Frantz Fanon, un classique pour le présent par Miguel Mellino | |||||||
Mondialisation.ca, Le 23 mai 2011 | |||||||
Demain (19 mai 2011, Ndt) s’ouvre à Naples une rencontre internationale dédiée aux "Damnés de la terre ». L’actualité dense d'un auteur qui résiste au refoulement de son oeuvre. Le 6 décembre 1961, Frantz Fanon mourait à l’hôpital de Bethesda dans le Maryland. Né à la Martinique en 1925, psychiatre et philosophe devenu militant organique du Front de libération nationale algérien, Fanon meurt terrassé par la leucémie quelques jours après la publication de son œuvre la plus connue : Les damnés de la terre. Anticolonialiste radical, mort malgré lui dans « le pays des lyncheurs », rien ne convient mieux pour rendre l’état d’esprit qui traverse ce texte que rappeler sa lettre à un ami peu avant sa mort: « Roger, ce que je veux vous dire c’est que la mort elle est toujours avec nous et l’important n’est pas de savoir si l’on peut l’éviter, mais si l’on fait pour les idées qui sont les siennes le maximum. Ce qui me choque ici dans ce lit, au moment où je sens mes forces s’en aller, ce n’est pas de mourir, mais de mourir à Washington de leucémie aiguë, alors que j’aurais pu mourir, il y a trois mois face à l’ennemi, puisque je savais que j’avais cette maladie. Nous ne sommes rien sur cette terre si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. Et je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers Monde et si j’ai tenu, c’est à cause d’eux »[1]. Comme nous le savons, la cause pour laquelle Fanon lutta eut sa première importante victoire avec la conquête de l'indépendance de l'Algérie presque un an après cette lettre. C’est à l'occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Fanon et de la publication de Les damnés de la terre qu’aura lieu les 19 et 20 mai à l'Université de Naples « L'orientale », un colloque international : «Frantz Fanon : Leggere I damnati della terra 50 anni dopo » (« Lire Les damnés de la terre 50 ans après »). Un succès mondial Les damnés de la terre a été l'un des textes les plus populaires dans les années 1960 et 1970 dans le monde entier. Dans la plupart des pays coloniaux, il devint un des principaux textes de référence pour chaque militant engagé dans les luttes de libération nationale : que ce soit contre d’anciennes puissances colonialistes décidées à garder leur propre domination, ou contre des gouvernements militaires et démocratiques « indigènes », mais considérés comme complices de la politique néocoloniale des États-Unis dans les trois continents du Sud du monde. Même à l'intérieur des États-Unis, le texte de Fanon ne tarda pas à devenir une sorte de manuel de formation révolutionnaire auprès de certains des groupes politiques les plus radicaux de cette période, à savoir sur les campus en révolte comme chez les activistes noirs du Black Power ou parmi les militants du Black Panther Party. Bobby Seale et Huey P. Newton, fondateurs des Black Panthers, considéraient que le texte de Fanon était d’une importance fondamentale pour les luttes antiracistes des communautés afro-américaines. Nous pouvons aussi rappeler que l'introduction du manifeste Black Power. The Politics of libération (de Stokely Carmichael et Charles Hamilton, 1967) se conclut par une référence au texte de Fanon. Tandis que l’immense popularité des Damnés dans les campus mouvementés de l'époque est quelque chose qu’on peut déduire de la haine exprimée par Hannah Arendt (dans son Sur la violence) envers tous ces jeunes blancs et noirs ensorcelés par « les pires excès rhétoriques de Fanon » et par son « exaltation de la violence ». En Europe, sa réception a été différente. Le texte eut certainement une notoriété et il y eut des adhésions enthousiastes, comme celles de Sartre et Simone de Beauvoir, de Giovanni Pirelli en Italie et du groupe d'intellectuels et militants rassemblés à Paris autour de la revue Partisans. Mais dans l'ensemble, l'attitude réservée aux Damnés par les gauches et les milieux politiques européens les plus radicaux de l'époque, oscilla entre une acceptation «paternaliste », c'est-à-dire purement sympathique (plus que théorique et politique), le refoulement (conscient) et