L’Europe cosmopolitique et la citoyenneté du monde
Thèmes : Europe | citoyenneté
Référence : Article publié dans Raison publique, n°7, octobre 2007, pp. 45-63.
Le 1er juin 2007
s’est tenu à l’Institut d’Études Européennes à Bruxelles une journée sur
l’« idée cosmopolitique et son actualité européenne ». La proposition
faite par les organisateurs sera mon point de départ :
La construction européenne n’obéit pas au schéma vertical d’une intégration étatique. Elle suit plutôt le schéma horizontal d’une intégration cosmopolitique. Son référent juridique n’est plus strictement constitué par les droits de l’homme, mais aussi bien par les droits des peuples. L’horizon du cosmopolitisme est une intégration juridique d’États libres fondée sur leur concertation régulière et organisée, et non sur leur subordination à une puissance supérieure. Dans cette configuration, les nations restent le premier lieu d’exercice de la participation démocratique. Mais, sur cette base, il s’agit désormais de penser l’émergence progressive d’un deuxième niveau de démocratisation de nature transnationale.
Je souscris entièrement à cette vision d’une intégration cosmopolitique qui nous est proposée selon un schéma horizontal et non vertical, et je suis tout aussi convaincu que notre attention doit maintenant porter sur les modalités d’émergence de processus de démocratisations transnationales. Je ne m’intéresserai cependant pas ici à l’examen du référent juridique évoqué, celui du droit des peuples en tant que tel, ni sur les formes institutionnelle et constitutionnelle que l’Union européenne doit ou peut adopter pour satisfaire à l’exigence d’un droit des peuples. Je souhaite plutôt réfléchir aux notions qui sous-tendent encore, me semble-t-il, la tentative de concevoir cette intégration cosmopolitique et qui restent redevables du principe vertical d’intégration étatique, je veux dire les notions de souveraineté populaire et d’identité nationale qui sont au fondement des États-nations. Il est possible que, même reformulée au titre d’une identité « postnationale » et non plus nationale, la récurrence du thème de l’identité, entendue comme identité politique, soit en quelque sorte une rémanence d’un mode de penser politique qui pourrait faire obstacle à la compréhension du sens de l’orientation cosmopolitique de l’Union européenne.
Je voudrais à tout le moins souligner la difficulté conceptuelle que représente la fixation du discours cosmopolitique sur la question de l’identité et suggérer les attendus d’une citoyenneté européenne conçue depuis une philosophie de l’action plutôt que depuis une philosophie des droits ou une pragmatique communicationnelle. L’expérience historique de la formation d’une Europe cosmopolitique requiert à mes yeux une philosophie de l’agir politique qu’une approche juridico-politique entrave et que ne satisfait pas entièrement une théorie de la discussion publique. Je partirai des alternatives générales qui résument les discussions sur l’Europe politique (1) pour dégager les problèmes conceptuels posés par les notions de volonté populaire et de souveraineté nationale (2) afin d’interroger, ensuite, la notion d’identité postnationale à partir d’une confrontation des motifs de l’identité et de l’étrangeté dans la perspective d’une citoyenneté du monde (3). Cette démarche est commandée par le souci d’assumer avec sérieux la dimension conflictuelle du politique, sous estimée à mes yeux par les approches juridique et discursive, et la nécessité de prendre en charge, avec toutes ses conséquences politiques, fondamentales d’un point de vue cosmopolitique, le sort réservé en Europe à l’étranger et singulièrement au clandestin. Loin d’être un « dommage collatéral » de l’unification européenne, la clandestinité pourrait au contraire en être le cœur problématique.
1. Les alternatives
Parmi toute une série de dichotomies qu’a soulevée la formation historique de l’Europe politique, je retiens deux alternatives, liées l’une à l’autre, et qui ont fait l’objet de nombreuses discussions politiques et théoriques.
On a souvent, pour la première alternative, opposé une conception culturaliste de l’Europe et une conception proprement politique. La première prétend qu’une communauté ou une union politique métanationale ne saurait être consistante qu’à condition de reposer sur une culture partagée, un destin ou au moins une histoire commune où se serait forgée l’identité communautaire dont se soutiendrait l’édifice politique. La seconde met en évidence que l’expérience politique d’après-guerre représente au contraire un exemple inouï de communauté politique s’édifiant à partir de coopérations fonctionnelles puis organisationnelles qui, loin de présupposer une communauté de valeurs acquise et avérée par l’histoire, se sont au contraire développées comme une réponse économique, stratégique et bientôt politique aux conflits qui avaient divisé l’Europe au cours de la première moitié du siècle.
Comme on sait, cette alternative met en balance deux logiques opposées : d’un côté, une précession des valeurs communautaires, spirituelles ou culturelles, sur les principes politiques ; d’un autre côté, une prévalence des principes politiques sur les critères d’appartenance nationale, qui privilégie le patriotisme constitutionnel sur les patriotismes nationaux ou juridiques et contribue à la formation d’une identité politique que Jean-Marc Ferry a présentée de façon convaincante sous le nom d’« identité postnationale ». La première logique entretient les résistances nationalistes et souverainistes au développement de l’Union européenne – et singulièrement au projet de constitution ; la seconde épouse théoriquement le cheminement accompli par l’Europe vers une fédération d’États libres organisée par un jeu de concertations pérennes et reconnaît en elle une aventure politique inédite qui bouleverse les catégories de pensée.
Or cette première alternative entre conception culturaliste et conception politique trouve parfois à se reformuler en une seconde alternative entre Europe géopolitique ou Europe cosmopolitique, et qui concerne cette fois-ci son extension géographique : soit l’Union s’en tient au regroupement des vingt-sept États qui la composent actuellement et elle indique par là que ses limitations géo-nationales la vouent à former une nouvelle structure étatique, supranationale ou fédérale, dont la justification resterait encore géographique, historique et culturelle – l’Union cherchant à constituer une puissance économique, politique, peut-être militaire, face aux puissances d’Amérique du Nord et d’Asie orientale ; soit elle se règle sur les principes universels des droits de l’homme et des peuples et rien ne justifierait sa limitation aux seuls États du voisinage géographique, les pays du pourtour méditerranéen sinon ceux de l’ancienne URSS ayant vocation, si les conditions politiques sont réunies, à se joindre à elle en un mouvement d’extension indéfini qui ferait de l’Union le noyau de propagation d’une société cosmopolitique destinée, en son principe, à inclure la totalité des États.
On perçoit aisément ce que cette alternative a de rhétorique. Je la considère cependant en raison de ce qu’elle doit à la première dichotomie. Ou l’Europe est cosmopolitique et son extension est logiquement sans limites ni géographiques ni historiques ni culturelles ni spirituelles puisque son seul fondement est un patriotisme constitutionnel tandis que son identité politique est postnationale ; ou l’Europe doit dans son principe se limiter aux États qui la composent actuellement, et se trouve alors avéré que son substrat est géographique, historique, culturel et spirituel. La précession des valeurs sur les principes serait par là prouvée. La communauté politique européenne aurait à se calquer sur les communautés nationales : il ne saurait, sans contradiction, y avoir d’horizon cosmopolitique à l’Europe. L’intégration de la Turquie est ici le test qui confirme ou infirme le choix d’une Europe strictement géographico-politique, c’est-à-dire culturelle, ou celui d’une orientation proprement cosmopolitique de l’Union européenne (quelques soient, d’ailleurs, les justifications purement stratégiques qu’on peut invoquer pour son intégration) [1].
Jean-Marc Ferry a proposé une solution aussi élégante que théoriquement convaincante de la manière de sortir de ces alternatives. Alors que la première perspective, celle d’une Europe géo-culturelle, plaide pour un enracinement communautaire mais épouse le schéma d’une intégration étatique verticale bloquant ainsi l’ouverture cosmopolitique, la seconde perspective, celle d’un patriotisme constitutionnel corrélé à une identité postnationale, s’en libère en valorisant les motifs de reconnaissance politique fondés sur l’adhésion à des principes universalistes, risquant ainsi, selon une critique convenue, de paraître une pure abstraction. Aussi le problème peut-il se reformuler : « comment former une communauté qui soit à la fois politiquement unie, socialement consistante et culturellement pluraliste ? » [2].
La réponse est dans une constitution dite à trois étages : un cadre juridique unifié de principes et de règles ; une base pluraliste de cultures nationales ; une culture publique commune faisant médiation entre l’universalité de l’ordre juridique et la pluralité des identités culturelles particulières. La culture civique commune serait en quelque sorte le transcendantal des cultures communautaires particulières ; elle trouve à se déployer sous la double forme d’une civilité sociale et d’une communauté morale. La médiation d’une culture politique (normes universelles communes) adoptée par des concitoyens dont les appartenances culturelles ou nationales (valeurs particulières partagées) sont par ailleurs dissonantes permet de surmonter l’opposition entre démocratie procédurale et communauté substantielle et de concilier les attendus d’une identité postnationale avec ceux d’une communauté morale.
2. Souveraineté et conflictualité
Cette solution aux alternatives se distingue par son souci d’offrir une juste conceptualisation non pas de ce que doit être l’Europe mais, comme l’indique Jean-Marc Ferry, de la manière dont l’aventure européenne doit être comprise. Elle souscrit cependant à une formulation théorique du problème qui a peut-être déjà escamoté une partie des difficultés inhérentes au projet d’une Europe cosmopolitique. J’en évoquerai deux afin d’en venir à la question de fond, celle de l’usage du concept d’identité en politique : la première tient à la notion de souveraineté, la seconde au statut de la conflictualité politique.
La souveraineté en question
Puisque les opposants à la communauté européenne puis les tenants d’une Europe des nations ont avancé l’argument de la souveraineté nationale pour faire valoir les droits de l’État-nation, le problème de la souveraineté s’est initialement posé dans les termes d’une contradiction, apparemment insoluble, entre une souveraineté nationale et une supra-souveraineté européenne. Aux plans théorique et pratique, cette difficulté semble être réglée, les institutions européennes ayant trouvé les arrangements nécessaires pour concilier les deux logiques. Pourtant, une nouvelle alternative surgit ici. Doit-on considérer que l’Union européenne invente une nouvelle figure de la souveraineté, que ce soit sous la forme d’une souveraineté partagée dans son exercice étatique et divisée quant à sa source entre les « peuples » européens selon la proposition de Jean-Marc Ferry [3] ; ou que ce soit sous la forme d’une souveraineté déterritorialisée, délocalisée, désincarnée ou liquéfiée par invalidation de fait de sa territorialisation dans l’État et de son incarnation dans la figure mythique et unitaire du peuple, comme le suggère Paul Magnette [4]. Ou doit-on considérer au contraire que l’Union européenne nous invite à penser le politique hors du cadre théorique de la souveraineté ainsi que le défend Gérard Mairet [5].
