11 mars 2010

Tamazight


Il y a 30 ans, une étape importante venait de s’écouler dans la lutte pour une définition réaliste de l’Algérianité et pour la prise en compte des droits politiques, économiques, sociaux, linguistiques et culturels du peuple algérien en particulier et des peuples d’Afrique du nord en général. Il s’agissait de l’étape du couple déni-clandestinité absolu.


Une autre étape commençait, dont les ingrédients de départ demandent toujours à être sériés. Elle est ainsi entamée par l’intention clairement affichée d’universitaires algériens, de la population estudiantine particulièrement, de rabrouer le déni et d’en finir avec la clandestinité lorsqu’il s’agit d’aborder la question du patrimoine littéraire, culturel et linguistique dont la réalité est indéniable en Algérie et, en l’occurrence, par l’organisation d’une conférence portant sur la poésie amazigh, orale et ancienne, de Kabylie.


Cette conférence est prévue pour être donnée par l’anthropologue et universitaire algérien, le défunt Mouloud MAMMERI qui ne limitait pas son action à l’oralité kabyle ni même amazigh mais l’étendait à toute l’oralité africaine, comme s’il indiquait par là même une empreinte de Franz Fanon dans son approche de la culture populaire et/ou nationale. Et elle est paradoxalement affirmée comme telle, comme nouvelle étape, par l’interdiction qui a été opposée à la tenue de cette conférence par une administration officielle qui se faisait tout un programme dans la démoudénisation (Boumediene, président du CNRA ; 1965 -1978) au double plan de libéralisation économique et social au sujet duquel le mouvement qui s’ensuivait lui portait la contradiction idoine en revendiquant dès le rapport de Yakouren « le vrai socialisme ».


Mais le même programme post-boumedié niste se révélait particulièrement décidé à maintenir l’aliénation culturelle, identitaire et linguistique ainsi qu’un sui generis autoritaire sur le plan politique, le tout sous une gangue répressive aux démonstrations spectaculairement ombrageuses. Et, sur ce plan aussi, le mouvement estudiantin élargi aux écoliers, aux ouvriers et à l’ensemble de la population lui portait une véhémente contradiction, très adaptée, en exigeant la libération de la parole, du patrimoine national oral, de la mémoire collective et des savoirs locaux.



Les protestations et la répression ont duré de longs mois : au moins jusqu’en été 1980, lorsque réunion de Yakouren a été tenue et la plate-forme portant le même nom a été élaborée. Autant les articles de presse de l’époque et les témoignages écrits des acteurs de l’époque suffisent pour se faire une idée assez nette des premiers jours de cette étape, autant il est regrettable de constater que l’on éprouve de grandes difficultés à retrouver l’intégralité des documents élaborés à Yakouren.


C’est d’autant plus regrettable que les célébrations annuelles de l’entame de cette étape dans la revendication démocratique, sociale et culturelle oublient souvent de faire mention soulignée, tant du fruit mûri par de longs mois de mobilisation générale et de répression féroce que constituait ce document de Yakouren, que de l’élément déclencheur que constitua la programmation suivie de l’interdiction de la conférence de Mouloud MAMMERI sur la poésie kabyle ancienne, se satisfaisant souvent de produire quelques textes polémiques isolés de leur contexte ou une chronologie décharnée en guise d’introduction à événement ultérieur que l’on a fini par faire passer pour crucial.


On en retient prosaïquement la nuit du 19 au 20 avril 1980, presque sans se rappeler que l’investissement de l’enceinte universitaire fut une violation de la franchise universitaire, à cette époque ayant encore tout son sens.



L’évolution de la revendication a par la suite été marquée par cette absence de mise en valeur des moments significatifs de cette déclandestinisation véhémente de la revendication démocratique et culturelle ; les débats, souffrant de fait par l’apparition de nouvelles équations dans le champ politique et social algérien, s’en sont trouvé relativement réduits.


On ne sait pas si le gouvernement, à cette époque tout à sa dynamique semi-déboumedié niste, se rendait compte de cette insuffisance ou s’il s’y s’attendait ; il semble en tout cas que c’est de ces moments-là que date le début du recul des sciences humaines dans l’université algérienne : illustrant une volonté politique d’affaiblir sur ce point l’université algérienne, l’anthropologue Mouloud Mammeri est, entre autres, contraint à la retraite et à l’exil où il fonde la revue « Awal ».


Cela n’est pas allé sans conséquence : au lieu que les débats tels qu’ils étaient prévisibles à partir de cette programmation- interdiction convoquent, comme il se devait, l’intelligence et l’implication de tout intellectuel, de tout universitaire et de tout militant favorable ou adversaire des revendications démocratiques, sociales et culturelles dans l’ensemble nord-africain, ils se sont trouvés souvent raccourcis à la seule question de tamazight (« Tamazight, point ! ») et, le plus souvent, au seul périmètre kabyle, comme un aboutissement synchronique d’une stigmatisation calculée d’une région par la propagande du régime et d’un repli sur soi communautaire qui pourtant allait à contre-courant de la dimension universelle des revendications assumées et de la diversité des acteurs les ayant portées.



