En avril 1940, les armées d’Hitler envahirent la Norvège qu’elles 
occupèrent pendant cinq ans jusqu’à la fin de la Seconde Guerre 
mondiale. Comme dans de nombreux autres pays d’Europe occidentale, cette
 expérience traumatisante façonna la conception de la sécurité des 
Norvégiens et entraîna la création d’un réseau 
stay-behind au 
lendemain de la guerre. Les Norvégiens qui bâtirent cette organisation 
clandestine avaient pour la plupart vu leurs réseaux de résistance 
désorganisés se faire balayer par les troupes allemandes et craignaient 
que la Guerre froide aboutisse à une invasion soviétique. « 
Il ne 
s’agissait pas de savoir si oui ou non il fallait édifier une 
organisation stay-behind en Norvège mais d’établir le calendrier des 
opérations », expliquent Ronald Bye et Finn Sjue, deux auteurs 
spécialistes du Gladio norvégien, pour décrire le sentiment de l’époque.
 L’OTAN elle-même avait fait de la création de ce réseau une priorité. 
Si le coup d’envoi ne fut pas donné en 1947/1948, il le fut certainement
 en 1949, lors de l’adhésion à l’OTAN. En effet, avant de pouvoir 
rejoindre l’Alliance, chaque pays devait s’être doté d’instruments de « 
guerre non conventionnelle ou avoir pris des dispositions dans ce sens », expliquent Bye et Sjue en faisant référence à un document non daté intitulé 
Directive OTAN/SACEUR sur la guerre non conventionnelle. [
1]
 
- Vilhelm Evang (1909-1983).
Vilhelm Evang, qui dirigeait les services secrets norvégiens au 
lendemain de la guerre, et Jens Christian Hauge, le Premier ministre de 
la Défense de l’après-guerre, furent les artisans à la fois de la 
construction du réseau 
stay-behind et de la création du Norwegian
 Intelligence Service (NIS). Evang, un scientifique originaire d’Oslo, 
avait rejoint le petit service de renseignement du gouvernement 
norvégien en exil à Londres en 1942, quant à Hauge, il avait commandé la
 résistance militaire pendant l’occupation. À son retour en Norvège, 
Evang créa en 1946, avec l’aide de Hauge, le NIS qu’il dirigea pendant 
20 ans. La communauté du renseignement états-unienne était méfiante à 
l’égard d’Evang en raison de ses sympathies connues pour les partis de 
gauche et parce qu’il avait appartenu au mouvement « Mot Dag » au cours 
des années 1930. En 1966, il fut contraint de quitter le service suite à
 l’affaire Lygren. [
2]
 Afin de ménager sa sortie, le ministre de la Défense l’affecta au 
quartier général de l’OTAN en France, en qualité de Représentant 
Militaire National. Il servit tout d’abord à Paris, puis à Bruxelles 
jusqu’en 1969. Evang abandonna le service de l’État en prenant sa 
retraite et mourut en 1983, à l’âge de 74 ans.
Durant le temps qu’il avait passé à Londres, Evang s’était créé des 
contacts étroits parmi la communauté du renseignement britannique. Il 
partageait la conviction des officiers du MI6 que la Norvège ne devait 
plus jamais se retrouver victime d’une occupation ennemie sans y être 
préparée. Dans le cadre de la construction du réseau 
stay-behind, Evang rencontra en février 1947 un agent du MI6 disposant « 
de solides contacts au sein de la Défense et de l’armée » dont on peut supposer qu’il s’agit du directeur du MI6 en personne, Sir Steward Menzies, à qui il présenta le projet 
stay-behind
 norvégien. Evang et Menzies étaient tous deux convaincus des menaces 
réelles que constituaient l’Union soviétique et l’expansion du 
communisme. « 
Ces considérations ont conduit les Anglais à 
s’intéresser de près aux stratégies de défense dans les pays sous 
occupation ennemie », écrivit Evang dans son journal. « 
Il semble
 que les Pays-Bas, la France et la Belgique aient entrepris de concevoir
 l’organisation d’une armée clandestine selon un modèle plus ou moins 
défini. » [
3]
Aux côtés du MI6 britannique, la CIA états-unienne prit également une
 part active au processus qui conduisit à la création de l’armée secrète
 norvégienne. Dès 1946, Evang envoya le major Kaj Martens à New York 
afin d’établir des contacts avec le renseignement US. Puis en 1947, au 
lendemain de la création de la CIA, Evang se rendit lui-même aux 
États-Unis, probablement pour s’entretenir des questions de guerre 
clandestine avec Frank Wisner, le directeur du Bureau de Coordination 
Politique de la CIA (OPC) chargé de la constitution des réseaux 
stay-behind
 en Europe de l’Ouest. De même qu’en Italie, la CIA supplanta le MI6 à 
mesure que la puissance US croissait et que l’Empire Britannique 
déclinait. « 
La coopération avec les États-Unis », observe le chercheur norvégien Olav Riste, était « 
de loin l’aspect le plus développé des relations extérieures du NIS ». [
4]
 Afin de coordonner leurs opérations secrètes, des représentants des 
services secrets norvégiens, britanniques et états-uniens se 
rencontrèrent à Londres en 1948. Un mémorandum des services de 
renseignement relate qu’il fut alors décidé « 
d’établir en Norvège un
 appareil chargé de transmettre des rapports de renseignement par radio 
ou par tout autre moyen de communication au quartier général allié situé
 à l’intérieur ou hors des frontières du territoire national, en cas 
d’occupation partielle ou totale de celui-ci ». Cette note de 
service souligne que le NIS était fier d’annoncer à la CIA et au MI6 que
 dans le cadre d’une opération baptisée SATURN, une telle armée secrète 
avait d’ores et déjà été mise en place. « 
Le colonel Evang a pu 
informer nos alliés qu’un appareil capable d’assurer de telles fonctions
 était quasiment opérationnel et à sa disposition. » [
5]
C’est un agent du renseignement norvégien, Alf Martens Meyer, qui 
était chargé d’assurer la liaison avec la CIA. Il était d’ailleurs payé 
par la CIA et, selon l’ancien agent des services secrets Christian 
Christensen, il aurait « 
dirigé la plupart des opérations du renseignement norvégien au cours des années 1950 et 1960 ». [
6] « 
Il
 a également été établi que Martens Meyer et ses collaborateurs 
entretenaient des contacts réguliers avec des agents secrets de la CIA 
et du MI6 aux ambassades des États-Unis et de Grande-Bretagne à Oslo », écrivirent les journalistes Bye et Sjue dans les années 1990. [
7]
 Comme dans d’autres pays, l’achat de transmetteurs radio constituait le
 principal investissement de l’armée secrète. En mai 1948, Evang adressa
 une lettre confidentielle au ministre de la Défense Hauge dans laquelle
 il lui demandait des fonds pour acquérir 50 transmetteurs radio 
destinés au 
stay-behind norvégien. « 
Les transmetteurs seront 
entreposés en sécurité et ne seront utilisés que si certaines portions 
du territoire sont envahies par une puissance étrangère », 
spécifiait Evang qui soulignait en outre que l’armée secrète créée sous 
l’égide de l’OTAN pourrait aussi être utilisée dans le pays en l’absence
 d’invasion mais dans l’hypothèse d’un coup d’État des communistes 
norvégiens : « 
Dans le cas d’un coup d’État intérieur, les 
transmetteurs individuels pourront être activés sur autorisation 
spéciale de l’État-major ». Evang indiquait que « 
les préparatifs de la création du réseau sont bien avancés » et précisait en ce qui concerne les opérateurs des systèmes radio : « 
nous
 projetons de recruter des individus qui n’ont pas pris part à de telles
 activités clandestines au cours de la dernière guerre et qui ne sont 
pas identifiés comme opérateurs radio ». [
8]
 Le ministre de la Défense Hauge fut ravi des derniers développements de
 l’opération top-secrète et appuya la demande de crédits. [
9]
S’attardant sur les fonctions intérieures de l’armée secrète, Evang 
expliquait à Hauge comment des groupes d’individus travaillant dans 
certaines industries avaient été sélectionnés avec l’assentiment 
d’industriels norvégiens et sous la supervision du NIS pour être 
entraînés et placés en guise de sentinelles et ainsi lutter contre « 
les activités subversives des cinquièmes colonnes (communistes) dans certains secteurs ».