Les arguments de G. Mairet me semblent devoir être pris très au sérieux et je voudrais les appuyer par un autre raisonnement que le sien, que j’élaborerai à partir de la réflexion de Hannah Arendt. La structure foncièrement monarchique du principe de souveraineté est incontestable. Subsumant la multiplicité sous l’unité personnificatrice du Léviathan ou du peuple unifié en corps politique, la souveraineté ne peut être reconnue au principe des sociétés démocratiques qu’à condition que celles-ci réinvestissent sous le nom de « peuple », peuple dit souverain, tous les attributs du monarque : unification des sujets/citoyens en un corps politique, volonté discrétionnaire sous la forme d’une volonté générale, illimitation du pouvoir. Comme le suggère Hannah Arendt, il est possible que la révolution démocratique opérée au nom du peuple qu’on dit souverain n’ait en réalité consisté qu’à revêtir des habits du monarque la fiction qu’on nomme peuple.
Or, cette fiction d’un peuple souverain articule trois termes : volonté, subjectivité, souveraineté. Érigé en souverain, le peuple est aussitôt constitué en sujet et ce sujet défini par sa volonté (générale). L’analyse qu’Arendt a faite de la généalogie du concept de volonté dans la pensée politique moderne, en remontant à sa source paulinienne et augustinienne, permet d’entrevoir que le sujet voulant ne peut vouloir qu’en exerçant sur lui-même une domination qui fait de lui à la fois le sujet souverain et le sujet assujetti. L’assujettissement est la figure corrélative de la domination par laquelle se constitue un sujet. La pensée rousseauiste de la souveraineté populaire ordonnée à la volonté générale reproduit ce schéma sous la figure du peuple à la fois législateur et sujet – souverain parce qu’asservi à soi – grâce à l’auto-contrainte que chaque citoyen exerce, selon sa propre volonté générale, sur l’individu particulier qu’il est. Cette domination de soi, dont le nom rousseauiste est liberté (« l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite » [6]) mais dont la vérité à peine cachée est la soumission à soi, sous-tend le principe de l’autolégislation du peuple qui fonde la légitimité démocratique, la souveraineté populaire et l’État-nation bientôt chargé de l’incarner au titre de la souveraineté nationale.
L’unitarisme du corps politique se conjugue ici avec le particularisme identitaire de la nation. Mais derrière la congruence des plans étatique et national, il importe de relever la structure de domination et d’assujettissement qui lie, dans le schéma vertical d’intégration étatique, les thèmes indissociables de la souveraineté et de la soumission à celui de l’identité subjective du peuple ou de la nation. Assumer les attendus d’une Europe cosmopolitique, c’est alors non seulement penser une citoyenneté déliée de son inféodation à la nationalité, non seulement penser un ordre du politique délié des formes de domination et d’assujettissement qui accompagnent la figure de la souveraineté, mais aussi penser un agir démocratique disjoint de toute assignation identitaire, qu’elle concerne le prétendu « corps » politique (qu’on l’appelle peuple, État ou nation) ou qu’elle concerne l’individu lui-même, l’acteur politique saisi en lui-même indépendamment de son intégration (au peuple, à l’État ou à la nation).
Reprenant une formule que j’ai développée dans un autre contexte, je dirai que l’orientation cosmopolitique de l’Europe nous invite à penser un mode du politique dans lequel « le peuple ne veut pas » [7]. Ce qui signifie qu’il n’est pas sujet (assujetti), pas souverain, pas même « constituant » au sens usuel du terme. Ce qu’Arendt nous invite à penser, et qu’elle esquisse dans son Essai sur la révolution, c’est un peuple qui n’est pas sujet parce que pluriel et pas souverain parce que libre (ni maître ni serviteur). Le mot peuple en vient ainsi à désigner une pluralité libre agissant et non un sujet souverain voulant. Soit, pour être explicite : une pluralité et non un sujet, une pluralité libre et non pas souveraine, une pluralité libre agissant et non pas voulant. Avec l’expérience historique d’une Union européenne cosmopolitique, il nous revient de penser sous le nom de « peuple », non plus une entité subjective mais une pluralité active, non plus le principe d’une domination souveraine mais l’opérateur d’une liberté entendue comme pouvoir de commencer, non plus le sujet d’une volonté autonome mais le réseau d’interactions conflictuelles d’une pluralité. Aussi ne peut-on se contenter de substituer à une conception subjectiviste et volontariste de la souveraineté une conception procédurale. Certes, celle-ci échappe à l’ontologie substantialiste d’un sujet politique incarné dans un corps – national ou civique – et animé d’une volonté unique, mais s’affranchit-elle pour autant d’une perspective intégrationiste, décisioniste et, en fin de compte, purement gouvernementale ?
La conflictualité politique intra et extra européenne
En ce point de la réflexion et avant de poursuivre l’enquête sur la question de l’identité dans son rapport à la souveraineté, il faut introduire l’autre aspect évoqué précédemment, celui de la conflictualité. S’il s’agit de reformuler les catégories du politique et pas seulement de les adapter à une nouvelle expérience politique, à une nouvelle disposition du pouvoir, alors il ne faut pas seulement se demander ce que deviennent les notions de peuple, de souveraineté, de volonté générale, d’identité ou de légitimité démocratique, il faut aussi s’interroger sur les formes de conflictualités politiques auxquelles l’Europe politique donne naissance et auxquelles elle se trouve confrontée en son sein et dans son rapport au monde extra communautaire. Or, de ce point de vue, il ne semble pas que l’invocation des vertus de la concertation et de la discussion publique, ou de la médiation d’une culture politique, soit à la hauteur du problème posé. Je conviens qu’aucune autre disposition qu’un patriotisme constitutionnel n’est plus à même de « sublimer la conflictualité sans la supprimer » [8]. Mais la question est celle de la représentation qu’on se fait de cette conflictualité. Pense-t-on l’avoir prise en compte dans ses déploiements violents et sa dimension constitutive du domaine politique quand on a défini l’enjeu d’une Europe cosmopolitique par la conceptualisation d’une « communauté politiquement unie, socialement consistante et culturellement pluraliste » [9] ? Je crois que c’est insuffisant. La pluralité (du moins en son sens politique fort, selon la rigoureuse acception philosophique arendtienne à laquelle je me tiens ici) ne s’épuise pas, loin de là, dans le pluralisme culturel. Et la conflictualité dont elle ne se départit pas n’est pas seulement l’hostilité que peuvent éprouver des communautés culturelles ou nationales différentes les unes envers les autres. Elle est, fondamentalement, politique : c’est-à-dire, selon une entente qu’on a tendance à oublier dans une bonne partie de la philosophie politique contemporaine tout entière polarisée soit sur la défense des droits (individuels ou collectifs) soit sur les conditions procédurales d’une gestion concertée ou d’une gouvernance partagée de l’organisation sociale, qu’elle concerne les rapports de domination et d’exploitation, les injustices sociales, les dénis de droit, les diverses pratiques d’exclusion ou de déclassement dont sont frappées des catégories sociales — et pas simplement des communautés culturelles.
C’est pourquoi, comme je le suggérais en commençant, je crois erroné de fixer l’enjeu d’une intégration cosmopolitique horizontale au seul plan du droit des peuples. Car la conflictualité désigne à la fois le traitement des injustices sociales et économiques, les combats dans lesquels s’engagent des acteurs sociaux et politiques pour une reconnaissance de leurs droits, des normes de justice ou du respect de la dignité humaine, mais aussi la violence exercée par les institutions étatiques, y compris au niveau européen, contre ces nouveaux « ennemis » de l’Europe que sont, par exemle, les immigrés clandestins. Au fond, ce n’est pas parce que la grande victoire de la communauté européenne est d’avoir banni la guerre des territoires des États membres, que les conflits seraient devenus exclusivement culturels ou communautaires.
Le rappel du caractère politique des conflits (ni simplement culturels, ni fondamentalement guerriers) est indissociable de la défection des « sujets politiques » tels qu’ils ont été communément définis : classes sociales, partis politiques, communautés culturelles ou confessionnelles… L’observation des scènes de conflictualité politique en Europe laisse aisément percevoir que les conflits politiques se sont reconfigurés selon des communautés d’acteurs politiques transversales aux organisations politiques et syndicales, mais aussi aux catégories sociologiques usuelles. Il suffit de considérer les mouvements dits des jeunes de banlieues en France à l’automne 2005 pour voir à l’œuvre des communautés d’acteurs inédites, aux contours flous, communautés précaires, dépourvues de la culture politique commune supposée faire médiation entre les identités culturelles particulières et l’universalité des normes juridiques, et condamnées à apparaître sur la scène publique par les moyens d’une violence substitutive d’une langue politique commune et d’un discours argumentés qui leur font défaut. C’est là un exemple parmi d’autres de ces communautés d’acteurs évanescentes, non constituées en « peuple » politique mais qui pourtant composent le peuple sociologique, pas non plus constituées en « communautés culturelles » assignables mais qui pourtant ont à voir avec le syndrome de l’étranger (enfants d’immigrés de deuxième ou troisième génération, accusant le retour du refoulé colonial, désocialisés dans des zones elles-mêmes désurbanisées, etc…), pas intégrées à la société mais pas non plus entièrement désintégrées, et donc appartenant sans y appartenir vraiment à cette Europe, à la fois dedans et dehors, avec et contre, s’y reconnaissant et ne s’y retrouvant pourtant pas du tout, etc…
Or ces communautés d’acteurs incertaines et précaires, difficilement identifiables en terme de sujet politique – et que journalistes et politiques désignent toujours sous l’euphémisme de « populations » des quartiers, des cités, des banlieues – composent, comme en réalité une bonne part des membres de la société européenne, le petit peuple d’acteurs qui s’oppose au grand peuple des « sujets souverains », voulant et concertant, de la culture politique européenne. Ce petit peuple – « non peuple » ou « anti-peuple » aux yeux du grand sujet politique qu’est « le peuple », surtout en ce qu’il a souvent à voir avec l’extérieur de l’Europe continentale (population immigrées d’Afrique du Nord, d’Afrique noire, du Moyen-Orient, d’Asie centrale ou orientale) – rend problématique le recours univoque à la catégorie d’identité, qu’elle soit nationale ou culturelle, mais aussi postnationale. Les « jeunes » de banlieues, comme les clandestins à un autre titre, sont exemplairement soumis à des processus de désidentification douloureux. Ainsi cherchent-ils, faute de cette culture publique commune et identifiable supposée faire médiation entre les communautés culturelles, à donner audience à ce qu’ils « sont » contradictoirement, aux déchirements qui les travaillent, par le recours à des modes de manifestation spectaculaires qui n’épousent guère la langue commune de la politique établie. À y prêter attention, on peut voir en cet endroit un motif d’interroger cette notion d’identité qui accompagne encore sans suffisamment de précaution critique l’approche cosmopolitique.
