24 mai 2015

La trahison de Recep Tayyip Erdoğan

 

Dans cette lettre ouverte au président turc, Ahmed Manai expose sa déception face au virage impérial d’Ankara qui a participé à la destruction de la Libye et s’acharne aujourd’hui sur le peuple syrien. Surtout, il intervient, en tant qu’autorité morale tunisienne, pour dénoncer le mal que la Turquie actuelle fait à son pays en soutenant activement le recrutement de jihadistes tunisiens et leur transfert vers la Syrie.
| Tunis (Tunisie)
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Ne cachant plus ses ambitions, le président Erdoğan, qui s’est fait construire le plus grand palais officiel au monde, y reçoit ses hôtes entouré de 16 guerriers symbolisant les 16 empires turcs.
Lettre ouverte à Son Excellence Recep Tayyip Erdoğan,
Président de la République de Turquie
Monsieur le Président,
Point n’est besoin de me présenter. Non pas tant par prétention de ma part ou par excès de notoriété, mais plus simplement, car nous sommes en terrain de connaissance.
Il vous en souvient sans doute d’un certain mois d’avril 1998, lorsque le président de l’organisation « Mazloum Der » siégeant à Cologne (Allemagne) et proche de votre parti AKP, avait pris contact avec moi à l’Institut tunisien des relations internationales, à Paris, et m’avait expliqué vos démêlés avec la justice turque au sujet d’une affaire relative à la liberté d’expression.
Il avait sollicité mon concours pour mobiliser des organisations des droits humains, des intellectuels et des politiques arabes et européens, et venir à Istanbul vous apporter notre soutien.
Ce qui fut fait effectivement, au bout de quelques semaines. Nous avons réuni ainsi vingt-six personnalités, hommes et femmes d’une grande notoriété, dans leurs milieux et pays respectifs, des personnalités indépendantes ou représentant des organisations de la société civile.
Nous avions entrepris un voyage d’une journée à Istanbul. C’était le 18 mai 1998, il y a de cela dix-sept ans, jour pour jour.
Notre voyage avait aussi pour but d’apporter le soutien de la délégation au Président de la Ligue turque des Droits de l’homme qui venait de faire l’objet d’une tentative d’assassinat, ainsi qu’aux jeunes étudiantes de l’université d’Istanbul, interdites d’entrée au sein de l’université et ainsi privées d’éducation, au motif qu’elles portaient le foulard.
Si je me permets de rappeler à Votre Excellence, ce geste de solidarité, vieux de dix-sept ans et tout naturel pour moi et mes amis, ce n’est guère pour en demander une quelconque rétribution ni même des remerciements, mais uniquement, pour vous assurer que les principes et les valeurs qui nous ont mobilisés en votre faveur alors sont bien les mêmes qui me poussent à vous écrire aujourd’hui, au sujet de votre position et celle de votre gouvernement, à l’égard de la Syrie, de la Libye, de l’Irak, de l’Égypte, de la Tunisie et d’autres pays arabes.
Monsieur le Président,
Je vous ai écrit en date du 11 décembre 2002 pour vous féliciter de votre succès aux élections législatives. Et je ne vous cache pas que je fus de ceux, nombreux dans le monde arabe, qui s’étaient félicités de la nouvelle approche politique et géostratégique de la Turquie, et de ses efforts pour se faire réintégrer dans son environnement géographique, culturel et humain, après une longue éclipse, et pour l’établissement de relations positives et constructives avec ses voisins. D’autant que ses tentatives d’intégrer l’espace européen s’étaient révélées vaines.
Comme tout arabe, j’ai salué la position du gouvernement turc qui a refusé le passage sur son territoire, des troupes d’invasion américaines en 2003, lors de l’invasion anglo-américaine de l’Irak ; tout comme j’ai salué votre position qui a suivi la guerre d’agression israélienne contre le Liban, puis contre Gaza, ainsi que votre entrée dans une alliance stratégique avec la Syrie, dans le cadre d’une diplomatie —ô combien sage— de « bon voisinage et zéro conflit ».
Nous avions pensé que, sous votre direction, la Turquie constituerait un facteur d’équilibre et de stabilité régionale : une source de développement, de prospérité et de fraternité, entre les arabes, les Turcs et tous les peuples de la région.