 En octobre 1948, probablement conscient du danger que pouvaient 
représenter ces groupes armés privés et agissant hors de tout contrôle 
parlementaire, Evang présenta un rapport au ministre de la Défense dans 
lequel il précisait bien que les groupes étaient constitués de 
collaborateurs loyaux et disciplinés. Lorsque la Norvège ratifia le 
Traité de l’Atlantique Nord en avril 1949, des affiches spéciales 
dénonçant les agissements des cinquièmes colonnes furent imprimées et 
placardées dans tous les bureaux de l’armée. Ces affiches demandaient 
aux officiers de coopérer avec la police et les services secrets dans le
 cadre de mesures préventives à l’encontre des agents des « 
cinquièmes colonnes », définis comme « 
des
 Norvégiens ou des étrangers qui se livrent pour le compte d’une 
puissance étrangère à des activités de renseignement illégales, des 
actes de sabotage, des assassinats, etc.. sur le territoire national ».
 Après l’adhésion de la Norvège à l’OTAN, des listes de citoyens 
norvégiens et des ressortissants étrangers à arrêter et à incarcérer en 
cas de crise furent dressées et conservées par la Police de Sécurité. [
10]
 
- Jens
 Christian Hauge (1915-2006). Chef du réseau de résistance Milorg durant
 la Seconde Guerre mondiale. Il était agent de l’OSS (service secret 
US). Après la guerre, il devint ministre de la Défense (1945-52), puis 
de la Justice (1955). Il joua un rôle important dans l’approvisionnement
 du programme nucléaire israélien et dans l’adhésion de la Norvège à 
l’OTAN. Il poursuivit sa carrière dans l’industrie de défense et de 
l’énergie, dirigeant notamment la société Statoil. Il était membre du 
groupe de Bilderberg.
Hauge avait été nommé ministre de la Défense en 1945. Sa nomination 
en dépit de son jeune âge, il n’était alors âgé que de 30 ans, 
s’explique par le rôle important qu’il avait joué dans la Résistance. 
Hauge était un fervent partisan de l’armée 
stay-behind. En 
exposant son plan pour la reconstruction des forces armées norvégiennes 
devant le Parlement à l’automne 1946, il déclara : « 
Nous savons 
grâce à notre expérience acquise pendant la guerre, que la détermination
 à continuer le combat même après la défaite et l’occupation est un 
élément essentiel de la stratégie de défense d’un petit pays comme le 
nôtre ». [
11]
 Hauge décida que la principale station de radio utilisée par le NIS 
dans la région d’Oslo devait servir de principal canal de communication 
pour le réseau 
stay-behind norvégien et ordonna qu’une station de réserve soit installée à l’intérieur du pays.
Le 25 octobre 1948, le ministre de la Défense imposa une directive gouvernementale établissant officiellement l’existence du 
stay-behind
 norvégien. Le même mois, dans une lettre top-secrète adressée au chef 
d’état-major, le général de division Ole Berg, Hauge ordonna à celui-ci 
de passer au niveau de préparation « 
FO 4 ». Berg savait exactement de quoi il s’agissait : pendant la Seconde Guerre mondiale, « 
FO 4 »
 était le nom de la section du Haut Commandement militaire norvégien en 
exil chargée de préparer et d’exécuter des opérations de sabotage et 
d’autres missions clandestines menées conjointement avec le SOE 
britannique en territoire occupé. « 
Les autorités norvégiennes libres
 doivent être en mesure d’organiser des actes de sabotage et de guérilla
 contre des objectifs militaires stratégiques dans les zones de la 
Norvège susceptibles d’être temporairement occupées par l’ennemi 
(infrastructures industrielles et de communication, entrepôts 
militaires, unités, etc...) », ordonna Hauge. « 
Ces mesures 
devront impérativement être intégrées à la lutte armée en Norvège. 
L’appareil doit donc être maintenu à un haut degré de préparation en 
temps de paix. » [
12]
Se fondant sur sa propre expérience, Hauge opta pour de petites 
unités opérationnelles de deux à quatre hommes disposant de caches 
secrètes contenant des armes à feu, des explosifs, des transmetteurs 
radio et d’autres équipements. Les combattants de l’ombre devaient être 
recrutés parmi l’armée norvégienne et la Garde Nationale. Ils devaient à
 tout prix avoir une bonne connaissance de leur secteur d’opérations. 