3. L’identité en question
Je me propose de conduire cette interrogation en conjoignant deux perspectives qui paraîtront en décalage avec la ligne argumentative suivie jusqu’ici mais qui vont nous y ramener puisqu’elles concernent toutes deux la question de l’identité. Demandons-nous ce qu’est un acteur politique dès lors qu’il n’est plus déjà prédéfini par son allégeance à une autorité étatique ou par son appartenance à une communauté politique. Et demandons-nous conjointement quelle incidence peut avoir sur l’orientation cosmopolitique de l’Union européenne les différentes acceptions de l’expression « être citoyen du monde » constitutives de l’héritage philosophique européen.
L’acteur politique
Une des manières de renouveler la compréhension des actions politiques dans le cadre européen est de le faire dans la perspective d’une philosophie de l’agir politique qui offre de penser la citoyenneté non pas depuis les titres que confèrent l’appartenance nationale ou l’allégeance à l’État, mais depuis l’agir lui-même. L’élucidation arendtienne de l’action politique est ici d’un grand secours. Elle fait apparaître que l’action politique menée de concert avec d’autres possède trois vertus à partir desquelles penser à nouveaux frais la citoyenneté comme citoyenneté cosmopolitique : la révélation de l’agent dans et par l’action et la parole ; la mise en relation des acteurs entre eux ; l’institution d’un espace d’apparence ou d’apparition qui se déploie grâce à l’agir-ensemble. Par commodité, considérons-les dans l’ordre inverse de celui dans lequel Arendt les expose [10].
L’institution d’un espace d’apparence : toute action déploie avec elle un espace de visibilité où les acteurs se rendent manifestes. Cette institution est paradoxale : un espace public est requis, qui soit politiquement garanti, pour que des actions puissent être menées ; mais cet espace naît lui-même des actions entreprises et qui le réactivent, l’infléchissent sans cesse. L’espace d’apparitions dévolu à l’agir politique est ainsi institué par un jeu d’actions politiques instituantes réitérées. C’est de l’incessante série d’actions contestatrices que dépendent la préservation et la réactivation de l’espace institué pour l’action politique. L’institution politique de cet espace et sa constitution juridique sont tout autant tributaires de l’activité citoyenne que celle-ci l’est de celles-là.
La relation des acteurs entre eux : l’action est la seule activité qui mette directement les humains en relation entre eux sans l’intermédiaire d’objets. Cette relation est, elle aussi, paradoxale : elle donne naissance à une communauté d’acteurs, mais cette communauté ne préexiste pas sous cette forme, née de l’action, à l’action elle-même. Aucune communauté donnée ou préexistante à l’action menée avec d’autres n’est à proprement parler le « sujet » de l’action. L’action invente son peuple dans l’agir. Les actions inventent les peuples et non l’inverse. Aussi les communautés d’acteurs engendrées dans et par l’action ne durent-elles que tant que dure leur action. Communautés fragiles, précaires, éphémères d’acteurs, jamais réductibles aux classes sociales ou aux communautés culturelles ou confessionnelles qui leur préexistent et dont elles se soustraient pour donner naissance à des ensembles instables d’acteurs politiques.
La révélation de l’agent dans les actions et les paroles : l’agent révélé par l’action n’est pas l’auteur réputé cause et source de celle-ci. À son tour, cette révélation est paradoxale : ce qui est révélé est l’acteur né de l’agir lui-même et non pas un prétendu « sujet » qui lui préexisterait. On doit ici prêter attention à une double distinction : celle de l’acteur et de l’auteur ; celle de « qui je suis » et de « ce que je suis ». L’idée arendtienne, d’une intelligence encore méconnue, est de désigner l’acteur comme l’enfant de son action et non le père de celle-ci. En agissant, nous nous révélons au sens où nous nous donnons naissance et au sens où nous nous manifestons. La manifestation est ainsi une « seconde naissance » (natalité). C’est pourquoi il ne faut pas rabattre l’action sur son auteur supposé comme si celui-ci détenait la clé de l’agir sous le prétexte qu’il en serait la cause. L’acteur n’est pas la cause de l’action, il en est le produit, engendré par elle (naissance) ; et exhibé par elle (révélation, apparition, manifestation).
À considérer ensemble ces trois vertus paradoxales, on en tirera une conséquence politique décisive : l’acteur politique, i.e. le citoyen, naît de et par ses actions. En théorie, aucun autre titre n’est donc requis pour être citoyen que le fait d’être acteur, le fait d’agir politiquement, de s’engager et de s’exposer sur la scène publique des actions pour tout ce qui concerne les affaires de la cité. La citoyenneté n’est pas un statut défini par des droits : c’est une manière d’exister sur un mode public et actif. Et c’est ce mode d’action qui confère des droits en les faisant exister publiquement.
Ce que l’Europe cosmopolitique a mis en avant comme un thème majeur de la politique à l’âge postétatique ou postnational est, à mes yeux, cette idée d’une citoyenneté fondée dans les actions communes, les combats politiques concertés menés par des acteurs qu’aucune communauté sociale, nationale ou culturelle ne relie préalablement, mais qui se retrouvent participer des mêmes luttes, engagés dans les mêmes responsabilités, entretenant de ce fait les divisions qui ne cessent de différer l’union sacrée du peuple. Pas plus que ces actions politiques ne s’adossent nécessairement à des communautés qui leur préexistent, pas plus ne donnent-elles naissance à des « sujets politiques » : classe, peuple, ethnie, nation. La transversalité des registres d’actions et des combinaisons d’acteurs indique une orientation transnationale ou métanationale où s’éprouvent des solidarités certes fluctuantes mais précisément cosmopolitiques parce que fluctuantes. Cet acquis engage la réflexion sur la voie d’une élucidation de ce que signifie « être citoyen du monde » selon la provenance européenne de cette affirmation.
Le citoyen du monde européen : rebelle, officier, essayeur.
Dès l’antiquité grecque, la philosophie européenne a thématisé la cosmocitoyenneté sur trois registres différents qui mettent chacun en valeur un aspect particulier de ce que signifie « être citoyen du monde ». Je les nommerai de trois noms qui correspondent à trois orientations philosophiques différentes : figures du rebelle, de l’officier, de l’essayeur. On y reconnaîtra la signification que le cynisme donne à la revendication d’être citoyen du monde, celle que le stoïcisme lui a conférée, celle, enfin, que cette revendication prend dans sa reformulation sceptique. Cet héritage philosophique dans la représentation de la citoyenneté du monde ne saurait demeurer étranger à la compréhension que l’Europe a aujourd’hui de son orientation cosmopolitique.
Diogène de Synope, dit le Cynique, est le premier à qui est attribuée la revendication de se dire « citoyen du monde » [11]. L’affirmation cynique d’une cosmocitoyenneté dessine une position « individualiste » : refus de toute allégeance à un pouvoir étatique et de toute appartenance à une cité. Être citoyen du monde, c’est être sans attache. Diogène récuse et son lieu de naissance et sa cité, il refuse de s’y laisser rapporter comme ce par quoi il pourrait être défini, identifié. Posture du rebelle, celle qui résiste à toute assignation à résidence, à toute identification. Diogène affirme qu’il n’est chez lui nulle part en particulier et qu’il est chez lui partout. Utopie et récusation du chez soi proclamée dans l’équivalence du partout et du nulle part. Diogène affirme qu’il n’a pas à assumer de liens privilégiés avec ses proches (famille, concitoyens, …) ni donc les obligations qui y sont attachées. Fiction d’une communauté universelle proclamée dans l’équivalence du « Je suis à tous » et du « Je ne suis à personne ». On ne peut s’empêcher de relever que cette équivalence retourne par avance celle que Rousseau présentera dans le Contrat Social au fondement de la communauté politique : « se donner à tous, c’est ne se donner à personne », y écrit-il [12], ce qui signifie aussi bien ne se donner à personne en particulier que ne se donner à personne d’autre que soi.
Mais on peut aussi entendre que dans l’esprit de Diogène, « être à tous » revient à « n’être à personne », sans distinction, et donc pas même à soi. Ne pas être à soi, ne pas s’appartenir en propre, telle est aussi la figure du rebelle, celle de la désidentification, figure d’une singularisation extrême. Diogène décide de vivre en étranger, de se faire étranger à toute forme communautaire : famille, village, cité, et à tous y compris à lui-même. Devenir étranger à soi-même ou devenir l’étranger de soi-même : être à soi-même clandestin, devenir son propre clandestin, telle est la signification cynique de la cosmocitoyenneté. Car ici être cosmopolites ne renvoie à aucune cosmopolis, à aucun cosmos, à aucun ordonnancement du monde, à aucun ordre supérieur. C’est n’être membre de rien ; mieux : c’est ne pas être membre, pas même assujetti à soi. Et donc pas non plus maître de soi. L’affirmation cynique d’une citoyenneté du monde dessine la figure asymptotique de la non souveraineté et de la non identité, ce qu’on peut nommer l’an-identité et dont le corrélat pourrait être l’hétéronymie au sens de Pessoa [13].
De cette citoyenneté du monde, le stoïcisme propose une posture inverse. Car aux yeux des stoïciens, le monde est une grande cité, une cosmopolis même si celle-ci n’a pas de réalité institutionnelle et politique, n’est pas une cité mondiale ou un État [14]. Du coup, la citoyenneté du monde désigne une double appartenance concomitante : nous appartenons tous à un même monde et nous avons des obligations envers lui, mais nous appartenons tous aussi à des communautés particulières (famille, amis, village, cité, etc) envers lesquelles nous avons d’autres obligations. Nous sommes assignés à des places, répertoriés dans des ordres qui imposent responsabilités et devoirs : il faut remplir son office ou ses offices. Figure de l’officier, qui officie, assume sa charge au sens du De officiis.
