La route de la Syrie : du Djihad à la prison
lundi 3 septembre 2012
Robert Fisk
Ils sont entrés dans la pièce un à un, la tête baissée, les
poignets croisés devant eux comme s’ils avaient l’habitude d’être
menottés.
Damas a connu plusieurs attentas à la bombe ces derniers mois
Dans l’une des prisons militaires syriennes les plus
craintes, ils ont relaté leur histoire extraordinaire d’avoir aidé les
opposants armés du régime de Bachar el-Assad. L’un d’eux était un
Français d’origine algérienne, un petit homme voûté, dans sa
quarantaine, portant une longue barbe ; un autre était turc, avec,
semble-t-il, un oil au beurre noir, qui a parlé de son entraînement dans
un camp de Taliban à la frontière afghano-pakistanaise. Un prisonnier
syrien a décrit comment il a aidé deux poseurs de bombes suicides à
déclencher une explosion sanglante dans le centre de Damas, tandis qu’un
mufti a parlé de ses efforts vains d’unir les factions en guerre contre
le gouvernement syrien.
Compte tenu de la nature sans précédent de notre accès à
cette prison syrienne de haute sécurité, nos rencontres avec ces quatre
hommes - leurs geôliers tenaient d’autres détenus à notre disposition
pour être interviewés - furent une expérience effrayante qui donne à
réfléchir. Deux d’entre eux ont donné des indications nettes du
traitement brutal qui leur a été réservé après leur première
arrestation. Il a fallut dix minutes pour persuader le gouverneur de la
prison militaire - un général d’âge mûr, aux cheveux gris, portant un
uniforme militaire - et son officier des renseignements en bras de
chemise qu’ils quittent la pièce durant notre conversation. Ce qui est
incroyable est qu’ils aient quitté leur bureau afin que nous puissions
parler à leurs captifs, seuls à seuls. Plus tard, nous avons refusé les
demandes des autorités syriennes d’accéder à nos enregistrements des
interviews.
Deux hommes ont parlé de leur recrutement par des
prédicateurs islamistes, un autre comment des chaînes arabes de
télévision par satellite l’avaient persuadé de se rendre en Syrie pour
prendre le Djihad. Les autorités syriennes voulaient de toute évidence
que nous entendions ces récits, mais les prisonniers - qui doivent avoir
fait les mêmes comptes-rendus à leurs interrogateurs - étaient
manifestement très désireux de nous parler, ne serait-ce que pour
rencontrer des Occidentaux et nous alerter sur leur présence après des
mois de captivité. Le Français d’origine algérienne a englouti une boîte
de poulet et de chips que nous lui avions donnée. L’un des Syriens a
admis qu’il avait été maintenu dans un confinement solitaire constant.
Nous avons promis à ces quatre hommes que nous donnerions leurs noms et
les détails de leur incarcération à la Croix-Rouge internationale.
Mohamed Amin Ali al-Abdullah était un étudiant en
médecine âgé de vingt-quatre ans, venant de la ville syrienne
septentrionale de Deir al-Zour. Fils d’une famille agricole « simple » à
Latakieh, vêtu d’une chemise bleue à rayures et d’un pantalon propres -
qui lui avaient été donnés, selon lui, par les autorités - il s’assit
dans le fauteuil en cuir marron du gouverneur, et nous a racontés qu’il
avait rencontré des « problèmes psychologique » au cours de sa deuxième
année d’études. Il s’est effondré en larmes à deux reprises pendant
qu’il parlait. Il a dit qu’il avait consulté un médecin en tant
qu’étudiant, mais qu’il avait également accepté une aide psychologique
de la part d’un « cheikh » qui lui a suggéré de lire des passages
spécifiques du Coran.
« D’une certaine façon, c’était une intrusion dans ma
personnalité et, de temps en temps, cette deuxième personne me donnait
des CD sur la cause salafiste, essentiellement des discours de cheikhs
saoudiens, comme Ibn Baz et Ibn Ottaimin. Plus tard, il m’a donné des
vidéos qui rejetaient toutes les autres sectes dans l’Islam, attaquant
les Soufis, attaquant les Chiites. « Ce cheikh » fut emprisonné pendant
un an mais rejoignit ensuite Mohamed comme camarade de chambrée à Damas.
« Ensuite, il a pris l’habitude de me montrer des vidéos d’opérations
en Afghanistan effectuées par des djihadistes contre l’OTAN et les
Américains ».