Force est de constater que vous en avez fait tout le contraire : un pays qui déstabilise et agresse ses voisins proches et lointains, une source de déséquilibre et de désordre, en violation flagrante du droit international et de tous les principes et lois qui réglementent les relations entre les États et les nations.
Ainsi avons-nous été choqués, depuis cinq années, par le changement radical de votre politique à l’égard des pays de la région. Et ceci, du fait de votre participation à la destruction de la Libye, son État, sa société, ses infrastructures et son peuple. La Libye était pourtant un bon marché pour vos produits agricoles et industriels et accueillait des dizaines de milliers de vos chômeurs ainsi que des millions de chômeurs africains, asiatiques et arabes.
C’était un pays accueillant pour les étrangers, un pays où l’on vivait bien et en sécurité. Vous en avez fait, avec vos alliés occidentaux et arabes, un pays où tout sent la mort, et depuis 2011 et les 150 000 morts causés par l’intervention de l’Otan, un pays où les morts se comptent par milliers, et dont la situation menace tout le Sahel africain et le bassin ouest de la Méditerranée.
Nous avons été, par la suite, encore plus choqués quand vous avez violé vos engagements antérieurs et votre alliance avec la Syrie, et encouragé la sédition dans ce pays au motif d’encourager sa démocratisation. Et depuis plus de quatre ans, la Turquie se trouve impliquée directement, massivement et sans la moindre retenue, dans les activités terroristes dans ce pays.
Vous avez concocté avec vos alliés régionaux et internationaux, des plans multiples d’invasion de ce pays, pour démanteler son État, diviser son territoire, et lancer son peuple sur la voie de l’exode et de l’émigration, afin de vous créer un espace vital, de triste mémoire.
Le rôle de la Turquie dans la tragédie que vit la Syrie est manifeste. Il suffit pour s’en rendre compte de suivre vos déclarations hostiles au gouvernement syrien, vos menaces réitérées régulièrement sur l’intégrité territoriale de ce pays, mais surtout votre participation active à la guerre imposée au peuple syrien, du fait des infiltrations de dizaines milliers de terroristes au nombre desquels des milliers de jeunes Tunisiens qui s’adonnent aux meurtres, aux sabotages, et aux destructions.
Tout ceci est contraire, d’une part, aux règles les plus élémentaires de la coexistence pacifique entre voisins, et aux conventions internationales qui régissent les relations entre les peuples et les États, et d’autre part, à l’esprit de l’islam dont vous prétendez vous faire le porte-parole.
Votre ingérence hostile s’est élargie à d’autres pays arabes comme l’Égypte ou l’Irak, où vous agissez au démembrement de son territoire, et à la dispersion de son peuple. Tout ceci, dans le but de reconstruire l’Empire ottoman, dans le cadre du projet américano-sioniste du « Moyen Orient « élargi » ».
Venons-en à la Tunisie, mon pays, qui lui aussi pâtit de votre ingérence dans ses affaires internes. C’est d’ailleurs à titre de citoyen tunisien que je vous écris pour vous remettre en mémoire ces faits patents :
Ainsi le vendredi 3 avril 2015, l’ambassadeur de Tunisie à Ankara a été convoqué par votre ministère des Affaires étrangères pour s’expliquer sur les propos tenus la veille par Monsieur Taieb Baccouche, notre ministre des Affaires étrangères qui « n’a pas apprécié qu’un pays, soit-disant ami, comme la Turquie, facilite d’une façon ou d’une autre, le déplacement de terroristes tunisiens vers la Syrie ».
C’était pourtant la stricte vérité. De nombreuses déclarations de vos propres alliés, états-uniens, britanniques et allemands, de vos opposants officiels, à l’intérieur et en dehors du parlement turc, et de multiples rapports de la presse turque et internationale, plutôt engagée contre la Syrie, le confirment. Les archives de la justice tunisienne et des services de sécurité tunisiens regorgent de rapports sur l’implication des autorités turques dans l’acheminement de terroristes tunisiens vers la Syrie. De nombreuses organisations tunisiennes, indépendantes du gouvernement, mais aussi des puissances étrangères et de leurs financements, détiennent d’innombrables témoignages des familles des terroristes tunisiens attestant que les milliers de Tunisiens qui s’étaient engagés dans cette œuvre de destruction de la Syrie sont passés presque exclusivement par la Turquie, et ont bénéficié des facilités des autorités turques.
