21 septembre 2013

La Russie, la Syrie et l’humiliation française
 
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L’une des choses les plus marquantes qui se dégage de la dernière session du Club Valdaï en septembre 2013 est la profonde différence dans la conception de la politique étrangère entre certains pays occidentaux (comme la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis) et la Russie, appuyée par les pays émergents. Il ne faut pas s’y tromper. Si la Russie à pris, sur la question Syrienne , des positions très fortes elle a reçu le soutien de la Chine, de l’Inde, et de nombreux autres pays allant du Brésil à la République Sud Africaine. Présenter ces positions comme la défense d’une dictature (la Syrie) par une autre dictature (la Russie) est une caricature qui déshonore ceux qui la soutiennent. Personne n’oserait pourtant affirmer que le Brésil, l’Inde et la République Sud Africaine sont des dictatures. Et, néanmoins, ces pays soutiennent la position russe. Il convient donc de regarder cette question d’un œil libre de toute propagande.

La question de la prolifération.

De quoi s’agit-il en fait ? L’intervention de Sergey Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, au Club Valdaï fut à cet égard très instructive. Un problème essentiel est celui de la prolifération des armes de destruction massive. Un régime de non-prolifération, ou du moins de prolifération contrôlée, constitue à l’évidence un « bien public » international. Or, depuis maintenant une vingtaine d’années, les connaissances et les capacités techniques, qu’elles concernent le nucléaire, le chimique ou le domaine des vecteurs balistiques, se sont largement diffusées. Pourtant, le nombre de pays proliférant est resté relativement limité. L’un d’entre eux a même abandonné l’arme nucléaire qu’il avait clandestinement acquise (la République d’Afrique du Sud). Certains sont des proliférateurs assumés (Pakistan et Inde), d’autres des proliférateurs « discrets » ou « honteux » comme Israël mais aussi, à une moindre degré, la Syrie et la Corée du Nord. L’Iran pourrait les rejoindre dans les prochaines années. Il faut alors se poser la question de savoir pourquoi la prolifération des armes de destruction massive a-t-elle été aussi limitée. La raison essentielle tient dans le système de sécurité collective représenté par les Nations Unies et le Conseil de Sécurité. On peut faire de nombreuses critiques aux Nations Unies. Mais, ce qui est proposé à sa place est largement pire.
Quelles seraient donc les conséquences de politiques menées par certains pays visant à contourner les Nations Unies et le Conseil de Sécurité ? Il faut ici comprendre la logique de l’unilatéralisme, qui fut défendu par les Etats-Unis lors de la crise irakienne en 2002-2003. C’est le contournement du système international par une grande puissance, et non par une puissance mineure. Ce contournement fait peser une menace implicite sur un très grand nombre de pays. Cela constitue, à l’évidence, une incitation forte à se doter d’armes de destruction massive et à monter en gamme dans ces armes. Bien entendu, l’imitation joue aussi un rôle important. Que, dans une région du monde, un pays se dote de ce type d’armes et la pression sera forte pour ses voisins de l’imiter. On a vu la logique de ce processus au Moyen-Orient ou la constitution d’un arsenal nucléaire par Israël a encouragé les autres pays à développer des armes équivalentes (les gaz). Aujourd’hui le principal reproche que l’on peut faire à l’Iran est que le manque de transparence de son programme nucléaire va pousser l’Arabie Saoudite, et peut-être les monarchies du Golfe, à développer des armes de même nature. Ceci ne fait que reposer la problématique que j’avais développée dans mon livre Le Nouveau XXIème Siécle[1] où je défendais l’idée d’un statut international du proliférateur assurant un contrôle collectif sur ce type de pays. Si l’on reprend la question du rôle des Nations Unies dans ce contexte, on ne peut que constater que toutes les tentatives de contournement que l’on a connues depuis une vingtaine d’années on conduit à un renforcement des tendances à la prolifération. De ce point de vue, on peut considérer qu’il y a un paradoxe important. Les Etats-Unis, et leurs alliés, menacent de se passer des Nations Unies pour affronter le problème de la prolifération, mais ce faisant ils encouragent d’autres pays à proliférer. Seule, la constitution d’un système international de règles est capable de gérer ce problème. Et, sa création implique qu’il ne puisse être utilisé par certains contre d’autres, d’où la signification du droit de veto au Conseil de Sécurité. Notons ici qu’il a été  massivement utilisé tant par les Etats-Unis que par l’URSS et la Russie depuis la création des Nations Unies.