Or être officier, remplir ses devoirs, c’est jouer un rôle. Le monde est un théâtre et, en chaque scène, des offices nous convient à officier. Chacun est donc partout chez soi dans le monde parce qu’en quelque endroit il dispose d’un chez soi. Et chacun est au monde sur le mode du rôle, du jeu. Apparaît alors de nouveau que la cosmocitoyenneté procède d’une désidentification, mais selon un autre mouvement que le mouvement cynique, celui d’une singularisation de soi par un jeu d’acteur engagé dans la particularité qui double l’universelle et encore abstraite inscription dans la cosmopolis en tant que telle. L’affaire du cosmopolites stoïcien est d’être le bon acteur de son existence en jouant bien le rôle que son appartenance assumée à des communautés et son allégeance à des pouvoirs requièrent. Double identification déniée l’une par l’autre donc, comme citoyen du monde en général et comme citoyen de tels mondes en particulier, et transcendée par la singularisation de l’acteur dans ses rôles : être citoyen du monde, c’est jouer son appartenance aux particularités du monde, en être sur le mode du n’en être pas entièrement, par où le citoyen n’est jamais prisonnier de ses communautés d’affiliation mais toujours porté à elle et au-delà d’elle par sa cosmocitoyenneté.
Dans le stoïcisme comme dans le cynisme, et pour des raisons inverses, la citoyenneté du monde requiert de s’élever contre les logiques d’identifications communautaires et les processus d’assignations identitaires.
La troisième posture cosmocitoyenne léguée par la philosophie européenne est celle que dessine le scepticisme moderne, celui de Montaigne ou de Diderot, par exemple. L’attitude sceptique conjoint en quelque sorte les deux compréhensions opposées du cynisme et du stoïcisme en les faisant jouer ensemble l’une contre l’autre : être dissident, rebelle et pourtant jouer son rôle dans le monde, être officier. Apprendre à se désidentifier de soi, à se désaffilier de ses appartenances et pourtant être un acteur engagé, impliqué chez soi comme ailleurs. Attitude contradictoire en apparence, qui exige des déguisements et procède pragmatiquement par essais. On peut l’appeler l’attitude de l’essayeur par référence à Montaigne qui s’essaye en s’essayant au monde sur fond de scepticisme raisonné. Montaigne, on le sait, reprend la formule de Diogène et l’attribue à Socrate (selon une tradition antique qu’il n’invente pas) : il en fait la formule d’un cynisme raisonné, celle d’un socratisme, une ironie sérieuse portée sur l’ignorance ignorée et l’ignorance assumée – du monde mais aussi de soi dans l’effort pour se connaître. Prime alors ici le choix de l’antidogmatisme : qui saurait dire qui il est ou ce qu’il est, qui est l’autre ou ce qu’il est ? Qui connaît les identités, la sienne, celle des autres et celle des états ? Qui les maîtrise et peut les assigner ?
Être citoyen du monde, c’est alors reconnaître que personne ne saurait être figé dans une identité ; et s’efforcer pourtant de se connaître, et de reconnaître l’autre, depuis cette différence d’avec soi qui inlassablement défait cette prétention au savoir. Savoir indécis des identités précaires et flottantes qui n’invite à aucun renoncement, à aucune résignation, mais dessine au contraire une pragmatique des essais, appelle un travail de désidentification active pour s’essayer aux mondes. Il y est question de déguisements puisqu’il s’agit de s’affranchir de ses coutumes et de ses habitudes en même temps que de s’apprêter aux costumes et aux habits des autres « nations ». Montaigne s’y essaye, Diderot en donnera la philosophie – le paradoxe du comédien qui est aussi celui de l’acteur politique – dans le Supplément : comme l’aumônier à Tahiti, il s’agit de « prendre le froc du pays où l’on va, et [de] garder celui du pays où l’on est » [15], de s’essayer aux mœurs étrangères à Tahiti, ce qui est honorer l’hospitalité reçue et être fidèle au code universel de la nature, tout en se pliant aux mœurs européennes qui nous assujettissent et nous condamnent aux contradictions des codes religieux, moral et civil.
Cette histoire contient une leçon politique. Derrière ce qui pourrait ne sembler que duplicité et compromission se révèle une posture à la fois philosophique et cosmopolitique. Alors qu’à l’invitation de Denys, Platon refusa de se vêtir d’une robe pourpre au motif que se déguiser en femme ne sied pas au philosophe, Aristippe de Cyrène, « le seul homme », aux dire de Platon ou de Straton, « capable de porter avec indifférence un riche manteau ou des haillons » [16], revêtit cette même robe « sans façon et se mettant à danser, dit très finement […] qu’aux fêtes de Bacchus une âme sage n’est pas corrompue » [17]. Dionysos ici fêté est le dieu du brouillage des identités, dieu né deux fois, dieu de l’étrangeté à soi par delà les genres. Aristippe incarne aux yeux de Diderot cet art de se rendre étranger à soi-même, de se défroquer, qui définit une politique pragmatique mais aussi une éthique politique [18] : être fidèle non pas à ses convictions mais aux principes d’un vivre-ensemble libérateur, non pas à un code social, moral ou religieux, mais à une politique d’émancipation à l’égard des assignations identitaires ou communautaires, ou de singularisation au regard des identifications sociales et culturelles. L’essayeur est ici citoyen du monde en ce qu’il accepte ou tâche de se rendre étranger à soi-même, ce qui est la condition de l’hospitalité accordée à ceux qu’on nomme « étrangers ». Il est citoyen du monde en vertu d’une politique d’extranéité continuée. On peut alors appeler « cosmopolitique » une politique des écarts, des excentrements, qui revient à creuser ces intervalles et à se singulariser en luttant contre les procédures d’identification, d’assignation, d’enrôlement, mais à le faire en assumant les situations données. Logique parataxique d’une superposition d’identités qui se dénoncent les unes les autres et pourtant se requièrent, comme le suggère Diderot.
La réflexion sur l’hétéronymie des noms propres et l’an-identité parataxique des acteurs comme des communautés d’acteurs politiques rejoint ici la question, à mes yeux cruciale, de l’Europe politique, à savoir le sort que celle-ci est susceptible de réserver aux étrangers et, singulièrement, aux étrangers devenus étrangers à eux-mêmes que sont les immigrés clandestins, doublement défroqués pourrait-on dire, ou privés de la possibilité de se défroquer puisque interdits aussi bien des habits et des coutumes de leur pays d’origine que de ceux des pays où ils ont en vain cherché refuge. L’Europe cosmopolitique est sommée de regarder en face cette figure de l’immigré clandestin qui, loin d’être un accident contingent de l’histoire, en indique son enjeu : l’organisation policière de l’Europe supposée prévenir les États de l’UE de l’invasion de ces étranges étrangers ravive le « spectre des camps », selon l’expression de Marie-Claire Caloz-Tscopp [19], et rend problématique sa prétendue orientation cosmopolitique. On ne saurait considérer que ce n’est là qu’une question de police des frontières qui laisserait intacte la logique inédite selon laquelle se structure l’Europe politique. Ni qu’il suffit d’invoquer le renforcement des procédures de concertation entre pays européens pour régler la gestion des flux migratoires. Il faut plutôt s’interroger sur la pertinence d’une revendication cosmopolitique qui s’accompagne de pratiques d’exclusion systématique sur les trois registres où elle se décline : interdiction, expulsion ou marginalisation : fermetures des frontières, reconduites à la frontière ou internements dans des camps qui sont autant de zones de non droit invalidant de facto les principes dits universels de respect de la personne humaine, des droits de l’homme, etc.
L’ampleur et la gravité que revêt cet aspect du développement de l’Europe ne souligne pas seulement la contradiction interne de l’Union européenne appelée à gérer ces immigrations illégales par le déni du droit, le recours à l’exceptionnalité et le motif d’une souveraineté arbitraire parce que d’essence policière et non politique, sur le modèle des vieux États-nations. Contradiction en soi déjà douloureuse puisque la gestion policière concertée vient dénoncer l’esprit cosmopolitique de l’Union. La question des clandestins doit aussi et surtout être entendue comme le signe historique de l’impossible mondialisation politique, de l’impossible cosmopolitique corrélative de la globalisation économique dont le marché européen unifié participe. Elle révèle en effet la prévalence de la logique identitaire sur le processus de singularisation des acteurs, la priorité des assignations territoriales sur les luttes d’émancipations politiques méta- ou transnationales, etc. Et elle met en évidence le litige politique par excellence qui oppose, dans les termes de Jacques Rancière, la police et l’émancipation.
Dire comment l’Europe doit être comprise, c’est donc aussi indiquer qu’elle doit l’être comme une entité en proie à cette tension entre deux logiques, l’une procédurale, concertative et organisationnelle, et l’autre conflictuelle, dissidente, rebelle, parce que l’organisation concertée est aussi ce contre quoi les « peuples » (au sens politique, et non national, des communautés labiles d’acteurs) se soulèvent en protestant contre l’immigration sélective, les expulsions, les camps. Prendre en charge cette dimension irrédentiste du politique n’est ni utopie ni idéalisme ni complaisance envers des révoltes réputées irresponsables. Il appartient au contraire à l’idée cosmopolitique d’Europe d’assumer la responsabilité de cette irresponsabilité. Ce qui est encore une manière de composer entre les figures du rebelle, de l’officier et de l’essayeur et de mesurer l’orientation cosmopolitique de l’Europe à l’aune de sa capacité à accueillir l’étrangeté des étrangers, c’est-à-dire aussi bien de se rendre étrangère à elle-même, de se défroquer, d’être hétéronyme.
La construction européenne n’obéit pas au schéma vertical d’une intégration étatique. Elle suit plutôt le schéma horizontal d’une intégration cosmopolitique. Son référent juridique n’est plus strictement constitué par les droits de l’homme, mais aussi bien par les droits des peuples. L’horizon du cosmopolitisme est une intégration juridique d’États libres fondée sur leur concertation régulière et organisée, et non sur leur subordination à une puissance supérieure. Dans cette configuration, les nations restent le premier lieu d’exercice de la participation démocratique. Mais, sur cette base, il s’agit désormais de penser l’émergence progressive d’un deuxième niveau de démocratisation de nature transnationale.
Je souscris entièrement à cette vision d’une intégration cosmopolitique qui nous est proposée selon un schéma horizontal et non vertical, et je suis tout aussi convaincu que notre attention doit maintenant porter sur les modalités d’émergence de processus de démocratisations transnationales. Je ne m’intéresserai cependant pas ici à l’examen du référent juridique évoqué, celui du droit des peuples en tant que tel, ni sur les formes institutionnelle et constitutionnelle que l’Union européenne doit ou peut adopter pour satisfaire à l’exigence d’un droit des peuples. Je souhaite plutôt réfléchir aux notions qui sous-tendent encore, me semble-t-il, la tentative de concevoir cette intégration cosmopolitique et qui restent redevables du principe vertical d’intégration étatique, je veux dire les notions de souveraineté populaire et d’identité nationale qui sont au fondement des États-nations. Il est possible que, même reformulée au titre d’une identité « postnationale » et non plus nationale, la récurrence du thème de l’identité, entendue comme identité politique, soit en quelque sorte une rémanence d’un mode de penser politique qui pourrait faire obstacle à la compréhension du sens de l’orientation cosmopolitique de l’Union européenne.
