Todenhöfer : « La moitié des informations sur la Syrie sont fausses »
15 mars 2012
L’auteur Jürgen Todenhöfer se rend fréquemment en Syrie. Il y a aussi rencontré le dirigeant Assad. Todenhöfer plaide pour un point de vue neutre sur le conflit. Ancien député CDU au Bundestag, il visite la Syrie autant qu’il peut – parfois plusieurs fois par année. Il y a un mois, il a voyagé à travers le pays durant près de quatre semaines. Il a pu se déplacer librement. Todenhöfer était à Damas, mais aussi à Homs, Hama et Deraa, sur les lieux qui font la une des journaux depuis presque une année, en raison des affrontements sanglants entre les forces de sécurité du régime et les insurgés.
Jürgen Todenhöfe a consacré plusieurs ouvrages à la critique des guerres d'Afghanistan et d'Irak
Welt Online : Monsieur Todenhöfer, il y a peu vous étiez en Syrie. Par qui avez-vous été invité, et dans quelle mesure étiez-vous libre de circuler ?
Jürgen Todenhöfer : Personne ne m’a invité.
Vous êtes donc simplement entré dans le pays comme touriste ? Est-ce possible ?
Oui, ça marche. Je me rends en Syrie depuis plus de dix an. J’ai écrit un livre sur la Syrie et l’Irak qui a aussi été traduit en arabe. Il commence par Hakaouati, le conteur de contes de la Mosquée des Omeyyades à Damas. J’y vais chaque année. La Syrie est le berceau de notre civilisation et Damas est une des plus belles villes du monde arabe. La tête de Saint Jean Baptiste est enterrée dans la Mosquée des Omeyyades et à Damas, Saül devint Saint Paul.
Mais est-ce que vous comprenez et parlez l’arabe ?
Pas un mot.
Comment parlez-vous alors avec les gens ?
La plupart du temps, je suis accompagné d’un ou de plusieurs traducteurs.
Qu’est-ce qui vous a incité à repartir juste maintenant en Syrie, en dépit de tous les avertissements ?
Lorsque durant dix ans on ne cesse de voyager dans ce pays, il n’y a aucune raison de ne pas y retourner juste maintenant. Cette fois, j’ai eu quelques difficultés au début. J’ai été arrêté à l’aéroport de Damas parce que les services secrets syriens avaient émis une interdiction d’entrée contre moi. J’avais écrit un article dans Die Zeit que bien des personnes considéraient comme trop critique en Syrie. Il fallut plus de deux heures jusqu’à ce que je puisse enfin entrer dans le pays. Plus tard, ça m’a été utile parce qu’un Allemand de Syrie avait assisté à la scène et il l’a racontée quelques jours plus tard à Assad. Sur quoi Assad m’a invité à un entretien.
Assad a annoncé un référendum populaire pour mars, concernant une nouvelle Constitution. A quel point peut-on prendre cette initiative au sérieux ? Assad dirige-t-il effectivement lui-même les destinées de son pays ?
Je crois qu’il est l’homme le plus puissant de son pays. Et que la crise l’a rendu plus fort.
Pourquoi ?
Une crise décide si on peut s’emparer des choses ou s’il vaut mieux les remettre à d’autres. Il me semble que depuis lors, Assad fixe clairement la direction de sa politique. Je crois que ce referendum populaire sur une constitution démocratique est son idée. Lorsqu’il est parvenu au pouvoir il y a dix ans, il a essayé de moderniser le pays. Cela lui a valu beaucoup de difficultés. A l’intérieur comme à l’extérieur. On sait qu’en Occident, on lui a reproché d’être impliqué dans l’assassinat de l’ancien président du conseil des ministres libanais Hariri. Aujourd’hui il s’est avéré qu’il n’en était rien. En tout cas, Assad n’a pas réussi dans ses efforts de transformer le pays comme il avait eu l’intention de le faire.
Qu’est-ce qui l’en a empêché ?