Les vétérans de la résistance militaire norvégienne ne devaient 
intervenir qu’en qualité d’instructeurs car ils risquaient d’être 
facilement identifiés et éliminés par un envahisseur aidé d’informateurs
 locaux. Selon les vœux de Hauge, un réseau radio indépendant et secret 
devait assurer la communication au sein du 
stay-behind. L’Opération SATURN progressa rapidement et le niveau de préparation FO 4 fut rapidement atteint, sur quoi le 
stay-behind norvégien fut rebaptisé « 
Rocambole », abrégé en ROC. « 
La
 “philosophie” qui sous-tendait le réseau ROC était héritée des leçons 
tirées de l’occupation allemande quelques années auparavant », résuma l’historien Olav Riste. [
13]
En septembre 1952, le ministre de la Défense norvégien fit une 
déclaration au sujet de l’armée secrète et confirma à cette occasion la 
définition et les fonctions du réseau 
stay-behind norvégien. « 
Rocambole
 est une organisation militaire rigoureusement top-secrète placée sous 
le commandement direct du commandant en chef de la Défense (de 
l’état-major), dont le rôle est d’effectuer des missions ponctuelles 
d’une importance militaire particulière sur le territoire norvégien en 
cas d’occupation de celui-ci », spécifiait la note de service. « 
Il
 est impératif que chacune des actions entreprises obéisse à un ordre 
direct du chef de l’état-major et qu’elle soit menée par un petit nombre
 d’éléments aguerris spécialement organisés, entraînés et équipés en vue
 de cette mission. » En cas de guerre, ROC devait, selon le document du ministère de la Défense, s’acquitter de trois tâches : « 
1.
 La destruction de cibles matérielles au moyen d’explosifs ou par 
d’autres moyens. 2. La protection temporaire des installations et des 
voies de communication dans le cadre de la libération d’une région 
donnée. 3. D’autres missions telles que l’organisation de groupes 
clandestins plus importants, la réception de personnels et de matériels 
aéroportés, la reconnaissance, certaines tâches de renseignement 
spécifiques, des actions de guérilla, des assassinats, etc...  » [
14] Les opérations de surveillance intérieure « 
en cas de coup d’État », telles que les avait imaginées Evang, ou les missions « 
visant à contrer les activités de subversion des cinquièmes colonnes (communistes) », si elles n’étaient pas mentionnées, devaient très probablement faire partie des attributions de l’armée secrète.
En 1950, le ROC établit son quartier général dans une bâtisse de 
Smestad et des caches d’armes furent disséminées à travers tout le pays 
tandis qu’un bunker, propriété du gouvernement, situé sur Cort Adeler 
Street, dans le centre d’Oslo, était retenu pour entreposer l’équipement
 de l’organisation. Jens Nordlie, qui avait combattu aux côtés du 
ministre Hauge dans la Résistance fut choisi pour être le premier chef 
du 
stay-behind norvégien. Dès 1949, Nordlie avait rencontré à 
Londres des responsables du MI6 avec lesquels il avait convenu 
d’accélérer la constitution de l’armée secrète ROC et confirmé 
l’objectif « 
de créer avant la fin de l’année 15 unités de 5 hommes ». [
15]
 Les Britanniques lui avaient fourni tout l’équipement nécessaire, qui 
comprenait notamment des transmetteurs radio et des explosifs. En cas de
 guerre et d’occupation de la Norvège, la Grande-Bretagne devait servir 
de base arrière au réseau 
stay-behind. Il semblerait que les 
Norvégiens aient eu sur le moment quelques réticences à transmettre 
ainsi aux Britanniques le nom de tous les agents du ROC, en effet, cela 
revenait à faire passer l’organisation sous contrôle étranger. Le ROC 
collaborait aussi très étroitement avec la CIA. Avec l’aval du ministre 
de la Défense, les cadres de l’armée secrète rencontraient régulièrement
 l’États-unien Harold Stuart, un membre du Conseil National de Sécurité.
 Ils échangeaient des informations et de l’argent et on peut 
raisonnablement penser que la CIA disposait elle aussi de la liste des 
agents du ROC. [
16]
Un rapport commandé fin 1949 montre que 9 chefs d’unités et 7 
opérateurs radio avaient alors déjà achevé leur formation. Les caches 
avaient été aménagées avec suffisamment d’armes et d’équipements pour 
garantir aux groupes clandestins une autonomie de 12 mois. En 1952, le 
réseau ROC disposait de 32 unités comprenant chacune 5 membres et les 
plans prévoyaient d’atteindre un minimum de 40 unités, soit un noyau de 
200 hommes. Hauge remercia Nordlie pour les progrès accomplis, mais se 
demandait si trop d’unités ROC n’avaient pas été stationnées dans 
l’extrême nord du pays, et notamment dans la région du Finnmark, 
limitrophe de l’Union soviétique. « 
C’est probablement pour servir 
des intérêts étrangers, par exemple dans l’optique de raids aériens 
contre l’Union soviétique via le Finnmark, que nous sommes si fortement 
implantés dans cette région », écrivit-il à Nordlie en mars 1952. « 
Si
 l’on considère l’intérêt plus général du ROC, j’ai tendance à penser 
que nous pourrions obtenir de bien meilleurs résultats dans le sud de la
 Norvège. Suivant cette logique, nous devrions donc veiller à ne pas 
gaspiller nos ressources en allouant trop de troupes au Finnmark. » [
17]
Le ministre de la Défense avait pleinement conscience de l’intérêt 
stratégique que revêtait la Norvège septentrionale pour Londres et 
Washington. En effet, durant toute la période de la Guerre Froide, la 
Norvège veilla sur 192 kilomètres de frontière directe avec l’URSS, dans
 une région très faiblement peuplée et prise par les glaces la majeure 
partie de l’année. Aux yeux de l’OTAN, le pays avait une importance 
stratégique comparable à celle de la Turquie au sud en cela qu’elle 
s’étendait vers l’Est par delà la Finlande neutre et se trouvait par 
conséquent plus proche de Moscou que tout autre pays de l’Alliance. Elle
 pouvait donc servir de poste d’écoute et de base de décollage pour les 
avions espions de la CIA et, du moins en théorie, pour les bombardiers 
de l’OTAN, comme l’indiquait Hauge dans sa lettre. Toutefois, les 
préparatifs en vue d’une résistance face à une occupation étrangère 
étaient pour le ministre de la Défense plus utiles dans le sud du pays, 
plus densément peuplé.