Je voudrais à tout le moins souligner la difficulté conceptuelle que représente la fixation du discours cosmopolitique sur la question de l’identité et suggérer les attendus d’une citoyenneté européenne conçue depuis une philosophie de l’action plutôt que depuis une philosophie des droits ou une pragmatique communicationnelle. L’expérience historique de la formation d’une Europe cosmopolitique requiert à mes yeux une philosophie de l’agir politique qu’une approche juridico-politique entrave et que ne satisfait pas entièrement une théorie de la discussion publique. Je partirai des alternatives générales qui résument les discussions sur l’Europe politique (1) pour dégager les problèmes conceptuels posés par les notions de volonté populaire et de souveraineté nationale (2) afin d’interroger, ensuite, la notion d’identité postnationale à partir d’une confrontation des motifs de l’identité et de l’étrangeté dans la perspective d’une citoyenneté du monde (3). Cette démarche est commandée par le souci d’assumer avec sérieux la dimension conflictuelle du politique, sous estimée à mes yeux par les approches juridique et discursive, et la nécessité de prendre en charge, avec toutes ses conséquences politiques, fondamentales d’un point de vue cosmopolitique, le sort réservé en Europe à l’étranger et singulièrement au clandestin. Loin d’être un « dommage collatéral » de l’unification européenne, la clandestinité pourrait au contraire en être le cœur problématique.
1. Les alternatives
Parmi toute une série de dichotomies qu’a soulevée la formation historique de l’Europe politique, je retiens deux alternatives, liées l’une à l’autre, et qui ont fait l’objet de nombreuses discussions politiques et théoriques.
On a souvent, pour la première alternative, opposé une conception culturaliste de l’Europe et une conception proprement politique. La première prétend qu’une communauté ou une union politique métanationale ne saurait être consistante qu’à condition de reposer sur une culture partagée, un destin ou au moins une histoire commune où se serait forgée l’identité communautaire dont se soutiendrait l’édifice politique. La seconde met en évidence que l’expérience politique d’après-guerre représente au contraire un exemple inouï de communauté politique s’édifiant à partir de coopérations fonctionnelles puis organisationnelles qui, loin de présupposer une communauté de valeurs acquise et avérée par l’histoire, se sont au contraire développées comme une réponse économique, stratégique et bientôt politique aux conflits qui avaient divisé l’Europe au cours de la première moitié du siècle.
Comme on sait, cette alternative met en balance deux logiques opposées : d’un côté, une précession des valeurs communautaires, spirituelles ou culturelles, sur les principes politiques ; d’un autre côté, une prévalence des principes politiques sur les critères d’appartenance nationale, qui privilégie le patriotisme constitutionnel sur les patriotismes nationaux ou juridiques et contribue à la formation d’une identité politique que Jean-Marc Ferry a présentée de façon convaincante sous le nom d’« identité postnationale ». La première logique entretient les résistances nationalistes et souverainistes au développement de l’Union européenne – et singulièrement au projet de constitution ; la seconde épouse théoriquement le cheminement accompli par l’Europe vers une fédération d’États libres organisée par un jeu de concertations pérennes et reconnaît en elle une aventure politique inédite qui bouleverse les catégories de pensée.
Or cette première alternative entre conception culturaliste et conception politique trouve parfois à se reformuler en une seconde alternative entre Europe géopolitique ou Europe cosmopolitique, et qui concerne cette fois-ci son extension géographique : soit l’Union s’en tient au regroupement des vingt-sept États qui la composent actuellement et elle indique par là que ses limitations géo-nationales la vouent à former une nouvelle structure étatique, supranationale ou fédérale, dont la justification resterait encore géographique, historique et culturelle – l’Union cherchant à constituer une puissance économique, politique, peut-être militaire, face aux puissances d’Amérique du Nord et d’Asie orientale ; soit elle se règle sur les principes universels des droits de l’homme et des peuples et rien ne justifierait sa limitation aux seuls États du voisinage géographique, les pays du pourtour méditerranéen sinon ceux de l’ancienne URSS ayant vocation, si les conditions politiques sont réunies, à se joindre à elle en un mouvement d’extension indéfini qui ferait de l’Union le noyau de propagation d’une société cosmopolitique destinée, en son principe, à inclure la totalité des États.
On perçoit aisément ce que cette alternative a de rhétorique. Je la considère cependant en raison de ce qu’elle doit à la première dichotomie. Ou l’Europe est cosmopolitique et son extension est logiquement sans limites ni géographiques ni historiques ni culturelles ni spirituelles puisque son seul fondement est un patriotisme constitutionnel tandis que son identité politique est postnationale ; ou l’Europe doit dans son principe se limiter aux États qui la composent actuellement, et se trouve alors avéré que son substrat est géographique, historique, culturel et spirituel. La précession des valeurs sur les principes serait par là prouvée. La communauté politique européenne aurait à se calquer sur les communautés nationales : il ne saurait, sans contradiction, y avoir d’horizon cosmopolitique à l’Europe. L’intégration de la Turquie est ici le test qui confirme ou infirme le choix d’une Europe strictement géographico-politique, c’est-à-dire culturelle, ou celui d’une orientation proprement cosmopolitique de l’Union européenne (quelques soient, d’ailleurs, les justifications purement stratégiques qu’on peut invoquer pour son intégration) [1].
Jean-Marc Ferry a proposé une solution aussi élégante que théoriquement convaincante de la manière de sortir de ces alternatives. Alors que la première perspective, celle d’une Europe géo-culturelle, plaide pour un enracinement communautaire mais épouse le schéma d’une intégration étatique verticale bloquant ainsi l’ouverture cosmopolitique, la seconde perspective, celle d’un patriotisme constitutionnel corrélé à une identité postnationale, s’en libère en valorisant les motifs de reconnaissance politique fondés sur l’adhésion à des principes universalistes, risquant ainsi, selon une critique convenue, de paraître une pure abstraction. Aussi le problème peut-il se reformuler : « comment former une communauté qui soit à la fois politiquement unie, socialement consistante et culturellement pluraliste ? » [2].
La réponse est dans une constitution dite à trois étages : un cadre juridique unifié de principes et de règles ; une base pluraliste de cultures nationales ; une culture publique commune faisant médiation entre l’universalité de l’ordre juridique et la pluralité des identités culturelles particulières. La culture civique commune serait en quelque sorte le transcendantal des cultures communautaires particulières ; elle trouve à se déployer sous la double forme d’une civilité sociale et d’une communauté morale. La médiation d’une culture politique (normes universelles communes) adoptée par des concitoyens dont les appartenances culturelles ou nationales (valeurs particulières partagées) sont par ailleurs dissonantes permet de surmonter l’opposition entre démocratie procédurale et communauté substantielle et de concilier les attendus d’une identité postnationale avec ceux d’une communauté morale.
2. Souveraineté et conflictualité
Cette solution aux alternatives se distingue par son souci d’offrir une juste conceptualisation non pas de ce que doit être l’Europe mais, comme l’indique Jean-Marc Ferry, de la manière dont l’aventure européenne doit être comprise. Elle souscrit cependant à une formulation théorique du problème qui a peut-être déjà escamoté une partie des difficultés inhérentes au projet d’une Europe cosmopolitique. J’en évoquerai deux afin d’en venir à la question de fond, celle de l’usage du concept d’identité en politique : la première tient à la notion de souveraineté, la seconde au statut de la conflictualité politique.
La souveraineté en question
Puisque les opposants à la communauté européenne puis les tenants d’une Europe des nations ont avancé l’argument de la souveraineté nationale pour faire valoir les droits de l’État-nation, le problème de la souveraineté s’est initialement posé dans les termes d’une contradiction, apparemment insoluble, entre une souveraineté nationale et une supra-souveraineté européenne. Aux plans théorique et pratique, cette difficulté semble être réglée, les institutions européennes ayant trouvé les arrangements nécessaires pour concilier les deux logiques. Pourtant, une nouvelle alternative surgit ici. Doit-on considérer que l’Union européenne invente une nouvelle figure de la souveraineté, que ce soit sous la forme d’une souveraineté partagée dans son exercice étatique et divisée quant à sa source entre les « peuples » européens selon la proposition de Jean-Marc Ferry [3] ; ou que ce soit sous la forme d’une souveraineté déterritorialisée, délocalisée, désincarnée ou liquéfiée par invalidation de fait de sa territorialisation dans l’État et de son incarnation dans la figure mythique et unitaire du peuple, comme le suggère Paul Magnette [4]. Ou doit-on considérer au contraire que l’Union européenne nous invite à penser le politique hors du cadre théorique de la souveraineté ainsi que le défend Gérard Mairet [5].
Les arguments de G. Mairet me semblent devoir être pris très au sérieux et je voudrais les appuyer par un autre raisonnement que le sien, que j’élaborerai à partir de la réflexion de Hannah Arendt. La structure foncièrement monarchique du principe de souveraineté est incontestable. Subsumant la multiplicité sous l’unité personnificatrice du Léviathan ou du peuple unifié en corps politique, la souveraineté ne peut être reconnue au principe des sociétés démocratiques qu’à condition que celles-ci réinvestissent sous le nom de « peuple », peuple dit souverain, tous les attributs du monarque : unification des sujets/citoyens en un corps politique, volonté discrétionnaire sous la forme d’une volonté générale, illimitation du pouvoir. Comme le suggère Hannah Arendt, il est possible que la révolution démocratique opérée au nom du peuple qu’on dit souverain n’ait en réalité consisté qu’à revêtir des habits du monarque la fiction qu’on nomme peuple.
