21 août 2008

Entretien avec Sami El Hajj

Horizons et débats
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«Nous n’avions aucun droit et n’avons pas été traités comme des êtres humains»

Interview de Sami Elhaj, ancien détenu à Guantánamo, menée par Alfred de Zayas, professeur à l’Ecole de hautes études internationales

Alfred de Zayas: Monsieur Elhaj, vous avez été libéré en mai 2008, après six ans à Guantánamo. Vous êtes maintenant à Genève, où vous allez rencontrer des représentants des Nations Unies et du Comité international de la Croix-Rouge. En décembre 2001, vous avez été arrêté à la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan, bien que vous n’ayez rien eu à faire avec le terrorisme, n’ayez pas été un «combattant ennemi» et n’ayez jamais fait l’objet d’une plainte pénale. Comment vous expliquez-vous votre arrestation?

Sami Elhaj: Les militaires des Etats-Unis m’ont reproché à tort de servir de courrier à une organisation musulmane militante. Je suis journaliste d’Al-Jazira et ai été probablement arrêté parce que les Etats-Unis sont hostiles à ce média et que les médias émettent des commentaires sur les violations des droits de l’homme en Afghanistan.

Avez-vous exigé un dédommagement des autorités américaines après plus de six ans d’arrestation arbitraire. L’article 9(5) du Traité international sur les droits civils et politiques prévoit un droit à dédommagement en cas d’arrestation et d’emprisonnement arbitraires. Avez-vous envisagé, contre les Etats-Unis, une action collective d’anciens prisonniers de Guantánamo pour arrestation, mauvais traitements, torture, moqueries à thèmes religieux et diffamation?

Après mon licenciement, je suis venu aussi vite que possible à Genève, car le sort de ceux qui sont encore à Guantánamo Bay et ont besoin de mon aide me préoccupe. Mon but est maintenant de renforcer la conscience et la compréhension à l’égard de la situation de Guantánamo Bay, où j’ai été incarcéré pendant les six ans et demi. Ces hommes doivent être libérés, nombre d’entre eux ne peuvent pas rentrer dans leur pays et doivent recourir à la protection d’autres pays.
A mes yeux, il s’agit aussi de rendre conscients de l’existence de milliers d’incarcérés détenus dans des prisons secrètes du monde entier, en Irak et en Afghanistan par ­exemple, prisons secrètes érigées dans le cadre de la «guerre contre la terreur». Il faut aussi penser au dédommagement moral et juridique des victimes de ces mesures, qui ont souffert comme nous tous de la torture, de la perte de leur dignité humaine et de leur liberté. En ce moment, je souhaite surtout que les prisonniers soient libérés et que leurs droits de l’homme soient pris en considération.

Avez-vous l’intention d’écrire un livre au sujet de vos expériences? – Si non, pourquoi non?

Je travaille à de nombreux projets et espère être un jour en mesure de décrire mes expériences et réflexions sous cette forme.

Depuis votre incarcération, vous vous appuyez sur une canne pour marcher. Avez-vous été torturé personnellement à Guantánamo?

Beaucoup de choses me sont arrivées durant les six ans et demi de ma détention. J’ai été notamment battu. Quand j’ai eu besoin d’un traitement médical en raison d’une blessure à la tête due à de mauvais traitements, le médecin n’a pu me soigner qu’à travers la grille de ma cellule. J’ai été lié de diverses manières et maintenu dans des positions inconfor­tables. A titre de punition, j’ai été placé nu dans des cellules très fraîches. Nous ne savions pas combien de jours ou de mois s’étaient écoulés. Lorsque j’ai fait la grève de la faim pour protester contre notre situation, on m’a maltraité de façon inhumaine. J’ai été nourri de force à en tomber malade. Ils utilisaient notamment des canules sales et très douloureuses. Leur manière de traiter les prisonniers en grève de la faim constituait un type de torture. Nous n’avions aucun droit et n’avons pas été traités comme des êtres humains.

Qu’est-ce qui était le plus difficile à supporter à Guantánamo?

Les atteintes à la dignité, l’absence de contacts avec ma famille et l’impossibilité de pratiquer ma religion.

Connaissiez-vous les prisonniers qui se sont suicidés?

J’ai beaucoup à dire à ce sujet. Je ne crois pas que ces prisonniers se soient suicidés, et j’en ai parlé à des représentants du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Je connais ces gens et sais que l’un d’eux venait de recevoir de bonnes nouvelles de son avocat. Dans le cas d’Ahmed Ali Abdullah, citoyen yéménite, la Fondation des droits de l’homme Alkamara a aidé sa famille à procéder à une autopsie du cadavre. Alkamara en a chargé une équipe de médecins dirigée par le directeur de l’Institut de médecine légale de l’Université de Lausanne. L’autopsie a été faite à l’hôpital militaire de Sanaa. Elle a permis de déceler quelques anomalies, par exemple que les autorités américaines n’ont pas remis les organes des voies respiratoires supérieures, primordiales en cas de suicide par pendaison. Ces organes ont également été retenus lors des décès suspects d’Yassir az-Zahrani et de Mani Shaman al-Utaybi. Les dossiers à ce sujet ne sont pas encore refermés.

Avez-vous souffert d’offenses ou humiliations religieuses?

Oui, souvent, et j’en ai vu de nombreuses. J’ai vu piétiner le Saint Coran et écrire dessus des offenses et des phrases obscènes. Pendant les interrogatoires, le tortionnaire était assis sur le Saint Coran et disait ne pas vouloir se lever avant qu’il ne fût répondu à ­toutes ses questions. Ils ont dessiné des images offensantes du prophète Mohamed. Par punition, ils ont coupé nos barbes et pris nos habits. Ils ont prétendu téléphoner à Allah et se sont moqués de lui. Ils nous ont forcés à voir des films obscènes et violents, ainsi qu’à décrire ce que nous avions vu. Au fil des ans, beaucoup s’est passé et ce thème est très douloureux. On a même proféré des injures racistes à mon égard, ce que je n’aurais pas cru possible au cours de ce siècle.

Monsieur Elhaj, grand merci de cette interview. Je vous souhaite plein succès dans vos efforts tendant à libérer les autres prisonniers innocents de Guantánamo et d’ailleurs. •

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