Dans un trotteur, son fils, un an à peine, sillonne le salon. «Il s’appelle Fayçal», annonce fièrement le papa. Affranchi de la pression policière qui affectait ses relations et sa carrière, Jamel s’est marié après la révolution, à 43 ans. «Je pouvais endurer tout ça seul, mais pas le faire subir à quelqu’un», explique-t-il. Son combat n’est pas fini :«Je veux la condamnation de tout un système. Pas seulement les exécutants, mais tous ceux qui ont rendu possible le camouflage de la vérité.» Pas gagné. Beaucoup de policiers ne répondent pas aux convocations du juge.
Comme Fayçal Baraket, une soixantaine de personnes seraient mortes de la torture sous Ben Ali, estime l’AISPP, et neuf ont disparu. Nabil Baraketi est décédé dans des circonstances similaires, en 1987, dans les derniers mois du règne de Bourguiba. Déjà à l’époque, la lutte faisait rage entre pouvoir et islamistes. «Cette confrontation entre deux clans fascistes, l’un civil, l’autre au nom de Dieu, n’est pas dans l’intérêt du peuple», dénonce alors un tract du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), jeune formation clandestine. Nabil, responsable régional, est arrêté, torturé douze jours. Il succombe le 8 mai. Depuis, chaque année à cette date, proches et camarades se rendent sur sa tombe. Ils en ont fait une officieuse «journée nationale» contre la torture.
En 2012, le Président et ex-opposant, Moncef Marzouki, qui s’est fait une spécialité des gestes mémoriels, promet d’officialiser la commémoration. «L’occasion de diffuser les principes pour lesquels Nabil s’est battu», se réjouit alors Ridha, son frère. Le 8 mai 2014, lors d’une cérémonie, Marzouki présente à toutes les victimes de la torture «les excuses de l’Etat». Pour Ridha, elles tombent à plat, il a été convié au dernier moment - un oubli, dit la présidence - et s’éclipse fâché : les camarades n’ont pas été invités, les islamistes sont en force. Il y voit une manipulation. «Ils sont en train d’essayer de réécrire l’histoire à leur façon ! s’étrangle Ridha. La lutte contre la torture, c’est la gauche, pas les intégristes ! Ils parlent de leurs tortures comme s’il n’y avait eu qu’eux. Tout le monde est passé par les prisons de Bourguiba et de Ben Ali !» Et puis, avance-t-il, des militants d’Ennahda ne se sont-ils pas rendus coupables de violences, voire de terrorisme ? Les bombes dans les hôtels en 1987, les attaques à l’acide contre les femmes, l’attentat de Bab Souika en 1991… Ennahda a toujours nié sa responsabilité, mais la défiance persiste chez une partie des Tunisiens.
Les islamistes et leurs adversaires sont à couteaux tirés sur le sujet. Les seconds accusent les premiers d’avoir fait preuve d’une «mentalité de butin» pendant leurs deux années à la tête du pays. Un projet d’indemnisation des ex-prisonniers politiques, depuis abandonné, avait créé la polémique. Puis le recrutement dans la fonction publique de 7 000 amnistiés et la réintégration de 2 500 autres ont généré des tensions. «C’est vrai qu’en quantité, il y a eu plus d’islamistes en prison. Mais ils ont été placés aux postes-clés, sans transparence», accuse Mohamed Soudani, arrêté et exclu de l’université en 2006 pour ses activités syndicales. Maintenant secrétaire dans une faculté, il «commence une autre vie», après les années de galère.

Des militaires au placard

Abdelmoumen Belanès, cadre du PCOT, est passé par la torture et la prison trois fois, entre 1995 et 2000. Mais il a refusé d’être fonctionnaire. «C’est contre la dignité d’un militant, juge-t-il. On a lutté pour le peuple, on profitera de cette révolution comme lui, on ne veut pas d’exception.» Le martyrologe de la gauche puise beaucoup dans les années Bourguiba : les luttes syndicales brutalement matées, ou, dans les années 60-70, le laminage du mouvement Perspectives, né dans les universités. Zeineb Cherni a été arrêtée lors du coup de filet de 1973, torturée et condamnée à un an de sursis. Après la révolution, avec d’ex-perspectivistes, elle a créé une association, Mémoire et horizons, et lancé une collecte des archives du mouvement. «L’histoire a été travestie, il s’agit donc de la restituer aux jeunes, en interpellant les historiens», expose cette prof de philo à la retraite.
Les militaires déchus de «l’affaire Barraket Essahel» sont, eux, parvenus à arracher leur réhabilitation. «Nous sommes les Dreyfus de l’armée tunisienne», clame de sa voix fragile Ahmed Ghiloufi, l’un des officiers qui chapeautent l’association Insaf («équité»), avec le lieutenant-colonel Mohamed Ahmed et le colonel Moncef Zoghlami. Ecartés de l’armée pendant plus de vingt ans, les trois officiers en ont gardé l’allure disciplinée et le code d’honneur.
C’était en 1991, encore. Le 22 mai, Abdallah Kallel annonce qu’un vaste complot militaire a été déjoué : fomenté par Ennahda, lors de réunions tenues dans le village de Barraket Essahel, il visait à prendre le pouvoir, affirme-t-il. Au total, 244 militaires sont livrés au ministère de l’Intérieur, où ils sont torturés. Les autorités finissent par se rendre compte de la méprise, mais ne veulent pas se dédire. Ainsi, 93 soldats sont condamnés à des peines allant jusqu’à seize ans de prison. Les autres reçoivent des excuses du ministre et la promesse d’un retour rapide aux postes. En fait, mis à la retraite ou au placard, aucun ne remettra plus l’uniforme.
«C’était une opération de décapitation de l’armée, dont Ben Ali avait une peur bleue», analyse le lieutenant-colonel Ahmed. Après la chute de Ben Ali, les officiers s’organisent. «On avait une sorte de devoir moral, du fait de notre grade», dit le colonel Zoghlami. Ils montent au créneau dans les médias, racontent leur histoire «laissée sous une chape de plomb pendant vingt ans», déposent plainte contre les responsables sécuritaires d’alors, dont Kallel.