très souvent aussi la critique frontale. Les raisons de cette rencontre manquée entre la pensée politique radicale dominante dans l’Europe de ces années-là et le tiers-mondisme de Fanon ne sont pas difficiles à découvrir. Très schématiquement, on peut dire que le langage existentialiste, dialectique et humaniste de Fanon, son nationalisme intransigeant (bien que révolutionnaire et atypique), ses idées sur un prolétariat industriel européen, qu’il jugeait intégré dans le projet de domination capitaliste, et son accent constant sur les paysans et sur le sous-prolétariat urbain des pays moins avancés comme uniques sujets potentiellement révolutionnaires étaient des conceptions assez éloignées de ces « strutture del sentire »[2] particulières qui se sont peu à peu affirmés dans les milieux radicaux européens autour de1968. Mais si c'est cela que nous dit l'histoire, pourquoi organiser à Naples en 2011 un colloque consacré à la relecture des Damnés de la Terre ? Le titre même du colloque nous suggère une première réponse : il y a aujourd’hui chez Fanon comme dans son texte quelque chose d’à la fois énigmatique et terriblement actuel qui continue à nous mobiliser. C'est précisément ce reste en excès pérenne, ce supplément de signification, qui assure la productivité des archives fanoniennes, c’est-à-dire qui nous pousse constamment à lire le présent à travers Fanon et, vice versa, à lire Fanon à travers le présent. Ainsi par exemple : combien d'entre nous n'ont-ils pensé à Fanon et à son « manifeste pour la décolonisation » alors que les bombes de l'OTAN frappaient l'Afghanistan d’abord, l'Irak ensuite et maintenant la Libye ? Combien d'entre nous n’ont-ils jamais pensé à Fanon pendant les insurrections dans les banlieues parisiennes en 2005 ? Combien d'entre nous n’y ont-ils jamais pensé face aux invectives habituelles contre voiles et burqa de la part des gouvernements européens ou bien devant leur célébration continue contre le multiculturalisme, contre ce métissage qui connote désormais de façon irréversible nos espaces métropolitains ? Comment ne pas penser aux Damnés de la terre et à son programme pour la décolonisation de l'Afrique, quand on parle de la situation actuelle de pays comme la Côte d'Ivoire, le Zimbabwe et le Nigeria ? Ou face à ces révoltes qui, aujourd'hui, à quelques kilomètres de l'Italie, sont en train de bouleverser les bases politiques du Maghreb, c’est à dire justement de cette terre dans laquelle Fanon avait investi ses espoirs révolutionnaires ? Pourtant, même si le spectre de Fanon continue à apparaître derrière des événements comme ceux-ci, il n'est jamais facile de saisir nettement ce quelque chose de terriblement actuel qui émane de ses textes et qui les lie si viscéralement à bon nombre des phénomènes que nous avons sous nos yeux. Ainsi, cinquante ans après la publication de ce texte, Fanon continue à nous interpeller. Son cri désespéré, son indignation, ses choix radicaux face à la persistance de la violence économique et culturelle infligée pendant des siècles à des millions d'hommes et de femmes par le colonialisme et par le racisme, continuent à nous mettre à l'épreuve ; ils nous invitent une fois de plus à traverser ses textes non seulement pour cueillir quelque chose de plus du monde que nous avons devant nous, mais aussi pour nous confronter à ce reste insaisissable qui nous parle de leur incessante actualité. Pour tout cela, pour parvenir à une compréhension politique plus efficace de notre présent, relire Les damnés de la terre peut se révéler aujourd'hui encore un exercice de grande utilité. Un tout autre monde La relecture de ce texte cinquante ans après ne suggère donc pas un pur exercice exégétique ou philologique. L'objectif ne peut pas se réduire à comprendre « ce qu'avait vraiment dit Fanon », comme récitait il y a quelques années une collection d'un célèbre éditeur italien. Il est clair dès le départ que les façons de lire Fanon, 50 ans plus tard, seront très différentes ; mais surtout que chacune de ces lectures privilégiera des priorités, ne pourra qu’être l'expression, face à la réalité, d'un positionnement - théorique et politique- particulier. C'est peut-être là