Or, cette fiction d’un peuple souverain articule trois termes : volonté, subjectivité, souveraineté. Érigé en souverain, le peuple est aussitôt constitué en sujet et ce sujet défini par sa volonté (générale). L’analyse qu’Arendt a faite de la généalogie du concept de volonté dans la pensée politique moderne, en remontant à sa source paulinienne et augustinienne, permet d’entrevoir que le sujet voulant ne peut vouloir qu’en exerçant sur lui-même une domination qui fait de lui à la fois le sujet souverain et le sujet assujetti. L’assujettissement est la figure corrélative de la domination par laquelle se constitue un sujet. La pensée rousseauiste de la souveraineté populaire ordonnée à la volonté générale reproduit ce schéma sous la figure du peuple à la fois législateur et sujet – souverain parce qu’asservi à soi – grâce à l’auto-contrainte que chaque citoyen exerce, selon sa propre volonté générale, sur l’individu particulier qu’il est. Cette domination de soi, dont le nom rousseauiste est liberté (« l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite » [6]) mais dont la vérité à peine cachée est la soumission à soi, sous-tend le principe de l’autolégislation du peuple qui fonde la légitimité démocratique, la souveraineté populaire et l’État-nation bientôt chargé de l’incarner au titre de la souveraineté nationale.
L’unitarisme du corps politique se conjugue ici avec le particularisme identitaire de la nation. Mais derrière la congruence des plans étatique et national, il importe de relever la structure de domination et d’assujettissement qui lie, dans le schéma vertical d’intégration étatique, les thèmes indissociables de la souveraineté et de la soumission à celui de l’identité subjective du peuple ou de la nation. Assumer les attendus d’une Europe cosmopolitique, c’est alors non seulement penser une citoyenneté déliée de son inféodation à la nationalité, non seulement penser un ordre du politique délié des formes de domination et d’assujettissement qui accompagnent la figure de la souveraineté, mais aussi penser un agir démocratique disjoint de toute assignation identitaire, qu’elle concerne le prétendu « corps » politique (qu’on l’appelle peuple, État ou nation) ou qu’elle concerne l’individu lui-même, l’acteur politique saisi en lui-même indépendamment de son intégration (au peuple, à l’État ou à la nation).
Reprenant une formule que j’ai développée dans un autre contexte, je dirai que l’orientation cosmopolitique de l’Europe nous invite à penser un mode du politique dans lequel « le peuple ne veut pas » [7]. Ce qui signifie qu’il n’est pas sujet (assujetti), pas souverain, pas même « constituant » au sens usuel du terme. Ce qu’Arendt nous invite à penser, et qu’elle esquisse dans son Essai sur la révolution, c’est un peuple qui n’est pas sujet parce que pluriel et pas souverain parce que libre (ni maître ni serviteur). Le mot peuple en vient ainsi à désigner une pluralité libre agissant et non un sujet souverain voulant. Soit, pour être explicite : une pluralité et non un sujet, une pluralité libre et non pas souveraine, une pluralité libre agissant et non pas voulant. Avec l’expérience historique d’une Union européenne cosmopolitique, il nous revient de penser sous le nom de « peuple », non plus une entité subjective mais une pluralité active, non plus le principe d’une domination souveraine mais l’opérateur d’une liberté entendue comme pouvoir de commencer, non plus le sujet d’une volonté autonome mais le réseau d’interactions conflictuelles d’une pluralité. Aussi ne peut-on se contenter de substituer à une conception subjectiviste et volontariste de la souveraineté une conception procédurale. Certes, celle-ci échappe à l’ontologie substantialiste d’un sujet politique incarné dans un corps – national ou civique – et animé d’une volonté unique, mais s’affranchit-elle pour autant d’une perspective intégrationiste, décisioniste et, en fin de compte, purement gouvernementale ?
La conflictualité politique intra et extra européenne
En ce point de la réflexion et avant de poursuivre l’enquête sur la question de l’identité dans son rapport à la souveraineté, il faut introduire l’autre aspect évoqué précédemment, celui de la conflictualité. S’il s’agit de reformuler les catégories du politique et pas seulement de les adapter à une nouvelle expérience politique, à une nouvelle disposition du pouvoir, alors il ne faut pas seulement se demander ce que deviennent les notions de peuple, de souveraineté, de volonté générale, d’identité ou de légitimité démocratique, il faut aussi s’interroger sur les formes de conflictualités politiques auxquelles l’Europe politique donne naissance et auxquelles elle se trouve confrontée en son sein et dans son rapport au monde extra communautaire. Or, de ce point de vue, il ne semble pas que l’invocation des vertus de la concertation et de la discussion publique, ou de la médiation d’une culture politique, soit à la hauteur du problème posé. Je conviens qu’aucune autre disposition qu’un patriotisme constitutionnel n’est plus à même de « sublimer la conflictualité sans la supprimer » [8]. Mais la question est celle de la représentation qu’on se fait de cette conflictualité. Pense-t-on l’avoir prise en compte dans ses déploiements violents et sa dimension constitutive du domaine politique quand on a défini l’enjeu d’une Europe cosmopolitique par la conceptualisation d’une « communauté politiquement unie, socialement consistante et culturellement pluraliste » [9] ? Je crois que c’est insuffisant. La pluralité (du moins en son sens politique fort, selon la rigoureuse acception philosophique arendtienne à laquelle je me tiens ici) ne s’épuise pas, loin de là, dans le pluralisme culturel. Et la conflictualité dont elle ne se départit pas n’est pas seulement l’hostilité que peuvent éprouver des communautés culturelles ou nationales différentes les unes envers les autres. Elle est, fondamentalement, politique : c’est-à-dire, selon une entente qu’on a tendance à oublier dans une bonne partie de la philosophie politique contemporaine tout entière polarisée soit sur la défense des droits (individuels ou collectifs) soit sur les conditions procédurales d’une gestion concertée ou d’une gouvernance partagée de l’organisation sociale, qu’elle concerne les rapports de domination et d’exploitation, les injustices sociales, les dénis de droit, les diverses pratiques d’exclusion ou de déclassement dont sont frappées des catégories sociales — et pas simplement des communautés culturelles.
C’est pourquoi, comme je le suggérais en commençant, je crois erroné de fixer l’enjeu d’une intégration cosmopolitique horizontale au seul plan du droit des peuples. Car la conflictualité désigne à la fois le traitement des injustices sociales et économiques, les combats dans lesquels s’engagent des acteurs sociaux et politiques pour une reconnaissance de leurs droits, des normes de justice ou du respect de la dignité humaine, mais aussi la violence exercée par les institutions étatiques, y compris au niveau européen, contre ces nouveaux « ennemis » de l’Europe que sont, par exemle, les immigrés clandestins. Au fond, ce n’est pas parce que la grande victoire de la communauté européenne est d’avoir banni la guerre des territoires des États membres, que les conflits seraient devenus exclusivement culturels ou communautaires.
Le rappel du caractère politique des conflits (ni simplement culturels, ni fondamentalement guerriers) est indissociable de la défection des « sujets politiques » tels qu’ils ont été communément définis : classes sociales, partis politiques, communautés culturelles ou confessionnelles… L’observation des scènes de conflictualité politique en Europe laisse aisément percevoir que les conflits politiques se sont reconfigurés selon des communautés d’acteurs politiques transversales aux organisations politiques et syndicales, mais aussi aux catégories sociologiques usuelles. Il suffit de considérer les mouvements dits des jeunes de banlieues en France à l’automne 2005 pour voir à l’œuvre des communautés d’acteurs inédites, aux contours flous, communautés précaires, dépourvues de la culture politique commune supposée faire médiation entre les identités culturelles particulières et l’universalité des normes juridiques, et condamnées à apparaître sur la scène publique par les moyens d’une violence substitutive d’une langue politique commune et d’un discours argumentés qui leur font défaut. C’est là un exemple parmi d’autres de ces communautés d’acteurs évanescentes, non constituées en « peuple » politique mais qui pourtant composent le peuple sociologique, pas non plus constituées en « communautés culturelles » assignables mais qui pourtant ont à voir avec le syndrome de l’étranger (enfants d’immigrés de deuxième ou troisième génération, accusant le retour du refoulé colonial, désocialisés dans des zones elles-mêmes désurbanisées, etc…), pas intégrées à la société mais pas non plus entièrement désintégrées, et donc appartenant sans y appartenir vraiment à cette Europe, à la fois dedans et dehors, avec et contre, s’y reconnaissant et ne s’y retrouvant pourtant pas du tout, etc…
Or ces communautés d’acteurs incertaines et précaires, difficilement identifiables en terme de sujet politique – et que journalistes et politiques désignent toujours sous l’euphémisme de « populations » des quartiers, des cités, des banlieues – composent, comme en réalité une bonne part des membres de la société européenne, le petit peuple d’acteurs qui s’oppose au grand peuple des « sujets souverains », voulant et concertant, de la culture politique européenne. Ce petit peuple – « non peuple » ou « anti-peuple » aux yeux du grand sujet politique qu’est « le peuple », surtout en ce qu’il a souvent à voir avec l’extérieur de l’Europe continentale (population immigrées d’Afrique du Nord, d’Afrique noire, du Moyen-Orient, d’Asie centrale ou orientale) – rend problématique le recours univoque à la catégorie d’identité, qu’elle soit nationale ou culturelle, mais aussi postnationale. Les « jeunes » de banlieues, comme les clandestins à un autre titre, sont exemplairement soumis à des processus de désidentification douloureux. Ainsi cherchent-ils, faute de cette culture publique commune et identifiable supposée faire médiation entre les communautés culturelles, à donner audience à ce qu’ils « sont » contradictoirement, aux déchirements qui les travaillent, par le recours à des modes de manifestation spectaculaires qui n’épousent guère la langue commune de la politique établie. À y prêter attention, on peut voir en cet endroit un motif d’interroger cette notion d’identité qui accompagne encore sans suffisamment de précaution critique l’approche cosmopolitique.
3. L’identité en question
Je me propose de conduire cette interrogation en conjoignant deux perspectives qui paraîtront en décalage avec la ligne argumentative suivie jusqu’ici mais qui vont nous y ramener puisqu’elles concernent toutes deux la question de l’identité. Demandons-nous ce qu’est un acteur politique dès lors qu’il n’est plus déjà prédéfini par son allégeance à une autorité étatique ou par son appartenance à une communauté politique. Et demandons-nous conjointement quelle incidence peut avoir sur l’orientation cosmopolitique de l’Union européenne les différentes acceptions de l’expression « être citoyen du monde » constitutives de l’héritage philosophique européen.
L’acteur politique
Une des manières de renouveler la compréhension des actions politiques dans le cadre européen est de le faire dans la perspective d’une philosophie de l’agir politique qui offre de penser la citoyenneté non pas depuis les titres que confèrent l’appartenance nationale ou l’allégeance à l’État, mais depuis l’agir lui-même. L’élucidation arendtienne de l’action politique est ici d’un grand secours. Elle fait apparaître que l’action politique menée de concert avec d’autres possède trois vertus à partir desquelles penser à nouveaux frais la citoyenneté comme citoyenneté cosmopolitique : la révélation de l’agent dans et par l’action et la parole ; la mise en relation des acteurs entre eux ; l’institution d’un espace d’apparence ou d’apparition qui se déploie grâce à l’agir-ensemble. Par commodité, considérons-les dans l’ordre inverse de celui dans lequel Arendt les expose [10].