Ainsi, au lieu d’approfondir et d’affiner les moyens de lutte, la réflexion et la plate-forme de revendications et d’y faire adhérer aussi bien l’Université, le Droit que la Politique , l’on s’est retrouvé à fonctionner au slogan et à la petite activité sans réelle portée. Et, au lieu que ces grandioses revendications mobilisent stratèges et philosophes en toutes matières (institutions, droit, culture, identité, etc.), l’on a oublié de répondre aux besoins même de la base populaire qui s’exprimaient à travers un tissu associatif culturel dynamique mais abandonné à lui-même ; bien tôt, le mouvement associatif s’essouffla et se réduisit à des expositions d’éléments muséographiques qui auraient été utiles si quelqu’un avait saisi l’occasion ainsi offerte et l’intérêt vivace pour le doter d’une culture muséologique.


Au niveau intellectuel, l’incapacité –ou le manque de volonté- à déployer des éléments d’analyse, pourtant certainement existants, en mesure de recouper -d’épouser- l’universalité des revendications portées dans la rue finit d’isoler les quelques intellectuels (dont peut-être Mouloud Mammeri lui-même), ce qui favorisait la réduction de la dynamique lancée en 1980 sur tous les plans géographique, politique, scientifique, etc. : de transnationale, elle finit d’apparaître régionale ; de démocratique, on réussit à la faire passer pour partisane ; du domaine sociologique qui pouvait embrasser les différentes facettes du mouvement lui-même, la dynamique entière finit par n’être abordée que par des approches ethnologiques.


Beaucoup de militants du MCB des années 90, époque où j’atteignais la majorité légale, partageaient le sentiment de déception que suscite la lecture d’ouvrages sensés être scientifiques à l’égard de ce qui se produit, dont les auteurs avaient les yeux rivés non pas spécialement sur la question double : amazigh et démocratique, mais précisément sur un objet géographique statique : la Kabylie. Le hic, c’est qu’il était malaisé, sinon inadapté, de répondre à des universitaires qui se trompaient de niveau de pertinence, pour nous qui étions militants : nous connaissions la réalité et nous savions ce que nous voulions, mais « ils » avaient leurs sources et leurs grilles de lectures !


C’est en quelque sorte cet état d’esprit traîné pendant de longues années qui s’est libéré en moi personnellement lorsque l’un de ces socio-ethnologues s’est aventuré sur le terrain militant qui est le mien, à l’occasion des événements de 2001 dans lesquels le syndicat au sein duquel je milite (le SATEF) se donnait un rôle. Il est possible que la réaction était légèrement excessive mais c’était une opportunité rare qu’il fallait saisir en vue d’alerter les universitaires de tous bords sur l’inadéquation des approches appliquées jusque là au terrain de la revendication culturelle, sociale et démocratique en Algérie, soit-elle plus intense en Kabylie qu’ailleurs. Et il fallait que cette réaction soit rendue autant audible et visible que possible du fin fond de mon quasi anonymat.


J’ai par la suite eu l’occasion de constater qu’une meilleure recherche soutenue par une plus grande objectivité ainsi que par un travail de terrain plus poussé demeurait tout de même un peu tributaire de scories et de clichés, depuis si longtemps cultivés que l’intéressant et joli travail de Judith Scheele sur l’économie des idées dans le nord-est algérien (Kabylia) ne pouvait encore y échapper totalement.



Continuer de chercher à faire produire plus qu’ils ne peuvent à des démarches biaisées ou des slogans ne peut faire aboutir qu’à de telles situations : on a cherché « tamazight à l’école » sans s’occuper de développer notre réflexion sur l’école algérienne et sur son rôle une fois tamazight admise en son enceinte et nous l’avons obtenue, de façon anecdotique et comme quelque chose d’offert par des lutins ; on a cherché « tamazight dans les tribunaux » avant de se demander ce que pourra être la Justice , le Droit et les sciences juridiques dans notre pays, et nous lui avons obtenu un prodigieux commissariat comme par mesure préservatrice émanant d’un expert en instruction et en procédures judiciaires, etc.


Il nous faut renouer aussi bien avec la réflexion intellectuelle qu’avec l’action quotidienne associative. A défaut d’organisations de masse de l’envergure du MCB, la jonction entre les producteurs d’idées (chercheurs et auteurs indépendants, universitaires, politiciens acquis) et le mouvement associatif pourra fonctionner dans le sens de la réhabilitation de la dynamique déclenchée le 10 mars 1980 et des différents rôles et fonctions. La redynamisation des associations culturelles pourra contribuer à la constitution de moyens faire avancer les causes démocratique, sociale et culturelle tout en formant un levier de pression sur les collectivités et administrations locales pour l’inscription de projets et autres dépenses publiques pour la promotion de tamazight et de la société civile notamment.


Quelqu’un peut dire si au moins une seule fois une dépense avait été prévue dans une loi de finances algérienne depuis l’indépendance ? Comme pour les lois de finances propres à l’Algérie de la période antérieure, il semble que cela n’a jamais été le cas.



Il faut y aller !


Les 10 et 11 mars 2010,
Tahar HAMADACHE.

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