justement un des enseignements fondamentaux qu’on peut tirer de Fanon : aucune connaissance n'est jamais désintéressée ; aucun savoir n'est jamais politiquement impartial. Chaque analyse culturelle et politique de la réalité, chaque énoncé, présuppose un positionnement, un choix précis, un camp. Fanon a été très clair sur ce point : les discours abstraits sur l’homme, sur l’humanité -comme ceux typiques de la tradition démocratique libérale occidentale ou de la phénoménologie existentielle européenne de Sartre, Freud et Merleau-Ponty- ne servent à rien si ce que nous avons devant nous n’est pas une condition humaine commune, mais un monde divisé hiérarchiquement, un homme amputé de son humanité, c'est-à-dire une intersubjectivité entravée par la violence coloniale et par l'application séculaire au gouvernement des hommes de savoirs, de lois, de politiques et d’économies racialisées. Il est clair que le monde de Fanon n'est plus notre monde, mais l’actualité de ses paroles tient au fait que nous sommes encore aux prises avec les effets de ce que, lui, il appela « Europe », c'est-à-dire une combinaison monstrueuse de capitalisme et racisme. Les mouvements de libération nationale ont gagné, mais ils ont aussi perdu. Ou vice versa. Peu importe. Les deux options nous suggèrent la même chose : ce qui nous parle de l'actualité des archives fanoniennes, ce qui garantit sa non-classification par rapport à la mémoire et à l'oubli, est surtout son récit de la lutte pour la décolonisation, son projet postcolonial, dans sa «triple dimension », c’est-à-dire dans sa nature à la fois insurrectionnelle, constitutive et libératrice. Décolonisation signifiait en fait pour Fanon lutter par tous les moyens nécessaires pour soustraire la vie aux forces qui finissent par l'étouffer et l’anéantir. Fanon nous interpelle encore aujourd'hui parce que: 1) la réalité et l'idée de l'Empire sont encore parmi nous (pensez non seulement à l'Irak, à Afghanistan et à la situation actuelle en Libye, mais aussi aux invectives d'Angela Merkel, de James Cameron, de Nicolas Sarkozy et de Silvio Berlusconi contre la société multiculturelle) ; 2) cette réalité multiforme et racialisée - caractérisée par la coexistence de divers régimes de travail, de diverses temporalités historico-culturelles, de divers hiérarchies et statuts de citoyenneté -qui selon Fanon était typique des colonies- constitue aujourd'hui un élément principal de la composition de classe dans nos espaces métropolitains ; et enfin 3) les processus de valorisation du capitalisme néolibéral contemporain, en combinant « accumulation par expropriation» et « financiarisation », essayent maintenant de s’approprier non seulement les moyens de production mais aussi nos vies. Ainsi, l’homme intégral de Fanon- son projet de décolonisation et de ré-humanisation de l'humanité – redresse la tête dans chaque lutte du présent qui tende à la réappropriation de la vie ; dans chaque bataille du présent qui n’ait pas simplement pour objet une misérable et éphémère compensation corporatiste, matérielle ou identitaire, mais la reconstitution d'un humain commun nouveau, c’est-à-dire qui revendique avec détermination l’autogestion de toutes les ressources (matérielles et intellectuelles) comme bien commun. Edition de jeudi 19 mai de il manifesto http://www.ilmanifesto.it/area-abbonati/in-edicola/manip2n1/20110518/manip2pg/10/manip2pz/303355/ Traduit de l’italien par Comaguer et Marie-Ange Patrizio Miguel Mellino est enseignant-chercheur à la faculté d'anthropologie de l'université « L'orientale » à Naples ; il a dirigé l’édition italienne des Ecrits politiques de F. Fanon chez DeriveApprodi (Rome, 2007) ; il est l’auteur de « Postorientalismo » et d’un livre-interview de Stuart Hall, édités par Melterni (Rome). [1] Traduction Comaguer : « schémas d’opinion » ; traduction m-a p. : « configurations du ressenti » ? Le terme est un peu jargonnant …Suggestions d’anthropologues italianistes bienvenues, NdT. [2] Extrait de la Lettre à Roger Taïeb, au début de son hospitalisation, octobre 1961 http://www.frantzfanoninternational.org/spip.php?article93 (NdT) |
08 juin 2011
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