Lorsque le soulèvement a commencé en Syrie l’année
dernière, dit Mohamed, le « cheikh » et deux autres hommes lui ont
conseillé de participer aux manifestations contre le régime. « Après la
prière du vendredi, l’un d’entre nous se tenait debout au milieu de la
foule pour crier contre l’injustice et la mauvaise situation ; les
quatre autres se dispersaient aux quatre coins et criaient « Allah
Akbar » [Dieu est grand] pour encourager la foule à faire de même ».
C’est à cette époque, a dit Mohamed, qu’il fut introduit
à un salafiste du nom de « Al-Hajer », lequel lui a demandé d’aider son
mouvement « sur le plan médical et logistique - cacher des hommes
recherchés par les autorités et trouver des maisons sûres ». Al-Hajer a
commencé à fréquenter la maison de Mohamed « et [lui] a proposé une
sorte d’allégeance, où vous serrez la main de cet homme et lui dites que
vous le reconnaissez comme chef à qui vous obéirez, et que vuus suivrez
le Djihad sans lui poser de questions ». Al-Hajer a fait venir des
étrangers à la maison de Mohamed.
« Ils m’ont accepté dans leur cercle. J’ai laissé ma
conscience de côté à cette période et j’ai ensuite reconnu que ce groupe
était al-Qaïda. Le 10 avril de cette année, l’une de ces personnes m’a
demandé d’aller avec lui en voiture. Je suis allé à un endroit où il y
avait des tubes de 2,5 mètres, avec des caisses pour les remplir
d’explosifs. Il y avait là environ dix personnes. Je ne sais pas
pourquoi ils m’ont demandé de venir ici - peut-être pour que je sois
mêlé à tout ça. Il y avait un Palestinien et un Jordanien qui devaient
être des poseurs de bombes suicides et trois citoyens irakiens.
Nous sommes partis en voiture avant les deux poseurs de
bombes. Je ne sais pas où ils allaient poser leurs bombes, mais quinze
minutes après être rentré chez moi, j’ai entendu l’explosion et deux
minutes plus tard, il y a eu une explosion beaucoup plus forte. J’ai vu
cette catastrophe à la télévision et que la bombe avait explosé dans une
rue bondée dans le quartier de Bazzaz ; des maisons avaient été
démolies dans l’attentat et tous les habitants [visés] faisaient partie
de la classe-moyenne et des pauvres. J’étais si désolé. »
Plus tard, l’un des salafistes a demandé à Mohamed de
rendre visite à sa mère à l’hôpital - parce qu’il était médecin et que
le salafiste serait reconnu [s’il s’y rendait lui-même] - mais le
service de renseignements syrien Moukhabarat l’attendait. « Je leur ai
dit franchement : "Je suis content que vous m’ayez arrêté -mieux vaut
cela que d’être impliqué dans un tel groupe ou d’avoir joué un rôle pour
répandre plus de sang". Je ne sais pas comment j’ai pu être impliqué
avec ces gens. Je me suis mis dans une sorte de "poubelle de recyclage".
A présent, je veux écrire un livre et dire aux gens ce qu’il m’est
arrivé afin qu’ils ne fassent pas comme moi. Mais j’ai besoin d’un
crayon et de papier ».
Mohamed a vu son père, un enseignant, sa mère et l’une
de ses sours, il y a deux mois. A-t-il été maltraité ? lui ai-je
demandé. « Juste pendant un jour », m’a-t-il répondu. « Ce n’était pas
de la torture ». Nous avons demandé pourquoi il y a avait deux marques
sombres sur l’un de ses poignets. « J’ai glissé dans les toilettes »,
a-t-il dit.
Djamel Amer al-Khodoud, un Algérien dont la femme et les
enfants vivent à Marseille et qui a servi dans l’armée française dans
le premier régiment de transport, était un homme maussade, ses 48 ans et
son récit assez pathétique de quête pour le Djihad - encouragé par la
couverture d’al-Jazeera de la souffrance musulmane en Syrie, a-t-il dit -
ont fait de lui un homme quelque peu désabusé. Né à Blida, il a émigré
en France, mais bien que parlant couramment le français, il n’a trouvé
qu’une vie de petits boulots et de chômage, jusqu’à ce que, « après une
longue hésitation, j’ai décidé de me rendre en Turquie et d’aider les
réfugiés syriens ».