Votre attitude envers mon pays n’a rien d’amicale, et relève même d’une animosité que rien ne justifie. Elle peut tout juste s’expliquer par votre acharnement à poursuivre l’illusion de ressusciter les morts, en l’occurrence l’Empire ottoman. Je dis bien « empire » et non point « califat » comme vous le laissez croire pour emporter l’adhésion de musulmans naïfs et simples d’esprit, puisque de toute la lignée des sultans ottomans, le seul qui ait été affublé du titre de « Calife » fut le Sultan Abdel Hamid II, en plus d’autres surnoms moins glorieux tel que Kızıl Sultan, ou le « Sultan rouge ».
Mais pour réhabiliter l’Empire ottoman, il faudrait commencer par en assumer ses heurs et malheurs, notamment son bilan auprès des peuples non turcs qui ont longtemps subi ses lois. En Tunisie, nous avons l’avantage de « digérer » nos conquérants. Et les Turcs, comme nombre de conquérants avant eux, ont été tout simplement tunisifiés et intégrés à la société tunisienne.
Aussi malgré le lourd tribut que nous avons payé au fil des siècles par notre soumission à l’Empire ottoman, entre autres un contingent de 15 000 soldats tunisiens ayant participé à la guerre de Crimée en 1853, nous ne gardons de nos anciens occupants que le meilleur souvenir, préférant oublier Mohamed Sadok Bey qui a vendu la Tunisie aux Français en mai 1881, et fêter Moncef Bey, le patriote et Bey du peuple. Mais peut-on demander la même chose aux Arméniens, aux Assyro-chaldéens et aux Pontiques, ou encore aux Arabes du Machrek ?
Monsieur le président,
Dans votre « reconquête » du monde arabe, selon l’expression d’un des chefs de vos services de sécurité, en 2013, afin de le « démocratiser », vous n’avez pas hésité à vous allier aux régimes arabes les plus rétrogrades, ternissant ainsi l’image libérale et démocratique que vous voulez présenter du vôtre. Vous n’avez pas hésité non plus, vous le chef d’un État laïque, à engager l’islam, la religion, dans une bataille qui n’est pas la sienne et à vous allier avec les organisations « islamiques » les plus radicales, colportant les conceptions les plus archaïques et les traduisant dans les actions les plus hideuses, les plus répulsives et révulsives qu’ait connues l’humanité. Ce qui explique, sinon justifie, la vague d’islamophobie, d’aversion et même de rejet de l’islam à travers le monde et jusque parmi les siens.
L’histoire retiendra que votre ambition personnelle et nationale immodérée, et l’aveuglement de vos alliés, émules et mourides, y compris Rached Ghannouchi qui est venu récemment de Tunis vous remercier pour « votre soutien au peuple Syrien », ont fait de vous tous des ennemis des peuples libres et souverains, de la paix et de la vie et des fossoyeurs de l’islam. Pour ces diverses raisons, et d’autres encore, je peux vous assurer en toute humilité, que votre rêve d’un nouvel Empire ottoman s’est déjà brisé sur les remparts de Damas et qu’en aucun cas, la Tunisie, mon pays, ne sera votre nouvelle Wilaya. Parole de patriote tunisien.
Je ne regrette pas d’avoir couru à votre secours avec mes amis en 1998 ; d’une part, parce que cela était conforme à nos choix éthiques et à notre engagement politique, et d’autre part, parce que cela me permet de vous interpeller aujourd’hui avec plus de légitimité.
Ahmed Manai
Ahmed Manai Docteur d’État en stratégie économique, ancien expert auprès des Nations unies. Arrêté et torturé en 1991 pour s’être présenté en indépendant aux élections législatives tunisiennes, il fuit en France où il vit 17 ans en exil et fonde le Comité tunisien d’appel à la démission de Ben Ali. De cette expérience, il tire le Supplice tunisien : Le jardin secret du général Ben Ali. En 2008, il rentre dans son pays en qualité de président de l’Institut tunisien des relations internationales. En 2012, il était membre de la Mission d’observation de la Ligue arabe en Syrie. Durant la révolution du jasmin, il s’engage à nouveau, cette fois contre Rached Ghannouchi et la main-mise des islamistes.
 

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