Il y a des forces conservatrices puissantes dans des pays comme le Maroc, l’Arabie saoudite ou la Syrie. Assad n’avait pas seulement le problème de Hariri, il dut aussi rapatrier les troupes syriennes du Liban. Tout cela a amené à une situation de politique intérieure dans laquelle il était difficile d’imposer des réformes essentielles contre les forces conservatrices. Assad m’a dit de vive voix qu’il considère la démocratie en Syrie comme « impérative ». Et qu’à cet égard l’élaboration d’une constitution démocratique devait jouer un grand rôle.
Veut-il aussi renoncer au primat de son parti Baath ?
Envers moi, il a souligné que tous les partis seraient autorisés. Le référendum populaire en mars est une décision révolutionnaire pour un pays autocratique comme la Syrie parce que ce faisant, Assad remet la décision sur l’avenir du pays dans les mains du peuple. Le peuple n’a pas seulement la possibilité d’accepter cette constitution, il peut aussi la refuser. Je ne connais pas beaucoup de souverains autocratiques qui oseraient risquer un pareil référendum populaire.
Cela veut-il dire que vous croyez à une volonté de changement d’Assad et que vous croyez que ça peut être un moyen réaliste pour le pays ?
Plus l’Occident lui tape dessus, plus ça devient difficile pour Assad. Un politicien marxiste de l’opposition, qui a fait 14 ans de prison sous le père d’Assad, m’a dit que le seul qui pouvait amener à l’amiable la Syrie à la démocratie, c’était Bachir al-Assad. Aussi parce que la majorité des Syriens continuaient de faire une grande différence entre Assad et le système.
Mais que doit alors faire l’Occident ? Soutenir Assad ? Négocier avec lui ? Les medias occidentaux sont sous la pression des images de la violence brutale qui proviennent du pays. Et il y a peu de reportages objectifs.
La situation en Syrie est très complexe. En dépit du fait que de manière inattendue ce ne sont pas que les adversaires, mais aussi les partisans d’Assad qui revendiquent bruyamment la démocratie. Entre-temps, la démocratie est largement indéniable en Syrie. J’ai assisté à des manifestations à Damas auxquelles participaient entre un et deux millions de personnes.
Les gens criaient en chœur : « Assad, démocratie », et « Assad, liberté ». Les révoltés syriens veulent évidemment aussi la démocratie, cependant sans Assad. Il y a donc des manifestations pacifiques pour et contre Assad, mais toujours pour la démocratie. Toutefois, il y a des unités armées des deux côtés qui se livrent à des confrontations militaires sans merci. Ce qui provoque toujours des morts civiles. C’est totalement inacceptable et est à juste titre durement critiqué.
Toutefois, des leaders politiques de l’opposition syrienne m’ont dit que la guérilla de l’opposition tuait des civils et « réglait des comptes ». A Homs, je me trouvais dans la maison d’un partisan déclaré de Assad. On a tiré dans la chambre de sa fille de trois ans depuis une tour d’en face. J’ai vu les points d’impacts. Le jour après ma visite, il reçut une menace de mort et dut quitter sa maison. A Homs, j’ai moi-même été pris sous un lourd feu croisé lorsque la guérilla tira sur deux policiers.
Ce sont des affrontements comparables à une guerre civile. En Occident, on ne nous parle que des méfaits que commettent les forces de sécurité de l’Etat. Mais on occulte les méfaits de l’autre côté. Les reportages internationaux sont extrêmement unilatéraux.
Mais pourquoi Assad n’admet-il pas des journalistes dans son pays qui pourraient dessiner une image plus objective ?
C’est une grossière erreur du gouvernement. Je n’ai jamais ressenti aussi fortement la valeur d’un journalisme libre qu’en Syrie. En Syrie, l’opposition détient actuellement un monopole de l’information qu’elle exerce sans pitié via al-Jazira et al-Arabia. A Homs par exemple, il y a quatre stations satellite auxquelles chaque photographe muni d’un portable peut transmettre ses prises de vue dans la seconde. Aussi, on en profite, ce qui est bien compréhensible.