Hauge n’était pas totalement satisfait de la manière dont était 
financée l’armée secrète, il considérait que la Norvège assumait une 
part trop importante des coûts. Selon les termes d’un accord conclu 
entre les trois parties impliquées dans la création du réseau ROC, 
l’équipement radio devait être fourni gratuitement par les USA et la 
Grande-Bretagne tandis que la Norvège payait 50 % du reste des 
équipements et prenait à sa charge le coût de l’entraînement de ses 
combattants. Hauge en vint à la conclusion que « 
dans ces conditions, les opérations du ROC servaient les intérêts des Alliés plutôt que ceux de la Norvège ». [
18] Le ministre de la Défense calcula que son pays payait en réalité les deux tiers des frais engendrés par l’organisation 
stay-behind
 alors que la CIA et le MI6 finançaient le reste mais il s’aperçut 
surtout que les dépenses du ROC représentaient plus de la moitié du 
budget total du NIS, le service de renseignement norvégien. C’est 
pourquoi il suggéra dans une note datée de 1950 qu’outre l’équipement 
radio fourni gracieusement, les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui 
semblaient tant tenir à ce réseau 
stay-behind norvégien, 
devraient également assumer l’intégralité du coût du matériel. En 
contrepartie, la Norvège rétribuerait elle-même les agents du ROC et se 
chargerait de leur entraînement. Il semble que cette suggestion de Hauge
 ait été acceptée par Washington et Londres, en effet, la facture fut 
dès lors réduite pour les Norvégiens. Pour l’année 1952, le coût total 
de fonctionnement du réseau Rocambole s’éleva à 1,5 million de 
couronnes, montant qui fut divisé en part égales entre les trois 
services concernés : le NIS, la CIA et le MI6. Les coûts annuels 
semblent s’être stabilisés par la suite puisque 13 ans plus tard, en 
1965, le tiers dû par la Norvège s’élevait à 600 000 couronnes. [
19]
Comme dans tous les pays d’Europe de l’Ouest, les informations 
relatives à l’armée secrète anticommuniste n’étaient diffusées qu’aux 
personnes strictement concernées. Pendant la création du ROC, des 
réunions internes se tinrent à raison d’au moins une par semaine en 
présence du directeur Jens Nordlie et souvent d’Evang, le patron du NIS.
 À partir de la fin de l’automne 1950, les représentants locaux de la 
CIA et du MI6 prirent également part à ces conférences. Les contacts 
avec le ministre de la Défense restaient très occasionnels et prenaient 
presque toujours la forme de discussions informelles entre celui-ci et 
Evang ou Nordlie. La Police norvégienne elle-même, comparable au FBI 
états-unien, ne fut pas informée de l’existence du réseau 
stay-behind
 et, comme dans tous les autres pays concernés, le Parlement, 
représentant le peuple norvégien, n’entendit jamais parler de cette 
armée secrète. [
20]
Au cours d’une réunion du ROC en octobre 1951, fut soulevée la 
question de la transmission des informations au ministre de la Défense 
ainsi qu’à Londres et Washington. Nordlie suggéra de ne soumettre à 
Hauge qu’un bref compte-rendu des activités du 
stay-behind norvégien à intervalles réguliers, « 
étant donné qu’il est certainement déjà si surchargé de travail qu’il n’a pas le temps de lire un rapport aussi conséquent ». [
21]
 Il fut convenu que la CIA et le MI6 recevraient régulièrement des 
rapports détaillés sur l’armée secrète, afin notamment que les services 
secrets anglo-saxons puissent se faire une idée « 
du sérieux et du professionnalisme mis en œuvre dans la distribution des quelque trente tonnes de matériel » ;
 quant à Hauge, il aurait accès sur demande expresse à l’intégralité des
 comptes-rendus et devrait sinon se contenter d’une version résumée. En 
janvier 1952, celui-ci donna sa démission. On ignore de quelle manière 
et dans quelle mesure ceux qui lui succédèrent au ministère de la 
Défense furent briefés sur le réseau top-secret ROC. [
22]
En avril 1949, 12 pays dont la Norvège signèrent le Traité de 
l’Atlantique Nord, l’acte de naissance de l’OTAN. Par la suite, l’action
 de l’armée secrète norvégienne fut étroitement coordonnée par le 
département des Opérations spéciales de l’Alliance atlantique. Les 
archives du ministère de la Défense norvégien relatives au ROC 
confirment qu’en août 1951 le SACEUR, le commandant suprême de l’OTAN en
 Europe, créa le CPC, le comité chargé de planifier les opérations 
clandestines et de diriger le réseau 
stay-behind européen. [
23]
 En avril 1952, le directeur du NIS Evang fut informé que le SACEUR 
avait donné l’ordre au CPC de convoquer les représentants des services 
secrets des pays membres. Comme tous les patrons de services de 
renseignement européens, Evang reçut donc une invitation à se rendre à 
Paris le 7 mai pour une réunion d’information sur la situation du réseau
 
stay-behind et une discussion sur les relations entre le ROC et 
le CPC, vraisemblablement en présence du SACEUR d’alors, le général 
Matthew Ridgway de l’armée des États-Unis.
Avant de se rendre à cette réunion, Evang contacta son homologue 
danois afin de définir une position commune à adopter face aux questions
 auxquelles ils s’attendaient de la part de l’OTAN. Les deux hommes 
convinrent de signifier clairement au CPC que les armées secrètes ROC et
 Absalon ne devraient intervenir que « 
dans l’éventualité d’une occupation totale ou partielle et durable ». Il était hors de question d’utiliser l’organisation dans le cadre de ce qu’Evang appelait le « 
combat normal »,
 une appellation vague par laquelle il entendait peut-être l’agitation 
politique intérieure ou d’éventuels projets de coup d’État. [
24]
 Evang était particulièrement préoccupé par la menace que pouvait faire 
peser sur la souveraineté norvégienne un CPC sous domination 
états-unienne, comme le révèlent les notes qu’il prit au cours de cette 
réunion. « 
En outre, il fut convenu que le stay-behind était avant 
tout un instrument à la disposition des gouvernements nationaux, quel 
que soit l’endroit où ceux-ci puissent se trouver, et que sa fonction 
première était de constituer un noyau en vue de reconquérir des zones 
provisoirement abandonnées à l’ennemi. » Dans les écrits du Norvégien, on peut également lire : « 
C’est à nous de nous assurer qu’en dernier lieu, ce sont bien les gouvernements respectifs qui exercent le contrôle sur » les armées secrètes. « 
Il
 était évident que cela n’était réalisable qu’en contrôlant les 
communications et que si l’identité des opérateurs n’était connue de 
personne à l’exception d’un petit nombre de responsables dans le pays en
 question. Ce point de vue ne doit toutefois pas être exprimé lors des 
discussions internationales. » [
25]
En novembre 1952, le centre de commandement des opérations de guerre 
secrète de l’OTAN, le CPC, soumit un document à l’appréciation des chefs
 des services secrets nationaux. Celui-ci prévoyait toute une série 
d’activités de « 
guerre non conventionnelle » qui devraient être menées au niveau national par les services de renseignement et les armées 
stay-behind.
 Ceux-ci devraient en assurer la planification et la préparation. En 
temps de paix, spécifiait le document, le CPC devait assumer un rôle de 
coordinateur, en étroite collaboration avec le SACEUR. Pendant la « 
phase d’action »,
 qui regroupait probablement plusieurs niveaux d’alerte depuis le coup 
d’État intérieur jusqu’à l’invasion du territoire par les Soviétiques, 
le SACEUR prendrait alors le commandement des sections des services 
secrets nationaux mises à la disposition de l’OTAN, dont les réseaux 
stay-behind.
 Les représentants norvégiens s’inquiétaient de voir leur armée secrète 
transformée en instrument de Washington et Londres, c’est pourquoi le 
NIS insista pour obtenir que le gouvernement d’Oslo conserve « 
le droit de gérer la situation politique en Norvège quelles que soient les circonstances » ainsi que « 
le
 droit souverain de superviser et de diriger l’effort de guerre 
clandestin qu’il jugerait nécessaire pour garder le contrôle politique 
en Norvège ». [
26]
La plupart des agents des services secrets norvégiens ne pouvaient 
accepter l’idée de la présence dans leur pays d’une armée secrète de la 
CIA placée sous l’autorité d’un SACEUR états-unien. « 
Pendant la 
dernière guerre, le gouvernement norvégien s’est réfugié en dehors des 
frontières du pays, mais il a toujours conservé ses pouvoirs 
constitutionnels et a ainsi pu exercer ses fonctions gouvernementales 
malgré l’occupation ennemie », résume une note de service du NIS datée de janvier 1953. « 
Fort
 de cette expérience, le gouvernement norvégien entend bien conserver la
 direction politique du pays, y compris dans les zones occupées. » 
On le constate : l’idée d’une prise de contrôle de l’armée secrète 
norvégienne par le SACEUR états-unien de l’OTAN en cas de crise était 
très largement impopulaire. « 
Le principe d’une subordination du 
mouvement de résistance à un général états-unien et à un groupe 
d’officiers internationaux provoquerait un scandale dans le pays s’il 
venait à être divulgué avant une éventuelle occupation ; après une 
invasion, cela constituerait un argument de poids pour la propagande 
ennemie », faisait observer le mémorandum du NIS. [
27]
Malgré ces réserves émises par Oslo, la CIA et le MI6 développèrent 
au fil des années une influence considérable sur l’armée secrète 
norvégienne. En 1955, Harbitz Rasmussen, un haut responsable du ROC, 
adressa au directeur du NIS Evang une note l’informant que des copies 
des dossiers personnels des agents de Rocambole avaient été déposées à 
Londres et à Washington. De plus, la CIA et le MI6 s’étaient également 
procuré toutes les informations nécessaires afin d’établir les 
communications radio des réseaux 
stay-behind et de les contrôler.
 Rasmussen, qui déplorait la situation, soulignait que les données 
étaient renfermées dans des enveloppes scellées. Il suggérait à Evang 
d’engager une action afin de récupérer ces enveloppes et de les placer 
sous « 
contrôle strictement norvégien » à Londres et à Washington, dans les ambassades norvégiennes des deux capitales. [
28]
En l’absence de preuves, on ne peut conclure qu’Evang y soit parvenu 
ou non. On sait cependant avec certitude que sa confiance envers les 
États-Unis fut ébranlée en 1957, ce qui provoqua une grave crise entre 
le NIS norvégien, la CIA et l’OTAN sous domination US. Cette année-là, 
Evang apprit qu’un membre états-unienn du quartier général des Forces 
d’Europe du Nord de l’OTAN (HQ AFNORTH) basé Kolsas, en Norvège, « 
 
témoignait un vif intérêt pour le renseignement militaire en général et 
avait également traduit au sein de son service des données sur des 
citoyens norvégiens, notamment des pacifistes et des opposants à l’OTAN ».
 Les autorités norvégiennes arrêtèrent ce citoyen des États-Unis et 
découvrirent qu’il avait aussi espionné des hauts représentants de 
l’État et en rendait compte à un officier du SHAPE. Cette nouvelle 
provoqua la colère d’Evang qui exigea que le sujet soit traité en 
priorité lors de la prochaine réunion du CPC à Paris, le 19 novembre 
1957.
C’est donc dans une ambiance particulièrement tendue que les 
directeurs des services secrets européens se rencontrèrent Avenue 
Deloison, à Neuilly. Le colonel Blaer, l’officier britannique chargé de 
présider la séance, débuta la réunion en expliquant que le NIS « 
était extrêmement préoccupé par certains agissements des agents de Kolsas. Cela concerne SB [
stay-behind], 
Psywar [la guerre psychologique] 
et le contre-espionnage. » Evang prit ensuite la parole et adressa un avertissement sévère à l’OTAN : « 
Tout
 se passait bien jusqu’à ce que nous apprenions l’année dernière que 
certains agents de l’AFNORTH travaillaient toujours sur les programmes 
Psywar et E & E (Evasion & Escape), et à ce titre, dressaient 
également des listes noires de personnalités influentes », expliqua-t-il. « 
Pour
 que des hauts personnages de la société norvégienne apparaissent sur de
 telles listes, c’est qu’il doit y voir un problème quelque part. Mon 
gouvernement prend lui aussi toute cette affaire très au sérieux et j’ai
 reçu l’ordre de ne prendre part à aucun programme international si de 
tels agissements devaient se poursuivre. » Evang était réellement 
inquiet et avertit que la Norvège quitterait le CPC si l’OTAN persistait
 à vouloir violer clandestinement la souveraineté de ses membres. « 
En
 ce qui concerne la Norvège, notre intérêt pour le programme du CPC en 
tant que tel décroît constamment depuis 1954 car nous ne nous y voyons 
aucun avenir. Notre conception est de développer un réseau stay-behind 
destiné à être utilisé sur notre territoire en vue de le libérer d’une 
occupation ». [
29]
Le brigadier Simon, responsable du département des Projets spéciaux 
du SHAPE et du CPC tenta de rassurer les représentants norvégiens. Il 
livra un démenti classique et convaincant dans lequel il admettait que 
l’États-unien en question avait travaillé pour une section des Projets 
spéciaux, mais niait que celui-ci eut agi ainsi sur ordre de sa 
hiérarchie. Evang soutint qu’il ne faisait pas erreur et laissa planer 
la menace d’un retrait de la Norvège du CPC tant que tout ne serait pas 
revenu dans l’ordre. L’OTAN et la Maison-Blanche furent surprises de le 
voir mettre ses menace à exécution. Plusieurs hauts responsables de 
l’Alliance lui écrivirent pour tenter de le convaincre de faire revenir 
le NIS à la table du CPC. Le 14 octobre 1958, Evang rencontra un général
 états-unien qui parvint à finalement à le persuader. Mais pour 
rejoindre le Comité, Evang exigeait une lettre d’excuse comportant les 
points suivants : « 
a) l’affaire devait avoir été réglée, b) le SHAPE
 promettait de mettre un terme à toute activité de ce type, c) le CPC 
devait appeler la Norvège à le rejoindre ». [
30] La Norvège ayant reçu le courrier exigé, son réseau ROC réintégra le comité directeur du réseau 
stay-behind, mettant ainsi un terme à la crise.
Cela constitue-t-il un risque majeur pour la sécurité d’un pays que 
celui-ci abrite une armée top-secrète dirigée en partie par ses services
 secrets militaires et en partie par des puissances étrangères avec 
leurs intérêts bien spécifiques liés aux enjeux de la Guerre froide ? 
Ou, au contraire, une telle armée secrète assure-t-elle la sécurité de 
l’État contre les menaces qui peuvent peser sur lui ? Telles sont les 
questions qui taraudèrent les commandants du réseau 
stay-behind 
norvégien pendant la Guerre froide et que se posèrent bon nombre 
d’observateurs en Europe suite à la révélation de l’existence de 
l’organisation clandestine en 1990. Le succès de l’opération reposait 
sur une confiance totale en l’intégrité et la loyauté des 
commanditaires, les USA et la Grande-Bretagne. « 
Nous devons faire confiance à nos Alliés ! », préconisait le commandant 
stay-behind
 norvégien Sven Ollestad, même après la crise du CPC. Cependant, les 
opérations de déstabilisation et de manipulation politiques menées par 
la CIA et le MI6 dans le contexte de la Guerre froide et au-delà 
amenaient certains responsables norvégiens à plus de méfiance. « 
L’atmosphère était tendue » au quartier général du 
stay-behind
 norvégien à Oslo, à l’angle de Gronlandsleiret et de Platous Gate, 
racontent les historiens Bye et Sjue, lorsque l’on en vint à débattre du
 contrôle total et indépendant que souhaitaient exercer les Alliés sur 
le réseau clandestin. Mais « 
le patron, le lieutenant-colonel Sven 
Ollestad, s’était déjà fait une opinion sur le sujet et avait donné 
l’ordre de transmettre au MI6 le code de sécurité nationale permettant 
d’activer l’ensemble du réseau stay-behind ». Ainsi donc, avec le 
contrôle de l’armée secrète norvégienne c’est toute une partie de la 
souveraineté nationale qui venait d’être abandonnée, ce qui provoqua un 
vague de « 
protestations énergiques de la part des plus proches collaborateurs [d’Ollestad] ». Toutes furent ignorées. [
31]
Dans le contexte politique agité de la fin des années 1960, caractérisé par le « 
flower power »,
 les mouvements non-violents, la contestation étudiante et les 
manifestations contre la guerre du Vietnam, les journalistes norvégiens 
avaient tendance à remettre en doute la parole des États-Unis. En 
décembre 1967, ils publièrent un document interne top-secret et non daté
 de l’OTAN. « 
En cas de troubles intérieurs susceptibles d’entraver 
la mission des troupes US, tels qu’une insurrection militaire ou un 
vaste soulèvement populaire contre le gouvernement du pays hôte, 
[l’armée états-unienne] doit tout mettre en œuvre pour enrayer ces 
troubles en utilisant ses propres ressources. » Le document faisait 
spécialement référence à l’Europe de l’Ouest et en particulier à la 
Norvège, la Grèce, la Turquie, l’Allemagne de l’Ouest, la France, 
l’Italie, les Pays-Bas, le Luxembourg et le Danemark. Les USA 
redoutaient que les grandes manifestations d’opposition à la guerre du 
Vietnam conduisent les gouvernements et les peuples des pays d’Europe 
occidentale, dont la Norvège, à se retourner contre eux et à menacer le 
travail des forces états-uniennes et de l’OTAN. Signé du général US J. 
P. McConnell, vice-commandant des forces états-uniennes en Europe, le 
document expliquait assez subtilement que, dans certaines circonstances 
particulières, les USA pouvaient être appelés à intervenir dans un pays 
européen de l’OTAN pour mettre un terme à des troubles intérieurs et ce,
 sans même le consentement du gouvernement concerné : « 
Si ces 
actions s’avèrent insuffisantes, si le gouvernement en question demande 
assistance ou si le commandant en chef des forces US en Europe en vient à
 la conclusion que le gouvernement est incapable d’enrayer ces troubles,
 alors, les troupes états-uniennes pourront prendre les mesures jugées 
nécessaires par lui, de leur propre initiative ou en coopération avec le
 gouvernement concerné  ». [
32] Il reste à préciser si ces opérations prescrites impliquait l’intervention des armées 
stay-behind sous le commandement de l’OTAN.
Le mépris de la Maison-Blanche et du Pentagone à l’égard de la 
souveraineté des nations étrangères ne fit que renforcer la défiance de 
certains agents du réseau 
stay-behind norvégien envers l’OTAN, la
 CIA et le MI6. Le climat de tension internationale qui régnait au CPC 
ne tarda donc pas à gagner l’ACC, l’autre centre de commandement 
stay-behind.
 Comme toutes les autres armées secrètes d’Europe, le ROC participait 
lui aussi aux réunions de l’ACC, qui apparaît dans plusieurs documents 
norvégiens sous le nom de « 
Allied Clandestine Co-operation Groups » (ACCG). L’historien norvégien Riste observe que les documents de l’ACC spécifient « 
à
 au moins six reprises : “ le commandement et la direction demeureront 
en permanence entre les mains des services clandestins nationaux “ », alors que les archives norvégiennes se montrent plus critiques : « 
des craintes ont été exprimées quant à la supériorité de l’ACCG SHAPE » sur la souveraineté norvégienne. [
33]
 
- Héros
 de  la Seconde Guerre mondiale, Svein Blindheim (1916-2013) combattit 
au sein du réseau Milorg. Après la guerre, il devint instructeur au sein
 du Gladio et créa notamment la branche finlandaise. Dégoûté par 
l’évolution du stay-behind, il quitta les services de renseignement et 
devint historien. Il fut condamné à une peine avec sursis, en 1977, pour
 révélation de secret militaire après son entretien avec le journal Ny 
Tid.