Il a dit qu’il était un « salafiste modéré », mais dans
le camp turc de réfugiés, il avait rencontré un cheikh libyen, de
nombreux Tunisiens et un imam yéménite « qui m’a donné des cours de
djihad ». Il a traversé la frontière syrienne avec un fusil, et avec
d’autres hommes, il a attaqué des barrages militaires et a dormi à la
dure dans des maisons abandonnées et une mosquée dans les montagnes
au-dessus de Latakieh. Entraîné sur des armes françaises, il n’avait
jamais tiré auparavant avec une kalachnikov - on l’a autorisé à tirer
trois balles sur une pierre qui a servi de cible d’entraînement, a-t-il
dit - mais après plusieurs semaines misérables où il a découvert que le
djihad en Syrie n’était pas pour lui, il s’est résolu à repartir à pieds
vers la Turquie et à retourner en France. « Ce que j’ai vu à la
télévision, je ne l’ai pas vu en Syrie ».
Capturé par des villageois qui l’ont trouvé suspect, il a
été emmené en ville (probablement Alep) puis par hélicoptère vers
Damas. Pourquoi n’a-t-il pas choisi la Palestine plutôt que Syrie pour
son djihad ? avons-nous demandé. « Un ami palestinien m’a dit que son
peuple avait plus besoin d’argent que d’hommes », a-t-il répondu. « Par
ailleurs, c’est une frontière difficile à traverser ». Lorsque je lui ai
demandé s’il avait été mal traité dans sa captivité, il a répondu :
« Dieu merci, je vais bien ». A la même question, il a fait la même
réponse.
Un imam syrien - de la mosquée Khadija al-Khobra de
Damas - au visage mince et sombre nous a racontés ses rencontres dans la
ville, cette année, avec quatre « groupes militants » syriens, dont les
objectifs nationalistes et religieux étaient différents, comment il
avait essayé de les unir, mais découvert qu’ils étaient des voleurs, des
assassins et des violeurs plutôt que des djihadistes. Du moins, c’est
ce qu’a dit le Cheikh Ahmed Ghalibo. Parsemant toute sa conversation
avec le nom de ces hommes, le cheikh a dit qu’il avait été scandalisé
par la façon dont ces groupes avaient liquidé tous ceux qui n’étaient
pas d’accord avec eux, seulement sur des soupçons, « découpant les
corps, les décapitant et les jetant dans les égouts ». Il a dit avoir
été témoin de sept de ces meurtres ; en effet, jeter les cadavres dans
les égouts se produit communément à Damas.
Sachant qu’il était un mufti de la mosquée al-Khobra et
visiblement consciente qu’il avait rencontré les quatre dirigeants
extrémistes, la sûreté syrienne a arrêté Ahmed Ghalibo le 15 avril de
cette année. Il nous a dit qu’il avait fait des aveux complets parce que
« ces militants ne sont pas une "Armée Libre" » ; il a insisté sur le
fait qu’il avait été « très bien traité » par ses interrogateurs, a
condamné l’Émir du Qatar d’avoir provoqué la révolution en Syrie, et dit
qu’il pensait qu’il serait libéré « parce que je me suis repenti ».
Cima Östürk vient de la ville du sud-est de la Turquie,
Gaziantep, et a pénétré en Syrie après des mois d’entraînement, dit-il,
dans un camp Taliban à la frontière afghano-pakistanaise. Il ne pouvait
pas parler le pachtoune - ou l’arabe - mais avait laissé derrière lui, à
Gaziantep, sa femme enceinte Mayouda et leur fille de trois ans, pour
se rendre à Damas. Il n’a parlé que vaguement de djihad, mais il a dit
qu’on lui avait demandé d’organiser un passage de « contrebande » de la
Turquie vers la capitale syrienne, qui impliquerait également le
déplacement d’hommes à travers la frontière. Il a été arrêté lorsqu’il
s’est rendu à Alep pour les funérailles de belle-mère. « Je regrette
tout ce qui m’est arrivé », dit-il avec mélancolie ; il était
« désormais » bien traité. Il nous a demandés de faire savoir aux
autorités turques qu’il se trouvait dans cette prison.
Lorsque que ces quatre heures et demie d’interviews
furent terminées, nous avons lancé un appel au gouverneur de la prison
syrienne pour qu’il accorder à ses prisonniers un meilleur accès à leurs
familles, une demande que son sourire las suggère être probablement en
dehors de ses attributions. Nous avons également demandé un crayon et du
papier pour Mohamed al-Abdullah et nous avons parlé - même si c’est en
vain - de la nécessité d’appliquer la loi internationale à ceux qui se
trouvent dans cette prison. Les détenus ont serré la main du gouverneur
de façon amicale, même si j’ai remarqué un peu moins de bienveillance
entre eux et l’homme en bras de chemise des services de renseignements -
qui baissait la tête et braquait ses yeux sur le sol.
Du même auteur :
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2 septembre - The Independent - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.independent.co.uk/opinio...
Traduction : JFG-Questions Critiques
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Traduction : JFG-Questions Critiques
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