24 avril 2013

Claudine Castelnau: Rencontre avec notre ami Ahmed


claudine


Rencontre avec notre ami Ahmed :
La Tunisie aurait pu devenir un modèle de démocratie pour le Maghreb

Propos recueillis par Claudine Castelnau.
Journal Réforme (Paris)

La Tunisie aurait pu devenir un modèle de démocratie pour le Maghreb. Selon l’exilé Ahmed Manaï, elle a raté sa chance. L’Etat policier du président Ben Ali exerce son pouvoir dictatorial.

Ahmed Manaï le Tunisien faisait signe récemment. Depuis notre rencontre en 1996
[1], il avait dû déménager quatre fois dans la région parisienne pour échapper au harcèlement de certains agents tunisiens… A l’époque, il venait de sortir un livre, Supplice Tunisien. Le jardin secret du général Ben Ali (La Découverte). Il y racontait son histoire personnelle, l’expérience douloureuse de l’arrestation arbitraire, de la torture, du flicage des siens, de l’exil intérieur sur sa propre terre, parce qu’il avait eu l’audace de se présenter aux élections législatives de 1989 au nom d’une coalition d’opposants modérés au président Ben Ali. Contraint à l’exil avec sa famille « on m’a sûrement rogné les ailes en m’obligeant à fuir, mais quelle autre alternative m’était laissée, sinon d’être enfermé à perpétuité, numéro d’écrou anonyme ou, disparu »? Il vit depuis 1991 en France avec le statut de réfugié politique.
L’homme n’a pas changé. Toujours aussi discret et intériorisé. La voix posée, presque douce lorsqu’il raconte son combat. Un combat qui n’en finit pas contre le « sauveur »- c’est ainsi que se présente le général Zine Abdine Ben Ali lorsqu’il destitue en 1987 le vieux lion fatigué Bourguiba. L’illusion démocratique prend vite fin, du moins en Tunisie- car en France, ceux qui savent se taisent sur « Notre ami Ben Ali »[2] Et le généra est encore en place, après douze ans de dictature, fignolant jour après jour un Etat policier tout à sa dévotion et à sa gloire.

Tension latente

Ahmed Manaï vient de Ouardanine, un petit village du Sahel qui vit de l’olivier. Il porte, dit-il, depuis toujours, le souci que sa société tunisienne traditionnelle musulmane s’adapte à la modernité, mais sans rupture culturelle, ni reniement du patrimoine religieux et des valeurs de l’islam. Aussi la modernisation rapide impulsée par un Bourguiba profondément areligieux, lui laissera-t-elle quelques regrets : des choix « à la Ataturk »- même si l’application en est moins radicale- une méconnaissance des lenteurs sociales- et les blocages, les tensions dues à l’incompréhension par les individus des décisions du pouvoir… »Cette tension latente, on la retrouve à partir de 1970 dans le champ politique avec la réaction de l’islamisme, mais sans la violence qu’a connue l’Algérie. Car le peuple tunisien est profondément pacifique, surtout dans son expression politique. Si les islamistes avaient choisi la violence, ils n’auraient pas trouvé de soutien populaire ». Ahmed Manaï est un réformiste, pas un révolutionnaire. Il constate même, avec un sourire, que rien ne le prédisposait à devenir un opposant : « je n’étais pas programmé ! ».
Et pourtant, il a bien fallu, affaire de conscience, se dresser contre la violence de l’Etat. Les islamistes qui ont cru pouvoir se montrer à visage découvert sur la foi de promesse du pouvoir en ont été victimes (tortures, morts) depuis une dizaine d’années, mais le simple citoyen, comme le journaliste, l’intellectuel ou le syndicaliste sont en danger aussi. Aujourd’hui Ahmed Manaï porte le souci lancinant de la génération nouvelle, sans contrôle ni encadrement social et politique : Comment va-t-elle réagir alors qu’elle n’a connu que la répression gratuite ? Et que touchée de plein fouet par le chômage (entre 15 et 40% de jeunes sont sans emploi, plus encore quand ils sont diplômés), elle perd espoir, véritable bombe à retardement…
La Tunisie prospère n’est plus qu’une image d’Epinal. On est mieux que dans les pays voisins, reconnaît notre interlocuteur qui fut agroéconomiste et expert auprès de l’ONU, mais il explique que l’accord de partenariat avec l’Union Européenne, tout en ouvrant aux produits tunisiens de nouveaux marchés, a supprimé les droits de douane pour les produits européens.
« Le résultat immédiat ? Le tissu industriel tunisien créé depuis l’indépendance se révèle incapable de résister à la concurrence. Sans que les Européens n’aient jamais réclamé le droit de regard et de remontrance que l’on attendait d’eux sur la situation des droits de l’homme en Tunisie (les accords de partenariat avec l’UE comportent un volet économique et un volet droits de l’homme). Sa voix contient une amertume à peine voilée, le sentiment d’être trahi. Depuis des années, raconte-t-il, il n’a pas osé téléphoner à ses proches ou à ses amis, de peur de les mettre en danger. Avec raison, car, lorsqu’il a envoyé récemment le faire-part du mariage de son fils (avec une Ariégeoise) aux chefs de sa famille, ceux-ci ont été convoqués par la police pour un interrogatoire interminable… « Voilà neuf ans que je cours, que j’informe, que j’alerte les organismes internationaux. En 2000, il paraît facile de dénoncer le cauchemar que vivent les tunisiens, mais les choses n’ont pas toujours été ainsi ! »
Pudiquement, il tait souvent les noms des zélés laudateurs français, qui, aujourd’hui n’osent plus défendre le dictateur, signe que le régime est à bout. Naguère encore, ils lui ont claqué la porte au nez, trop « affairés » avec les clans au pouvoir en Tunisie, ou éblouis par un séjour « organisé ». « On prenait un rendez-vous, puis entre-temps la personne se rendait en Tunisie et au retour ne donnait pas suite… Longtemps, jusqu’aux années 1995- 96, on ne nous a pas crus. Pourtant, nous avons continué à parler, sans nous décourager. Car autant la vérité est évidente lorsqu’il s’agit, par exemple, de l’Irak, dont le dictateur bombarde au napalm sa propre population, autant l’information est indispensable dans le cas d’une dictature raffinée comme celle de la Tunisie ». Ahmed Manaï reconnaît aussi que personne en France ne lui a jamais demandé de se taire et que les règles démocratiques sont respectées. « Si on m’avait imposé le silence, je serais parti. J’ai choisi non par courage mais par nécessité pour ne pas avoir à baisser les bras et pour continuer le combat ».