L’institution d’un espace d’apparence : toute action déploie avec elle un espace de visibilité où les acteurs se rendent manifestes. Cette institution est paradoxale : un espace public est requis, qui soit politiquement garanti, pour que des actions puissent être menées ; mais cet espace naît lui-même des actions entreprises et qui le réactivent, l’infléchissent sans cesse. L’espace d’apparitions dévolu à l’agir politique est ainsi institué par un jeu d’actions politiques instituantes réitérées. C’est de l’incessante série d’actions contestatrices que dépendent la préservation et la réactivation de l’espace institué pour l’action politique. L’institution politique de cet espace et sa constitution juridique sont tout autant tributaires de l’activité citoyenne que celle-ci l’est de celles-là.
La relation des acteurs entre eux : l’action est la seule activité qui mette directement les humains en relation entre eux sans l’intermédiaire d’objets. Cette relation est, elle aussi, paradoxale : elle donne naissance à une communauté d’acteurs, mais cette communauté ne préexiste pas sous cette forme, née de l’action, à l’action elle-même. Aucune communauté donnée ou préexistante à l’action menée avec d’autres n’est à proprement parler le « sujet » de l’action. L’action invente son peuple dans l’agir. Les actions inventent les peuples et non l’inverse. Aussi les communautés d’acteurs engendrées dans et par l’action ne durent-elles que tant que dure leur action. Communautés fragiles, précaires, éphémères d’acteurs, jamais réductibles aux classes sociales ou aux communautés culturelles ou confessionnelles qui leur préexistent et dont elles se soustraient pour donner naissance à des ensembles instables d’acteurs politiques.
La révélation de l’agent dans les actions et les paroles : l’agent révélé par l’action n’est pas l’auteur réputé cause et source de celle-ci. À son tour, cette révélation est paradoxale : ce qui est révélé est l’acteur né de l’agir lui-même et non pas un prétendu « sujet » qui lui préexisterait. On doit ici prêter attention à une double distinction : celle de l’acteur et de l’auteur ; celle de « qui je suis » et de « ce que je suis ». L’idée arendtienne, d’une intelligence encore méconnue, est de désigner l’acteur comme l’enfant de son action et non le père de celle-ci. En agissant, nous nous révélons au sens où nous nous donnons naissance et au sens où nous nous manifestons. La manifestation est ainsi une « seconde naissance » (natalité). C’est pourquoi il ne faut pas rabattre l’action sur son auteur supposé comme si celui-ci détenait la clé de l’agir sous le prétexte qu’il en serait la cause. L’acteur n’est pas la cause de l’action, il en est le produit, engendré par elle (naissance) ; et exhibé par elle (révélation, apparition, manifestation).
À considérer ensemble ces trois vertus paradoxales, on en tirera une conséquence politique décisive : l’acteur politique, i.e. le citoyen, naît de et par ses actions. En théorie, aucun autre titre n’est donc requis pour être citoyen que le fait d’être acteur, le fait d’agir politiquement, de s’engager et de s’exposer sur la scène publique des actions pour tout ce qui concerne les affaires de la cité. La citoyenneté n’est pas un statut défini par des droits : c’est une manière d’exister sur un mode public et actif. Et c’est ce mode d’action qui confère des droits en les faisant exister publiquement.
Ce que l’Europe cosmopolitique a mis en avant comme un thème majeur de la politique à l’âge postétatique ou postnational est, à mes yeux, cette idée d’une citoyenneté fondée dans les actions communes, les combats politiques concertés menés par des acteurs qu’aucune communauté sociale, nationale ou culturelle ne relie préalablement, mais qui se retrouvent participer des mêmes luttes, engagés dans les mêmes responsabilités, entretenant de ce fait les divisions qui ne cessent de différer l’union sacrée du peuple. Pas plus que ces actions politiques ne s’adossent nécessairement à des communautés qui leur préexistent, pas plus ne donnent-elles naissance à des « sujets politiques » : classe, peuple, ethnie, nation. La transversalité des registres d’actions et des combinaisons d’acteurs indique une orientation transnationale ou métanationale où s’éprouvent des solidarités certes fluctuantes mais précisément cosmopolitiques parce que fluctuantes. Cet acquis engage la réflexion sur la voie d’une élucidation de ce que signifie « être citoyen du monde » selon la provenance européenne de cette affirmation.
Le citoyen du monde européen : rebelle, officier, essayeur.
Dès l’antiquité grecque, la philosophie européenne a thématisé la cosmocitoyenneté sur trois registres différents qui mettent chacun en valeur un aspect particulier de ce que signifie « être citoyen du monde ». Je les nommerai de trois noms qui correspondent à trois orientations philosophiques différentes : figures du rebelle, de l’officier, de l’essayeur. On y reconnaîtra la signification que le cynisme donne à la revendication d’être citoyen du monde, celle que le stoïcisme lui a conférée, celle, enfin, que cette revendication prend dans sa reformulation sceptique. Cet héritage philosophique dans la représentation de la citoyenneté du monde ne saurait demeurer étranger à la compréhension que l’Europe a aujourd’hui de son orientation cosmopolitique.
Diogène de Synope, dit le Cynique, est le premier à qui est attribuée la revendication de se dire « citoyen du monde » [11]. L’affirmation cynique d’une cosmocitoyenneté dessine une position « individualiste » : refus de toute allégeance à un pouvoir étatique et de toute appartenance à une cité. Être citoyen du monde, c’est être sans attache. Diogène récuse et son lieu de naissance et sa cité, il refuse de s’y laisser rapporter comme ce par quoi il pourrait être défini, identifié. Posture du rebelle, celle qui résiste à toute assignation à résidence, à toute identification. Diogène affirme qu’il n’est chez lui nulle part en particulier et qu’il est chez lui partout. Utopie et récusation du chez soi proclamée dans l’équivalence du partout et du nulle part. Diogène affirme qu’il n’a pas à assumer de liens privilégiés avec ses proches (famille, concitoyens, …) ni donc les obligations qui y sont attachées. Fiction d’une communauté universelle proclamée dans l’équivalence du « Je suis à tous » et du « Je ne suis à personne ». On ne peut s’empêcher de relever que cette équivalence retourne par avance celle que Rousseau présentera dans le Contrat Social au fondement de la communauté politique : « se donner à tous, c’est ne se donner à personne », y écrit-il [12], ce qui signifie aussi bien ne se donner à personne en particulier que ne se donner à personne d’autre que soi.
Mais on peut aussi entendre que dans l’esprit de Diogène, « être à tous » revient à « n’être à personne », sans distinction, et donc pas même à soi. Ne pas être à soi, ne pas s’appartenir en propre, telle est aussi la figure du rebelle, celle de la désidentification, figure d’une singularisation extrême. Diogène décide de vivre en étranger, de se faire étranger à toute forme communautaire : famille, village, cité, et à tous y compris à lui-même. Devenir étranger à soi-même ou devenir l’étranger de soi-même : être à soi-même clandestin, devenir son propre clandestin, telle est la signification cynique de la cosmocitoyenneté. Car ici être cosmopolites ne renvoie à aucune cosmopolis, à aucun cosmos, à aucun ordonnancement du monde, à aucun ordre supérieur. C’est n’être membre de rien ; mieux : c’est ne pas être membre, pas même assujetti à soi. Et donc pas non plus maître de soi. L’affirmation cynique d’une citoyenneté du monde dessine la figure asymptotique de la non souveraineté et de la non identité, ce qu’on peut nommer l’an-identité et dont le corrélat pourrait être l’hétéronymie au sens de Pessoa [13].
De cette citoyenneté du monde, le stoïcisme propose une posture inverse. Car aux yeux des stoïciens, le monde est une grande cité, une cosmopolis même si celle-ci n’a pas de réalité institutionnelle et politique, n’est pas une cité mondiale ou un État [14]. Du coup, la citoyenneté du monde désigne une double appartenance concomitante : nous appartenons tous à un même monde et nous avons des obligations envers lui, mais nous appartenons tous aussi à des communautés particulières (famille, amis, village, cité, etc) envers lesquelles nous avons d’autres obligations. Nous sommes assignés à des places, répertoriés dans des ordres qui imposent responsabilités et devoirs : il faut remplir son office ou ses offices. Figure de l’officier, qui officie, assume sa charge au sens du De officiis.
Or être officier, remplir ses devoirs, c’est jouer un rôle. Le monde est un théâtre et, en chaque scène, des offices nous convient à officier. Chacun est donc partout chez soi dans le monde parce qu’en quelque endroit il dispose d’un chez soi. Et chacun est au monde sur le mode du rôle, du jeu. Apparaît alors de nouveau que la cosmocitoyenneté procède d’une désidentification, mais selon un autre mouvement que le mouvement cynique, celui d’une singularisation de soi par un jeu d’acteur engagé dans la particularité qui double l’universelle et encore abstraite inscription dans la cosmopolis en tant que telle. L’affaire du cosmopolites stoïcien est d’être le bon acteur de son existence en jouant bien le rôle que son appartenance assumée à des communautés et son allégeance à des pouvoirs requièrent. Double identification déniée l’une par l’autre donc, comme citoyen du monde en général et comme citoyen de tels mondes en particulier, et transcendée par la singularisation de l’acteur dans ses rôles : être citoyen du monde, c’est jouer son appartenance aux particularités du monde, en être sur le mode du n’en être pas entièrement, par où le citoyen n’est jamais prisonnier de ses communautés d’affiliation mais toujours porté à elle et au-delà d’elle par sa cosmocitoyenneté.
Dans le stoïcisme comme dans le cynisme, et pour des raisons inverses, la citoyenneté du monde requiert de s’élever contre les logiques d’identifications communautaires et les processus d’assignations identitaires.