Qu’en est-il de l’accès libre à l’Internet ?
En matière d’Internet, la Syrie est un des pays les plus développés du monde arabe. C’est d’ailleurs Assad qui a instauré cela personnellement. Si vous allez dans un restaurant, vous avez toujours gratuitement un accès wireless et vous pouvez recevoir vos courriels. Il y a quelques semaines, la presse mondiale affirma que désormais les iPhones étaient interdits en Syrie. J’ai alors appelé Damas et interrogé mon interlocuteur à ce sujet. Il a ri : « Vous m’appelez pourtant précisément sur mon iPhone. » La moitié des informations concernant la Syrie sont fausses.
Connaissez-vous d’autres exemples ?
Durant mon séjour à Damas, la presse mondiale rapporta que le quartier général du parti bath avait été attaqué et fortement endommagé. Qu’il y avait eu un mort. Ça m’a fortement impressionné. Jusque là, Damas avait été une ville sûre dans laquelle il y avait même encore quelques touristes.
Le lendemain, je me suis rendu en voiture vers ce bâtiment. Deux aimables policiers se tenaient devant le bâtiment intact. Lorsque je leur demandai où se trouvaient les lourds dégâts, ils m’ont montré deux vitres enfoncées dans le hall d’entrée, dans lequel quelqu’un avait jeté un pétard. Lors de ma visite à Homs, j’ai vu que les étals du marché étaient couverts de victuailles et de légumes. Moi aussi j’y ai fait mes emplettes. Quelques jours plus tard, j’ai lu dans la presse mondiale : « Catastrophe humanitaire à Homs ».
Peu après je suis retourné une deuxième fois en ville et j’y ai rencontré des rebelles. Je rencontre toujours les deux côtés. Je les ai interrogés sur la « catastrophe humanitaire ». Ils ont avoué en riant : « C’est nous qui avons lancé ça ». Ils étaient tout fiers. Peu de temps après, un autobus transportant de jeunes Alaouites a été arrêté à Homs par des motos. Ces jeunes gens ont été exécutés à quelques mètres de distance par les attaquants en moto.
Un seul a survécu. Il raconta que les auteurs étaient des rebelles armés. L’attaque était un signal pour Assad qui est aussi alaouite. Le soir par contre, al-Jazira prétendit dans les informations que Assad avaient à nouveau fait tuer des jeunes gens innocents à Homs. Les reportages de Syrie me rappellent de façon inquiétante les reportages avant le début de la guerre d’Irak. Les reportages de la télévision d’Etat syrienne ne sont toutefois pas meilleurs.
Mais qui soutient alors les rebelles ? Sont-ce les pays voisins mal intentionnés tels que l’Arabie saoudite ou le Qatar, qui s’étaient déjà engagés en Libye ? S’agit-il aussi d’un conflit islamique intérieur ?
J’ai passé quatre semaines dans le pays. Je sais quand-même qu’il y a bien des choses que je n’ai pas vues. Mais j’ai vu que ce soulèvement n’est pas toujours pacifique. Il y a des forces à l’étranger qui fournissent des armes lourdes à la partie violente de l’insurrection. La piste la plus sérieuse mène au Qatar. Le Qatar était aussi le grand fournisseur d’armes en Libye. Les Américains n’interviennent pas directement, la résistance armée passe par des Etats arabes voisins, avant tout par le Qatar et l’Arabie saoudite. Al-Jazira est également originaire du Qatar.
Il s’agit donc d’une espèce de guerre par suppléants ?
Je ne le sais pas. Je ne suis pas non plus partisan des théories de complots. Mais à l’arrière-plan se profile la tentative des Etats-Unis de créer un « Greater Middle East » dans lequel il n’y aurait plus que des Etats proaméricains dans la ligne. Les USA considèrent toute la région comme leur chasse gardée. Kissinger est l’auteur de la phrase : « Le pétrole est beaucoup trop précieux pour être abandonné aux Arabes ».