L’inefficacité de la solution militaire.

Reprenons le problème que pose la situation en Syrie. Les bombardements franco-américains peuvent soit être limités ou soit peuvent avoir pour objectifs d’éliminer les armes chimiques en Syrie. Mais ils ne peuvent être les deux à la fois. En effet, une élimination des armes détenues par le gouvernement légal (qui laisse sans réponse par ailleurs l’élimination des armes de ce type détenues par la rébellion) impliquerait des bombardements systématiques de toutes les installations de stockage potentielles et de production de ces armes. Les unités équipées de telles armes devraient aussi être détruites. Notons que, de ce point de vue, une élimination partielle de ces armes ne ferait que renforcer le danger en Syrie, car elle entraînerait la destruction de la chaîne de commandement qui contrôle ces dites armes et conduirait à la décentralisation de la décision de les utiliser. Il faudrait donc une campagne de bombardements prolongés pour avoir quelques chances d’éliminer ces armes. Il n’y a donc probablement pas d’alternative à la proposition russe d’élimination de ces armes par la voie diplomatique. D’un autre côté, si l’on se met dans la situation où des bombardements symboliques auraient lieux (la « punition » du régime pour reprendre le vocabulaire utilisé), ces bombardements seraient sans effets sur la capacité du régime à utiliser ces armes.
On voit que les options disponibles sont en fait très limitées. Agiter la menace d’un usage de la force en cas de non-respect de l’accord de Genève n’a, dans ce cadre, pas beaucoup de sens. Outre que cette idée se heurte, et se heurtera, à l’opposition constante de la Russie, opposée par principe, à toute formule d’engagement automatique de la force, cet usage renvoie au dilemme exposé ci-dessus. Soit des bombardements inefficaces car symboliques, soit des bombardements ayant une certaine efficacité mais risquant de précipiter l’usage décentralisé de ces armes que l’on veut éliminer.
En fait, ces bombardements conduiraient rapidement à l’engagement de troupes au sol en Syrie même, quoi qu’en disent aujourd’hui les gouvernements. Mais, une intervention étrangère dans une guerre civile est toujours un processus aux résultats largement imprévisibles. De plus, une occupation étrangère de la Syrie serait une opération s’étendant nécessairement de nombreuses années, sans que l’on ait l’assurance que son issue serait celle que l’on semble souhaiter : une Syrie démocratique, pluraliste et sécularisée. Or, ni la France ni les Etats-Unis n’ont l’intention ou les moyens d’une telle opération. On peut, dès lors, se poser la question de savoir pourquoi on s’agite tant autour de ces possibles bombardements.

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Morale et moralisme.