Comme la plupart des réseaux Gladio d’Europe, l’armée secrète 
norvégienne coopérait étroitement avec les SAS britanniques et les 
Bérets Verts US ; les Gladiateurs norvégiens suivaient d’ailleurs des 
entraînements aux États-Unis et en Angleterre. Le major Sven Blindheim, 
un haut responsable du ROC, servit lui-même de nombreuses années comme 
instructeur à la « 
Nursery », le centre de formation aux 
opérations spéciales de Fort Monckton, en Grande-Bretagne où les 
Gladiateurs italiens furent également envoyés. En 1952, le colonel Sven 
Ollestad et lui avaient d’ailleurs suivi les entraînements Gladio aux 
USA, très certainement aux côtés des Bérets Verts au centre de Fort 
Bragg. [
34]
Pour Bye et Sjue, à en juger par les notes prises par Blindheim, « 
l’enseignement dispensé par la CIA reposait sur “10 commandements clandestins” »
 qui confirment explicitement la vocation à la fois militaire et 
politique des armées secrètes. Après avoir insisté sur la nature 
clandestine de l’opération, la doctrine 
stay-behind établie par l’Agence spécifie que : « 
1.
 Les opérations clandestines sont un instrument de combat militaire et 
politique. 2. Le but d’une organisation stay-behind est de garantir en 
permanence une capacité opérationnelle de sabotage, d’espionnage, de 
guérilla, d’évacuation et d’exfiltration dans des régions et des pays 
susceptibles de passer sous contrôle soviétique et communiste. » Afin d’être en mesure de mener à bien ces missions, le réseau devait être parfaitement fiable : « 
3.
 Le principe de confidentialité est sacré. Chaque maillon doit en savoir
 le moins possible sur l’ensemble de la structure et il doit être 
impossible à chaque individu d’apprendre quoi que ce soit sur le reste 
de l’organisation et les autres personnes impliquées. 4. Les unités d’un
 réseau stay-behind doivent fonctionner indépendamment les unes des 
autres et les “rencontres” ne doivent avoir lieu qu’au quartier général », y compris à l’ACC et au CPC, les deux comités 
stay-behind au sein du SHAPE de l’OTAN. « 
5.
 Avant d’envisager le recrutement d’un candidat, utilisez toutes les 
sources d’information et de vérification disponibles : police, écoles, 
clubs, employeurs, amis, connaissances, voisinage, écoutes, fouilles du 
domicile. Il faut impérativement procéder à une surveillance continuelle
 et de longue durée du candidat avant tout recrutement. » [
35]
On ignore encore si des instructeurs et des membres des forces 
spéciales états-uniennes et britanniques se sont rendues en Norvège pour
 y entraîner les soldats de l’armée secrète ROC comme ils le firent, par
 exemple, en Belgique et dans la Suisse neutre. Selon l’historien Riste,
 les services secrets norvégiens se montraient « 
méfiants vis-à-vis 
des propositions de nature à permettre aux Britanniques ou aux 
États-uniens d’interférer dans leur travail sur le territoire national. 
Cela concernait, entre autres choses, une offre d’assistance des forces 
spéciales US stationnées en Allemagne ou des unités du Special Air 
Service britannique (SAS), dont les missions comprenaient notamment le 
soutien aux mouvements de résistance dans les pays de l’OTAN. » [
36]
 De même, on ne sait exactement dans quelle mesure le remplacement en 
1966 du directeur du NIS Evang, plutôt mal considéré à Washington pour 
son passé de gauchiste et ses déclarations critiques à l’égard du CPC, 
par le colonel Johan Berg a influé sur la coopération avec la CIA, le 
MI6 et les comités CPC et ACC de l’OTAN. Il semble toutefois que des 
liens plus étroits se soient noués avec les services secrets norvégiens.
C’est en 1978 que la clandestinité du Gladio norvégien fut le plus 
gravement mise à mal quand un policier enquêtant sur une contrebande 
d’alcool frelaté découvrit par hasard une importante cache d’armes 
souterraine du ROC, contenant au moins une soixantaine d’armes dont de 
nombreux fusils automatiques, 12 000 cartouches, des explosifs et du 
matériel de communication sophistiqué. Ignorant tout du réseau 
stay-behind, le policier rendit compte de sa découverte dans son rapport et l’information parvint aux oreilles des journalistes. « 
Si le policier avait été mis dans la confidence, toute l’affaire aurait été étouffée », analysa en 1990 Nils Gleditzch de l’Institut de Recherche pour la Paix d’Oslo. [
37] Le propriétaire du terrain où furent découvertes la distillerie clandestine et la cache d’armes 
stay-behind
 fut identifié, il s’agissait d’un certain Hans Otto Meyer, un agent des
 services secrets norvégiens. L’homme fut arrêté mais, à la grande 
surprise des enquêteurs, sa théorie selon laquelle l’arsenal avait été 
déposé là par les services secrets pour servir à une cellule de 
résistance fut finalement confirmée.
 
- Rolf Hansen (1920-2006).
Alors que le scandale prenait de l’ampleur, le Parlement norvégien 
décida de se mêler de l’affaire et fut stupéfait d’apprendre du ministre
 de la Défense Rolf Hansen qu’un réseau de résistance secret avait été 
constitué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. D’après ses 
explications, l’organisation était née de groupes privés qui avaient 
ensuite été placés sous le contrôle des services secrets. Conscient du 
caractère délicat de la situation, Hansen prétendit que « 
le réseau 
norvégien n’était subordonné ni à l’OTAN ni à aucune puissance 
étrangère, excluant toute connexion avec la CIA. Il refusa toutefois 
d’entrer dans les détails, déclarant que les activités de l’organisation
 devaient demeurer secrètes. » [
38]
 Au mieux, ces propos tenus par Hansen en 1978 sont inexacts, au pire, 
ils constituent un mensonge. Mais dans le contexte de la Guerre froide, 
une majorité de parlementaires préféra croire aux déclarations du 
ministre et ne vit aucun motif pour ouvrir une enquête ou exiger le 
démantèlement du réseau, sur quoi l’affaire fut rapidement enterrée.
 
- William
 Colby (1920-1996) fit toute sa carrière dans le renseignement US. En 
1973, il est nommé directeur de la CIA par le président Nixon et 
conservce cette fonction sous Gerald Ford jusqu’à la nomination de 
George H. Bush.
Coïncidence, c’est précisément l’année où Hansen nia devant le 
Parlement toute implication de la CIA dans l’opération secrète 
qu’apparut la preuve la plus accablante contredisant les déclarations du
 ministre : les mémoires de l’ex-directeur de la CIA William Colby. Dans
 son livre, destiné à redorer le blason de l’Agence, Colby racontait 
fièrement comment il avait contribué à former une armée secrète en 
Europe du Nord, et donc en Norvège, entre 1951 et 1953, alors qu’il 
était un jeune agent rattaché à l’ambassade des États-Unis à Stockholm. 