La troisième posture cosmocitoyenne léguée par la philosophie européenne est celle que dessine le scepticisme moderne, celui de Montaigne ou de Diderot, par exemple. L’attitude sceptique conjoint en quelque sorte les deux compréhensions opposées du cynisme et du stoïcisme en les faisant jouer ensemble l’une contre l’autre : être dissident, rebelle et pourtant jouer son rôle dans le monde, être officier. Apprendre à se désidentifier de soi, à se désaffilier de ses appartenances et pourtant être un acteur engagé, impliqué chez soi comme ailleurs. Attitude contradictoire en apparence, qui exige des déguisements et procède pragmatiquement par essais. On peut l’appeler l’attitude de l’essayeur par référence à Montaigne qui s’essaye en s’essayant au monde sur fond de scepticisme raisonné. Montaigne, on le sait, reprend la formule de Diogène et l’attribue à Socrate (selon une tradition antique qu’il n’invente pas) : il en fait la formule d’un cynisme raisonné, celle d’un socratisme, une ironie sérieuse portée sur l’ignorance ignorée et l’ignorance assumée – du monde mais aussi de soi dans l’effort pour se connaître. Prime alors ici le choix de l’antidogmatisme : qui saurait dire qui il est ou ce qu’il est, qui est l’autre ou ce qu’il est ? Qui connaît les identités, la sienne, celle des autres et celle des états ? Qui les maîtrise et peut les assigner ?
Être citoyen du monde, c’est alors reconnaître que personne ne saurait être figé dans une identité ; et s’efforcer pourtant de se connaître, et de reconnaître l’autre, depuis cette différence d’avec soi qui inlassablement défait cette prétention au savoir. Savoir indécis des identités précaires et flottantes qui n’invite à aucun renoncement, à aucune résignation, mais dessine au contraire une pragmatique des essais, appelle un travail de désidentification active pour s’essayer aux mondes. Il y est question de déguisements puisqu’il s’agit de s’affranchir de ses coutumes et de ses habitudes en même temps que de s’apprêter aux costumes et aux habits des autres « nations ». Montaigne s’y essaye, Diderot en donnera la philosophie – le paradoxe du comédien qui est aussi celui de l’acteur politique – dans le Supplément : comme l’aumônier à Tahiti, il s’agit de « prendre le froc du pays où l’on va, et [de] garder celui du pays où l’on est » [15], de s’essayer aux mœurs étrangères à Tahiti, ce qui est honorer l’hospitalité reçue et être fidèle au code universel de la nature, tout en se pliant aux mœurs européennes qui nous assujettissent et nous condamnent aux contradictions des codes religieux, moral et civil.
Cette histoire contient une leçon politique. Derrière ce qui pourrait ne sembler que duplicité et compromission se révèle une posture à la fois philosophique et cosmopolitique. Alors qu’à l’invitation de Denys, Platon refusa de se vêtir d’une robe pourpre au motif que se déguiser en femme ne sied pas au philosophe, Aristippe de Cyrène, « le seul homme », aux dire de Platon ou de Straton, « capable de porter avec indifférence un riche manteau ou des haillons » [16], revêtit cette même robe « sans façon et se mettant à danser, dit très finement […] qu’aux fêtes de Bacchus une âme sage n’est pas corrompue » [17]. Dionysos ici fêté est le dieu du brouillage des identités, dieu né deux fois, dieu de l’étrangeté à soi par delà les genres. Aristippe incarne aux yeux de Diderot cet art de se rendre étranger à soi-même, de se défroquer, qui définit une politique pragmatique mais aussi une éthique politique [18] : être fidèle non pas à ses convictions mais aux principes d’un vivre-ensemble libérateur, non pas à un code social, moral ou religieux, mais à une politique d’émancipation à l’égard des assignations identitaires ou communautaires, ou de singularisation au regard des identifications sociales et culturelles. L’essayeur est ici citoyen du monde en ce qu’il accepte ou tâche de se rendre étranger à soi-même, ce qui est la condition de l’hospitalité accordée à ceux qu’on nomme « étrangers ». Il est citoyen du monde en vertu d’une politique d’extranéité continuée. On peut alors appeler « cosmopolitique » une politique des écarts, des excentrements, qui revient à creuser ces intervalles et à se singulariser en luttant contre les procédures d’identification, d’assignation, d’enrôlement, mais à le faire en assumant les situations données. Logique parataxique d’une superposition d’identités qui se dénoncent les unes les autres et pourtant se requièrent, comme le suggère Diderot.
La réflexion sur l’hétéronymie des noms propres et l’an-identité parataxique des acteurs comme des communautés d’acteurs politiques rejoint ici la question, à mes yeux cruciale, de l’Europe politique, à savoir le sort que celle-ci est susceptible de réserver aux étrangers et, singulièrement, aux étrangers devenus étrangers à eux-mêmes que sont les immigrés clandestins, doublement défroqués pourrait-on dire, ou privés de la possibilité de se défroquer puisque interdits aussi bien des habits et des coutumes de leur pays d’origine que de ceux des pays où ils ont en vain cherché refuge. L’Europe cosmopolitique est sommée de regarder en face cette figure de l’immigré clandestin qui, loin d’être un accident contingent de l’histoire, en indique son enjeu : l’organisation policière de l’Europe supposée prévenir les États de l’UE de l’invasion de ces étranges étrangers ravive le « spectre des camps », selon l’expression de Marie-Claire Caloz-Tscopp [19], et rend problématique sa prétendue orientation cosmopolitique. On ne saurait considérer que ce n’est là qu’une question de police des frontières qui laisserait intacte la logique inédite selon laquelle se structure l’Europe politique. Ni qu’il suffit d’invoquer le renforcement des procédures de concertation entre pays européens pour régler la gestion des flux migratoires. Il faut plutôt s’interroger sur la pertinence d’une revendication cosmopolitique qui s’accompagne de pratiques d’exclusion systématique sur les trois registres où elle se décline : interdiction, expulsion ou marginalisation : fermetures des frontières, reconduites à la frontière ou internements dans des camps qui sont autant de zones de non droit invalidant de facto les principes dits universels de respect de la personne humaine, des droits de l’homme, etc.
L’ampleur et la gravité que revêt cet aspect du développement de l’Europe ne souligne pas seulement la contradiction interne de l’Union européenne appelée à gérer ces immigrations illégales par le déni du droit, le recours à l’exceptionnalité et le motif d’une souveraineté arbitraire parce que d’essence policière et non politique, sur le modèle des vieux États-nations. Contradiction en soi déjà douloureuse puisque la gestion policière concertée vient dénoncer l’esprit cosmopolitique de l’Union. La question des clandestins doit aussi et surtout être entendue comme le signe historique de l’impossible mondialisation politique, de l’impossible cosmopolitique corrélative de la globalisation économique dont le marché européen unifié participe. Elle révèle en effet la prévalence de la logique identitaire sur le processus de singularisation des acteurs, la priorité des assignations territoriales sur les luttes d’émancipations politiques méta- ou transnationales, etc. Et elle met en évidence le litige politique par excellence qui oppose, dans les termes de Jacques Rancière, la police et l’émancipation.
Dire comment l’Europe doit être comprise, c’est donc aussi indiquer qu’elle doit l’être comme une entité en proie à cette tension entre deux logiques, l’une procédurale, concertative et organisationnelle, et l’autre conflictuelle, dissidente, rebelle, parce que l’organisation concertée est aussi ce contre quoi les « peuples » (au sens politique, et non national, des communautés labiles d’acteurs) se soulèvent en protestant contre l’immigration sélective, les expulsions, les camps. Prendre en charge cette dimension irrédentiste du politique n’est ni utopie ni idéalisme ni complaisance envers des révoltes réputées irresponsables. Il appartient au contraire à l’idée cosmopolitique d’Europe d’assumer la responsabilité de cette irresponsabilité. Ce qui est encore une manière de composer entre les figures du rebelle, de l’officier et de l’essayeur et de mesurer l’orientation cosmopolitique de l’Europe à l’aune de sa capacité à accueillir l’étrangeté des étrangers, c’est-à-dire aussi bien de se rendre étrangère à elle-même, de se défroquer, d’être hétéronyme.
par
Pour citer cet article :
Notes
[1] On trouvera une excellente discussion de ces problèmes théoriques dans Lacroix J., L’Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Paris, Cerf « Humanités », 2004.[2] Ferry J.-M., Europe. La voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale, Paris, Cerf « Humanités », p. 200.
[3] Ferry J.-M., op. cit. p. 159.
[4] Magnette P., L’Europe, l’Etat et la démocratie, Bruxelles, Éditions Complexes, 2000, p. 157.
[5] Mairet G., « Sur la critique cosmopolitique du droit politique », in Duprat G. (dir.), L’Union européenne. Droit, politique, démocratie, Paris, puf, 1996, p. 29.
[6] Rousseau J.-J., Du Contrat social, Livre I, chap. 8.
[7] Cf. Tassin É., « Le peuple ne veut pas », Communication au colloque Hannah Arendt. Crises de l’Etat-nation, pensées alternatives, Paris, 16-18 novembre 2006, CSPRP, Université de Paris VII Diderot, à paraître sous ce titre chez Sens & Tonka, Paris, automne 2007.
[8] Ferry J.-M., op.cit., p. 66.
[9] Ibid., p. 200.
[10] Cf. Arendt H., Condition de l’homme moderne (1958), trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Levy, 1961, chapitre V : l’action.
[11] Cf. Diogène Lærce, Vies et doctrines des philosophes illustres, trad. R. Genaille, Paris, GF, 1995-1996, vol. 2, p. 30. Sur la signification de la réponse de Diogène, cf. Douailler S., « Le cosmopolitisme cynique », in Vincent H. (dir.), Citoyen du monde : enjeux, responsabilités, concepts, Paris, L’Harmattan, 2003.
[12] Rousseau J.-J., op. cit., Livre I, chap. 6.
[13] Cf. Tassin É., « L’Europe entre philosophie et politique », in Poulain J. & Vermeren P. (dir.), L’Identité philosophique européenne, Paris, L’Harmattan, 1993, pp. 189-210.
[14] Cf. Gérard V., « Être citoyen du monde », in Dayan-Herzbrun S. & Tassin É (dir.), Citoyennetés cosmopolitiques, revue Tumultes, n°24, Paris, Kimé, mai 2005, pp. 13-25.
[15] Diderot D., Supplément au Voyage de Bougainville et autres œuvres, textes choisis, présentés et commentés par É. Tassin, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 129.
[16] Diogène Lærce, Vie, doctrines et sentences des hommes illustres, op. cit., vol. 1, p. 128.
[17] Ibid., p. 132.
[18] Cf. Tassin É, « Diderot ou le paradoxe du citoyen. Le vertueux, le courtisan et le comédien », in La raison est-elle séditieuse ? Philosophes et révolution, revue Carrefour, vol. 24, no 1, 2002, pp. 13-34.
[19] Caloz-Tschopp M.-Cl., Les Étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris, La Dispute, 2004.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire