MEMOIRE D'UN ENFANT PALESTINIEN DE LA NAKBA DE 1948
« Je ne peux oublier ... »
« Je me souviens comme si c’était hier du jour où les forces sionistes
ont attaqué Jaffa. Les Arabes de cette ville envoyèrent quelques
voitures et des camions chez nous à Ramleh. "De l’aide pour Jaffa !, De
l’aide pour Jaffa !", criaient-ils. Je vois encore les hommes et les
femmes de Ramleh montant dans les voitures et les camions. L’un d’eux
avait un très vieux revolver, quelques couteaux et des gourdins. Nous
nous portions ainsi secours les uns aux autres. Nous savions que les
juifs attaqueraient Ramleh et Lodd s’ils arrivaient à prendre Jaffa.
C’est exactement ce qui arriva. Une nuit ils encerclèrent Ramleh et Lodd
et ils y parvinrent aisément parce que les soldats jordaniens s’étaient
retirés sans combattre. Nous étions encerclés et seuls.
Nos
gens ne pouvaient se battre - avec quoi l’auraient-ils fait, nous
n’avions pas d’armes. Le maire et une délégation municipale se rendirent
auprès des commandants juifs. Le maire leur dit : "D’accord, vous
pouvez entrer dans la ville, mais vous ne devez ni faire du mal aux gens
ni prendre des prisonniers ; et vous devez permettre aux gens de rester
dans leurs maisons et d’y vivre normalement". Les juifs lui répondirent
"non". Ils voulaient que nous quittions nos maisons, que nous
abandonnions notre ville.
Après notre décision de ne pas
bouger, Ramleh et Lodd furent soumis au tir de l’artillerie. Je ne peux
oublier ce qui alors se passa. Le toit de notre maison fut touché. Nous
étions au rez-de-chaussée. Puis un autre obus tomba dans la rue, et
notre porte vola en éclats. Les obus tombaient partout sur la ville, et
le maire demanda à la population d’aller se mettre à l’abri dans les
mosquées et les églises. Nous vivions dans la partie chrétienne de
Ramleh et nous nous hâtâmes vers l’église des catholiques. C’est à ce
moment que certains de nos voisins furent tués par les obus.
Nous vécûmes deux jours dans l’église avant que les juifs n’entrent dans
la ville. Hommes, femmes et enfants, nous dormions collés les uns aux
autres. On ne pouvait pas poser le pied entre les corps tant ils étaient
serrés. Quand les juifs entrèrent dans la ville, je montai au cinquième
étage. A travers les volets, je les vis de mes yeux abattre des femmes
et des enfants qui étaient encore dans la rue. Je ne peux l’oublier.
Puis je regardai les soldats juifs entrant dans nos maisons, défonçant
ou cassant les portes et faisant feu à l’intérieur. Parfois, ils en
faisaient sortir des gens qu’ils abattaient dans la rue.
Dans
l’église les gens pleuraient. Certains criaient "Deir Yassine, Deir
Yassine". Nous étions convaincus que nous allions être à notre tour
massacrés. Le prêtre confectionna un drapeau blanc et quand les soldats
juifs se dirigèrent vers l’église, il sortit à leur rencontre. Puis il y
revint avec eux. Ils nous dirent : "Les mains en l’air". Tout le monde
s’exécuta. Alors ils commencèrent à nous trier. Ils nous dirent qu’ils
voulaient tous les jeunes et les hommes âgés de quatorze à quarante cinq
ans. Puis ils les emmenèrent vers les prisons et les camps de
détention. Seuls demeuraient les enfants, les femmes et les vieux.
Le lendemain, les juifs nous autorisèrent à regagner nos maisons, et je
n’oublierai jamais ce qui arriva alors. Durant la nuit, les soldats
juifs firent plus de dix fois irruption dans notre maison. Ils forçaient
leur chemin et mettaient tout sens dessus dessous. Ils disaient qu’ils
cherchaient des armes. En réalité, ils visaient - c’était partie de leur
politique - à nous donner un sentiment permanent de panique et
d’insécurité. C’était leur tactique pour nous faire fuir nos maisons et
notre patrie. Ma grand-mère était à l’époque très vieille et très
malade. A chaque fois que les juifs débouchaient dans notre maison, ils
tiraient brutalement les couvertures de son lit. Quand ils réalisèrent
néanmoins que malgré tout nous n’avions pas l’intention de bouger, ils
devinrent de plus en plus agressifs.
Deux jours plus tard, ils
firent une annonce par haut-parleurs. Ils nous ordonnèrent de quitter
nos maisons et de nous rassembler en certains points de la route. Ils
dirent qu’ils préparaient des autobus pour nous emmener à Ramallah. Nous
passâmes ainsi trois jours au bord du chemin. La nuit, ils tiraient
au-dessus de nos têtes. Le deuxième jour, comme les autobus n’arrivaient
pas, ils donnèrent l’ordre aux vieux de marcher vers Ramallah. Je
restai seul avec trois de mes frères - l’un d’eux était encore un
nourrisson -, mes trois soeurs, ma mère, ma grand-mère et ma tante.
Le troisième jour, les autobus arrivèrent. Nous avions quelques sacs
avec nous. Dans l’un d’eux du pain, du fromage et un pyjama neuf dont
j’étais très fier. Lorsque les juifs nous dirent que nous ne pourrions
pas emporter nos sacs, je tentai d’en sortir le pain, le fromage et mon
nouveau pyjama. Innocent comme un tout jeune enfant, je m’adressai au
chauffeur. Je lui dis en hébreu : " Monsieur, je veux emporter un peu de
nourriture ", et je désignai l’un de nos sacs. Il me dit "d’accord,
d’accord". Lorsque j’y glissai ma main il y eut des cris d’énervement en
hébreu. A cet instant, ma mère me tira brutalement contre sa poitrine.
Elle avait vu un soldat juif qui me mettait en joue. Il tira plusieurs
fois. J’aurais été probablement abattu si ma mère n’avait pas vu ce qui
se passait. Les balles me manquèrent, mais touchèrent l’un de nos
voisins de la famille al-Marsala à la jambe. Il vit aujourd’hui à Amman.
Si vous allez le voir, il vous racontera comment les balles qui l’ont
touché sont le sacrifice qu’il fit pour la vie de Khalil al-Wazir !
A quelque 16 kilomètres de Ramallah, les juifs firent stopper les
autobus et nous ordonnèrent de descendre et de continuer à pied.
"Ramallah est par là, vous devez couper à travers ces vallées et ces
collines. "Nous nous mîmes en marche, lentement. Quelques-unes des
femmes étaient vieilles et malades, et il fallait qu’elles s’arrêtent
toutes les cinq minutes pour reprendre leur souffle. D’autres qui
étaient en meilleure forme étaient quand même épuisées car elles
portaient leurs enfants.
La deuxième nuit, les juifs nous
bombardèrent au canon et au mortier. Nous commençâmes par nous mettre à
l’abri derrière les rochers. Mais comme le bombardement se prolongeait,
tout le monde commença à pleurer et à paniquer... et nous nous mîmes à
courir, courir, courir jusqu’à Ramallah.
Je n’oublierai jamais.
Des mères abandonnèrent leurs enfants : elles ne pouvaient plus les
porter plus loin. Même ma tante conseilla à ma mère de laisser
quelques-uns de mes frères et soeurs. Ma mère portait trois enfants. Ma
tante lui dit "Tu ne peux pas courir avec trois enfants. Tu vas te faire
tuer. Laisses-en deux et nous enverrons des secours les reprendre dès
que nous atteindrons Ramallah". Ma mère refusa. Elle me dit : "Khalil,
tu n’as que douze ans et tu n’es pas bien fort, mais penses-tu pouvoir
porter l’une de tes s ?urs et courir ?" Je répondis "oui" et c’est ce
que je fis. Des enfants furent abandonnés car il n’y avait personne pour
les porter ; d’autres parce que leur mère avait été tuée. Comment
l’oublier ?
Il n’y avait pas de troupes arabes dans le secteur,
ni soldats réguliers, ni volontaires, aucun contingent arabe d’aucune
sorte. Les juifs savaient qui nous étions et où nous nous trouvions.
L’attaque était délibérée et calculée et avait un seul objectif. Ils
voulaient être sûrs que nous arriverions à Ramallah dans un grand état
de panique et de détresse. Ils espéraient que notre état, ce que nous
raconterions, inciterait d’autres pris de panique à quitter leurs
foyers. Ce n’était qu’une partie de la stratégie intelligente et réussie
des sionistes pour nous forcer à abandonner notre patrie sous l’effet
de la peur.
Je sais que cela peut vous sembler difficile à croire, mais c’est ce qui est arrivé. »
Quarante ans plus tard, l’enfant qui avait réussi à atteindre Ramallah
fut rejoint par ses tueurs et assassiné à son domicile de Sidi-Bou-Saïd,
dans la banlieue de Tunis à l’aube du 15 avril 1988. Auparavant Khalil
al-Wazir était devenu Abou Jihad, et il n’avait "jamais oublié".
Ce témoignage est extrait de l’ouvrage d’Aran Hart, « Arafat, Terrorist or Peacemaker ? » Londres, 1984, p. 91 et s.
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