Les Américains ont raté la révolution en Tunisie et en Egypte. Mais ensuite ils ont pris la décision de participer dans leur sens aux bouleversements du monde arabe. J’éprouve une grande sympathie pour l’Amérique démocratique, mais au Proche-Orient, la démocratie importe peu aux Etats-Unis. Sinon ils devraient aussi appuyer les manifestations en Arabie saoudite, au Qatar et à Bahreïn, mais là, ils soutiennent des gouvernements dictatoriaux.
Comment cela va-t-il continuer en Syrie à votre point de vue ?
En Syrie il y aura une démocratie comme dans l’ensemble du monde arabe. Le recours à la violence contre des manifestations pacifiques prônant celle-ci est inacceptable. Mais lorsque j’ai demandé à Assad pourquoi on ne pourrait pas – au moins durant un laps de temps limité – renoncer à la violence contre les rebelles armés, il m’a demandé si je pouvais lui citer un pays occidental qui accepterait que tous les jours vingt à trente de ses soldats soient tués.
Il m’a demandé : Est-ce que Madame Merkel accepterait cela ? Je n’ai pas su que répondre. Je lui ai dit qu’il devait néanmoins engager un dialogue, même avec les forces extrémistes. Qu’il n’y avait qu’un dialogue qui pouvait amener un cessez-le-feu. Qu’il devait prendre la tête du mouvement démocratique pour aboutir à la paix et à la démocratie.
Qu’a-t-il répondu ?
Il a dit que ce qui importait le plus, c’était d’élaborer une Constitution démocratique, et que le peuple devait pouvoir se prononcer à ce sujet. […].
Jürgen Todenhöfer a fait des études de droit aux universités de Munich, Paris, Bonn et Freiburg. Il a fait son doctorat à Freiburg. En 1972, il a été élu au Bundestag allemand en tant que candidat direct de la CDU. Il y a exercé le mandat de député et de porte-parole de politique du développement du groupe CDU/CSU jusqu’en 1990. Déjà avant cela, en 1987, il est entré au Groupe Hubert Burda Media, où il est parvenu à la vice-présidence de la direction.
Ces dix dernières années, Jürgen Todenhöfer s’est constamment exprimé de façon critique sur les guerres en Afghanistan et en Irak. Il y publié une série de livres traitant de ces deux guerres. En 2003, il a écrit « Wer weint schon um Abdul und Tanaya ? Die Irrtümer des Kreuzzugs gegen den Terror » (ISBN 3-451-05420-5) (Qui va pleurer Abdul et Tanaya ? Les erreurs de la croisade contre le terrorisme). C’est un livre qui décrit clairement, par l’exemple d’enfants afghans, l’absurdité de la « guerre contre le terrorisme ». Dans le livre « Andy und Marwa. Zwei Kinder und der Krieg » (2005, ISBN 3-570-00859- 2) (Andy et Marwa, deux enfants et la guerre), Todenhöfer décrit deux destins de la guerre d’Irak, celui d’une fille irakienne et d’un jeune soldat américain. Dans « Warum tötest du, Zaid ? » (Pourquoi tues-tu, Zaïd ?) (2008, ISBN 978-3-570-01022-8), Todenhöfer analyse par beaucoup d’entretiens sur place les raisons de la résistance contre l’occupation US en Irak. Son dernier livre jusqu’ici, « Teile dein Glück… und du veränderst die Welt ! – Fundstücke einer abenteuerlichen Reise » (2010, ISBN 978-3-570-10069-1) (Partage ton bonheur... et tu changes le monde ! – trouvailles d’un voyage aventureux) est un livre traitant de questions éthiques centrales.
Pour plus d’informations sur Jürgen Todenhöfer, consultez son site Internet
www.juergentodenhoefer.de
Source : Horizons & Débats
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