« 
La situation était différente pour chaque pays scandinave », expliquait l’ancien directeur. « 
La
 Norvège et le Danemark étaient des alliés de l’OTAN, la Suède tenait à 
sa neutralité qui lui avait permis de traverser deux guerres mondiales 
et la Finlande était contrainte d’observer une certaine déférence 
vis-à-vis de l’Union soviétique, son voisin immédiat. Ainsi, dans 
certains de ces pays, les gouvernements devaient constituer eux-mêmes 
leurs propres réseaux stay-behind en vue de les activer depuis leur exil
 afin de continuer le combat », précisait l’ex-directeur de la CIA en faisant référence à la Norvège et au Danemark. [
39]
« 
Il fallait coordonner l’action de ces réseaux avec les plans de 
l’OTAN, diriger leurs antennes radio vers les futures destinations 
d’exil et dissimuler les équipements fournis par la CIA dans des caches 
sous la neige, en vue d’une utilisation future », détaillait Colby qui abordait ensuite le cas de la Norvège et de la Finlande : « 
En
 ce qui concerne les autres pays, la CIA aurait à se débrouiller seule 
ou, dans le meilleur des cas, avec l’aide “ officieuse ” d’agents locaux
 puisque les responsables des gouvernements de ces pays interdisaient 
toute collaboration avec l’OTAN et que le moindre soupçon aurait 
provoqué un tollé parmi la presse communiste locale, les diplomates 
soviétiques et les loyalistes scandinaves qui espéraient qu’une 
politique de neutralité ou de non-alignement leur permettrait de passer 
sans encombre au travers d’une Troisième Guerre mondiale ». [
40]
 Suite à la découverte de la cache d’armes en 1978 et aux confessions de
 Colby parues la même année, le secret entourant l’armée secrète 
norvégienne avait donc volé en éclats, menaçant de ce fait l’ensemble du
 réseau européen. « 
Il est tout de même surprenant qu’aucun citoyen 
d’aucun état membre de l’OTAN n’ait saisi cette occasion pour 
s’interroger sur la situation dans son propre pays », commenta Nils Gleditzch en 1990. [
41]
Quand en novembre 1990, dans la foulée des révélations italiennes, 
l’armée secrète norvégienne ROC fut à nouveau au centre des débats, le 
porte-parole du ministère de la Défense Erik Senstad répondit aux 
questions de la presse par cette unique formule laconique : « 
Ce qu’a déclaré Hansen est toujours d’actualité ». [
42]
 Tandis que la population norvégienne était partagée entre stupéfaction 
et réprobation, certains officiers de l’armée régulière justifièrent la 
clandestinité entretenue autour de l’armée 
stay-behind qui, selon
 eux, était parfaitement défendable, y compris d’un point de vue 
démocratique. En 1990, le contre-amiral Jan Ingebristen confirma à la 
presse que l’armée secrète existait toujours en 1985, date à laquelle il
 avait renoncé à ses fonctions de directeur du service de renseignement 
du Commandement de la Défense norvégienne. Face aux critiques du public,
 il soutint qu’il était judicieux et logique que les unités 
stay-behind aient été tenues secrètes et que la population, les médias et le Parlement n’aient appris leur existence que par accident : « 
Il
 n’y a là rien de suspect. Il s’agit d’unités qui ont vocation à rester 
derrière les lignes ennemies en territoire occupé et il est donc 
nécessaire qu’elles demeurent top-secrètes. » [
43]
 
Les journalistes norvégiens Ronald Bye et Finn Sjue voulurent en 
savoir plus sur le Gladio norvégien. C’est pourquoi, en l’absence 
d’enquête parlementaire, ils décidèrent d’interroger un grand nombre 
d’anciens soldats de l’ombre et membres des services secrets. Le 
résultat de leur travail fut publié en 1995 sous le titre : 
L’Armée Secrète Norvégienne. Histoire du Stay-Behind. [
44]
 La population norvégienne bien informée et de ce fait particulièrement 
critique ne put accepter l’idée qu’une armée secrète liée à la CIA ait 
pu exister dans son pays, de surcroît hors de tout contrôle 
parlementaire, et des voix s’élevèrent pour le dénoncer. Afin d’éviter 
de perdre totalement la confiance de la population, le ministère de la 
Défense prit la décision inédite et judicieuse de lancer un projet de 
recherche. Les historiens Olav Riste et Arnfinn Moland du prestigieux 
Institut de Recherche sur la Défense d’Oslo reçurent la mission 
particulièrement sensible d’enquêter sur l’histoire de l’armée secrète 
norvégienne jusqu’en 1970 et furent, à ce titre, autorisés à consulter 
toutes « 
les archives et les sources orales pouvant être d’un quelconque intérêt pour leur travail  »,
 comme le précisaient les termes du projet. Avant d’être publié, le 
manuscrit fut soumis au ministère de la Défense afin que celui-ci 
contrôle les informations divulguées et lève le secret-défense le cas 
échéant. Le texte ne subit que quelques coupes mineures. [
45]
Mise à jour
 
- Lors
 de son interpellation, Anders Behring Breivik se laisse arrêter sans 
opposer de résistance et se présente comme membre du Gladio ; une 
déclaration dont il ne sera plus question lors de son procès.
Il n’existe aucune information sur le Gladio norvégien autre que celles relatées dans les ouvrages cités.
Cependant, le 22 juillet 2011, un attentat est commis devant le 
bureau du ministre d’État, au centre d’Oslo, faisant 8 morts. Deux 
heures plus tard, un ou plusieurs tireurs éliminent 69 jeunes gens 
participant au camp d’été du Parti travailliste, sur l’île d’Utøya. La 
police, jouant de malchance, met plus de 90 minutes à intervenir. Dès 
son arrivée, elle arrête un homme habillé en policier, Anders Behring 
Breivik, qui se rend sans résistance. L’homme déclare être membre du 
réseau stay-behind anti-communiste. D’abord évalué comme 
délirant, il est finalement considéré comme responsable de ses actes et 
jugé. Il est condamné à la peine maximale : 21 ans de prison. De 
nombreuses zones d’ombre persistent sur sa capacité à avoir accompli 
seul de tels actes.
La Norvège avait annoncé le 9 mai 2011 se retirer de la coalition ad 
hoc de l’Otan en Libye pour motif budgétaire. Elle donnait ainsi le 
signal du repli et fut immédiatement suivie par l’Italie.
RV