Imams nommés par le pouvoir

Désormais, les responsables politiques et économiques français ne peuvent plus faire comme s’ils ne savaient pas. « Et l’Union Européenne va bien être obligée, un jour proche,de choisir entre le soutien à une dictature condamnée à brève échéance ou l’amitié avec un peuple ». Ahmed Manaï, dans ce tour d’horizon, épingle aussi ceux qui proclament que la Tunisie ne serait pas mûre pour une démocratie parce que terre d’islam « ils ne connaissent rien à mon pays, juste pour avoir fréquenté les hôtels et les plages ! Nous aurons pu vivre une démocratie solide, qui ne tourne pas le dos aux traditions, aux valeurs humanistes de l’islam ». L’islam, qui lui donne le courage nécessaire à la lutte. Car, il l’a payé d’agressions physiques violentes, dont il a gardé des séquelles et de menaces répétées de la part de compatriotes préposés aux basses œuvres de Ben Ali sur notre territoire. « Si je n’avais pas la foi et la famille que j’ai, je ne sais pas si j’aurais continué. Je suis profondément croyant et j’ai la conviction que tout être humain doit être traité dignement et ses droits respectés.. Le combat que je mène est aussi un combat contre moi-même, pour être capable de garder mon intégrité dans le succès de la cause que je défends… »
Alors le scandalise aussi la mainmise de Ben Ali sur le religieux et ses fonctionnaires, les imams, nommés par le pouvoir et tout à sa dévotion : « les prêches et les émissions religieuses à la TV ne sont plus que des temps de propagande, des hymnes permanents à l’envoyé de Dieu. Une caricature de religion ! Où est Dieu ? ».
De ce temps passé à parler de son pays, il reste un goût de cendres et de regrets. La Tunisie aurait pu devenir un modèle de démocratie dans le Maghreb, elle raté une chance. De l’épreuve de la répression, de ses morts, de ses humiliés, sortira-t-il un peuple plus fort ?
Des leaders, qui font tant défaut aujourd’hui, se lèveront-ils ?
Et que va-t-il se passer à la mort de Bourguiba, avec lequel les Tunisiens ont curieusement renoué en fuyant leur présent ? Sera-ce l’occasion d’un sursaut populaire ?
A moins que la révolution ne vienne des stades lors d’un matche de foot ?
L’an dernier, une bataille rangée entre policiers et jeunes supporters a fait dix sept morts. Et récemment, en février, des émeutes violentes de lycéens et de chômeurs ont eu lieu…C’est la question lancinante que se pose notre ami. Il y répond en se voulant plein d’espoir et de patience « l’alchimie de la réflexion, de l’approfondissement dans la douleur commence à opérer dans le peuple ».

[1] Voir Réforme n° 2685, 28 septembre 1996
[2] Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi : Notre ami Ben Ali, l’envers du miracle tunisien. La Découverte. Paris 1999.

Propos recueillis par Claudine Castelnau.
Ahmed. Manai | Reforme/Paris N° 539- Février 1996

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