L’impunité des accusés

Le procès s’ouvre dès novembre 2011. Il est vite bouclé. «L’impunité a été consacrée», regrette l’avocate des soldats, Najet Labidi. Le commandement militaire a été épargné, à peine a-t-il été interrogé. La torture ? Les accusés ont nié être au courant, se sont renvoyé la balle. Kallel a pris quatre ans de prison, ramenés à deux en appel. Il a été libéré l’an dernier. «C’est le cas typique où les victimes sont déçues et les accusés aussi, à raison, parce qu’ils ont été condamnés sans preuves déterminantes», analyse Hélène Legeay, d’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, qui suit treize cas. Barraket Essahel est, à ce jour, la seule affaire jugée. Autre victoire des officiers : une loi, adoptée en juin, a restitué aux proscrits pensions de retraite, couvertures santé… et galons. «Cette loi consacre notre innocence», savoure Mohamed Ahmed. Les voilà réunis, ce 24 juillet, dans la salle de réception du palais présidentiel. En uniforme, ils défilent sur l’estrade, où Marzouki les adoube. «On oublie un peu les malheurs du passé», réagit, yeux brillants, l’ex-capitaine Rachid Trimèche.
«Barraket Essahel : premier procès politique après Ben Ali. Tous les témoins à décharge refusés», lit-on sur abdallah-kallel.com. Créé par les enfants de l’ex-ministre, quand il était en prison, le site a tenu la chronique des irrégularités judiciaires et relayé la ligne de défense du paternel : la torture ne date pas de l’ère Kallel, tout ça était géré par Ben Ali. Il est la cible d’une vengeance politique, assène le site. Comme les Kallel, les familles des accusés, dans les différents procès, ont essayé de riposter. Certaines ont même, selon plusieurs témoignages, tenté d’acheter les plaignants.
Devant un parterre d’invités étrangers, la Tunisie a inauguré le 9 juin son instance Vérité et dignité, chargée d’enquêter sur les violations commises depuis 1955. Le chemin a été long : la loi sur la justice transitionnelle a traîné un an dans les tiroirs de l’Assemblée. Ennahda, notamment, lui préférait un texte sur l’exclusion politique des ex-bénalistes, finalement abandonné. La cérémonie, boycottée par la société civile, ne respire pas l’enthousiasme. A la tribune, les orateurs expliquent combien la mission de l’instance est importante et compliquée. «Nous ne pourrons pas édifier un système démocratique sans diagnostiquer les fautes du passé», déclare Marzouki. «Aujourd’hui, encore une fois, la Tunisie est un modèle pour les pays de la région», s’emballe Navi Pillay, de l’ONU, dans un message vidéo.
La communauté internationale, soucieuse de la réussite de la transition tunisienne, appuie fortement le processus, à grand renfort de financements. Parmi les quinze «commissaires» qui composent l’instance, plusieurs sont connus pour leur engagement, comme l’avocat Khaled Krichi (AISPP), la journaliste Noura Borsali ou Zouhair Makhlouf (Amnesty). A leur tête, ils ont élu Sihem Bensédrine, figure de la lutte contre la dictature. La journaliste ne fait pas l’unanimité, jugée par certains comme radicale, revancharde. Ça «ne dérange pas» cette femme habituée à ferrailler, qui veut rassurer : «Nous ne sommes pas là pour régler leur compte à des individus, mais à une machine dictatoriale.»
L’instance doit entrer dans le vif du sujet le 1er décembre. En cinq ans maximum il faudra enregistrer les plaintes, tenir des séances d’écoutes des victimes, entendre les témoins et les accusés, enquêter sur les disparus, revoir les affaires des «martyrs de la révolution», décortiquer la machine répressive, déterminer les responsabilités au sein de l’Etat, proposer des réformes, entamer le travail de mémoire, élaborer un programme d’indemnisation…

«Une quête de vérité»

Pour y parvenir, l’instance est dotée de pouvoirs étendus : elle peut accéder aux archives de l’Etat - une boîte noire jusque-là -, convoquer, ordonner des perquisitions… Les violations graves seront transmises à des chambres pénales spécialisées. «Le défi est énorme mais je suis confiante, l’instance réussira sa mission», martèle Bensédrine. Ce sera «surtout une question de rapport de force», anticipe Samir Dilou, ex-ministre chargé de la Justice transitionnelle.
Parmi les écueils possibles, «l’instrumentalisation, les résistances dans les institutions», énumère l’avocat, figure d’Ennahda. «C’est une quête de réconciliation, basée sur la vérité, dit-il encore. Mais je doute qu’on la connaisse toute.» C’est pourtant la principale attente des victimes. Mais aucune de celles rencontrées ne souhaite tellement la prison à ses tortionnaires. «La justice transitionnelle doit permettre de créer une opinion publique avertie, qui réprouve ces horreurs, pour que cela ne se répète plus», estime Zeineb Cherni, qui voudrait, comme tous, au moins «des excuses, une reconnaissance des torts, une autocritique». Pour l’heure, personne n’a fait amende honorable.
Elodie AUFFRAY