Nous voici à nouveau devant l’opposition entre la position de la Russie, appuyée par une large partie du monde, et la position américano-française. La position de la Russie peut sembler cynique et brutale. Elle n’a certainement pas le « glamour » droit-de-l’hommiste de la position américano-française. Mais, elle est certainement celle qui a le plus de chance de fonctionner dans le monde réel. Le principal reproche que l’on peut faire à M. Fabius et à M. Kerry n’est pas qu’ils confondent politique et morale ce qui est ici, à ce niveau de raisonnement, un problème mineur ; mais que cela les conduit à une politique qui est profondément contre-productive si l’on se place du point de vue de l’élimination des armes chimiques en Syrie et du contrôle de la prolifération, en Syrie et ailleurs. Ne nous y trompons pas ; derrière la Syrie il y aura de très nombreux autres pays où se poserons les mêmes problèmes. Considérer la question Syrienne comme si elle était isolée est une très profonde erreur, une de plus pourrait-on dire.
Et c’est là l’un des principaux problèmes de la posture dite « morale » qui s’avère une contradiction dans ses propres termes. Ce qui soulève alors une question centrale : comment a-t-elle pu prendre l’importance qu’elle a aujourd’hui dans les élites françaises, en particulier à gauche ? En 2003, lors de l’agression américaine contre l’Irak, il y avait un consensus pour considérer que le « neo-conservatisme » défendu par l’administration Bush constituait un danger pour l’ensemble du monde. Aujourd’hui, dix ans après, il semble avoir triomphé. La question est en fait plus complexe. Le « néo-conservatisme » a toujours eu ses défenseurs dans notre pays. Le point important ici est de comprendre comment il a pu digérer une posture morale qui a émergé dans les années 1980. On se souvient que vers la fin du premier septennat du Président Mitterrand était apparue l’idée d’une génération « morale » au sein de la gauche française. L’émergence de cette génération correspondait aux derniers reniements par rapport au projet de transformation sociale qu’était censé porter le parti socialiste. Il correspondait aussi à la substitution de l’idéologie européenne à tout projet transformateur. Dans les dix ans qui nous séparent de 2003, cette posture semble avoir englobé tous les aspects de la politique étrangère. Elle a construit des relations étroites avec le « néo-conservatisme ».
Osons ici une hypothèse. Depuis maintenant une dizaine d’années les différents gouvernements qui se sont succédés dans notre pays, de droite et de gauche, ont consenti des abandons importants de souveraineté, du Traité de Lisbonne au TSCG. Incapables de penser dans le cadre français les dirigeants abandonnent le raisonnement politique au profit du vocabulaire moral. Car il y a un moralisme de droite tout comme il y a un moralisme de gauche. Et ce moralisme botté n’est que l’envers d’un militarisme borné. On donne aux solutions techniques militaires un pouvoir politique qu’elles n’ont pas, ce qui est la caractéristique première du militarisme, qui n’est pas l’usage des armes mais la substitution des armes à la politique. L’Europe sert ainsi de refuge. Mais, comme il n’y a pas de politique étrangère commune (et l’on voit bien sur le dossier syrien les divergences importantes entre Anglais, Allemands, Français et Italiens) il est plus commode à nouveau de se réfugier dans la morale que de faire de la politique. Ajoutons à cela la pression idéologique des « néo-cons », et l’on comprendra comment la France s’est dangereusement fourvoyée sur la question Syrienne.

Pas d’autres solutions que diplomatique.

Non que cette guerre civile, dans laquelle des pays (l’Arabie Saoudite et le Qatar en particulier) sont immédiatement intervenus ne soit horrible et sanguinaire. Elle l’est de toute évidence et de tous côtés. Mais, faire cesser les combats sans aboutir à l’accession au pouvoir de gens aussi sanguinaires que les dirigeants actuels du régime syrien n’est point chose aisée. Imposer un cessez-le-feu est quasiment impossible hors la voie diplomatique, sauf, à nouveau, à être prêt à envahir ce pays. Car, nous ne sommes plus dans un affrontement avec des camps nettement séparés. Ce que l’on appelle le « régime » semble bien être un conglomérat de clans tout comme l’opposition est un conglomérat de groupes, dont certains ont basculé dans le pur banditisme. Un cessez-le-feu devrait être imposé faute d’être négocié diplomatiquement. Cela imposerait des dizaines de milliers d’hommes sur le terrain, qui seraient rapidement instrumentalisés d’un côté et de l’autre.
La solution diplomatique est possible, à condition d’être inclusive (il faudra que tous les pays intéressés soient présents) et de comprendre qu’elle prendra du temps. À cet égard, il faut se méfier des analogies avec le Mali. Tant par la taille des populations que par la complexité politique le conflit syrien est sans commune mesure avec celui du Mali. Les rapprochements faits entre les deux situations sont profondément trompeurs.
Il faut aussi mesurer l’ampleur des contre-exemples de l’intervention militaire américaine en Irak et de celle, plus récente, franco-britannique en Libye. Ces interventions restreignent aujourd’hui d’autant les marges de manœuvres internationales sur la question de la Syrie. C’est pourquoi, et de ce point de vue la position russe est aujourd’hui très forte, il n’y a pas d’autre issue que diplomatique à ce conflit. Cette solution diplomatique devra se faire avec les interlocuteurs tels qu’ils sont aujourd’hui. Faire du départ de Bachar-el-Assad un préalable est le plus sur moyen de faire échouer la solution diplomatique. Toute honte bue la France devra en convenir. Un peu de réflexion, un peu de politique et moins de moralisme au début de ce conflit nous aurait évité cette humiliation.

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