20 janvier 2011

Le testament de Shaban

mardi 18 janvier 2011 - 13h:08
Vittorio Arrigoni




Un paysan palestinien âgé travaille dans les champs. Une jeune coopérante italienne vient l’interviewer. 
 
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Mohammed Shaban Shaker Karmoot, le 10 janvier à 14h
 
Tu n’as pas peur des Israéliens qui tirent ?
Non, peu m’importent les coups de feu. S’il doit arriver quelque chose, nous, êtres humains, nous ne mourons qu’une seule fois, et Dieu seul sait quand arrivera mon heure. Je dors ici parfois et peu m’importe de mourir, je continue à entendre les chars d’assaut et les bulldozers envahir ma terre, ce qu’ils font n’a plus d’importance.
5 minutes après avoir prononcé ces phrases devant un enregistreur, ils se quittent cordialement.
Puis un coup de feu et la mort regagne le devant de la scène.
Shaban Karmoot, un paysan âgé de 65 ans, est la dernière victime civile de l’escalade de violence déclenchée par l’armée israélienne au cours des deux derniers mois, après l’assassinat du berger bédouin Salama Abu Hashish le 23 décembre, à Beit Lahiya, et du jeune Mohammed Qedeh 5 jours plus tard, à l’Est de Khan Younis.
Shaban avait construit sa maison devant la frontière au début des années 70 et très vite, sur le terrain attenant, il avait fait fleurir des arbres fruitiers produisant des citrons, des oranges et des clémentines.
Les fruits de la terre étaient généreux et malgré l’occupation, Shaban menait une vie sereine, du moins jusqu’à une nuit de l’année 2003, lorsqu’en plein Ramadan, des bulldozers et des chars d’assaut israéliens ont envahi ses champs en détruisant toutes ses cultures et en arrachant ses précieux arbres : le fruit de 30 ans de dur labeur rasé au sol en moins de 3 heures.
Au terme de l’offensive israélienne Plomb Durci, le paysan déjà âgé n’a plus eu la force de dormir toutes les nuits dans la maison à la frontière à cause des fréquentes incursions israéliennes. Il a alors loué un minuscule débarras dans le camp de réfugiés de Jabaliya où il vivait entassé avec sa famille nombreuse, une dizaine de personnes.
Shaban avait l’habitude de commencer à travailler dans les champs peu après l’aube et de s’arrêter peu avant le coucher du soleil. Chaque jour, pendant quarante ans, jusqu’à lundi dernier. Il était environ 2 heures de l’après-midi lorsqu’après avoir salué les visiteurs étrangers, le paysan s’est rendu sur sa terre pour reprendre son âne attaché à un arbuste. À 300 mètres de là, un tireur israélien placé sur une tourelle d’observation a tiré trois coups vers lui : le premier l’a touché au cou, les deux autres à la poitrine.
En exhalant son dernier soupir, Shaban a eu à peine le temps de prononcer le nom de son fils, Khaled. Lorsque Khaled est accouru dans les champs, son père était déjà étendu sur le sol, inanimé aux côtés de l’animal.
“Il n’y avait pas d’affrontements dans la zone, il n’y avait pas de combattants palestiniens et nous ne représentons pas une menace. Nous vivons dans cette maison depuis des décennies, les soldats nous connaissent très bien. Pendant des années, ils nous ont vus travailler et vivre à travers leurs caméras, les drones et même les dirigeables espions. Voilà le vrai terrorisme, dites-le aux médias occidentaux”. Khaled s’est adressé en ces termes aux activistes de l’International Solidarity Movement pendant la veille funéraire en l’honneur de son père, et on ne peut vraiment pas lui donner tort. On sait en effet que les paysans à la frontière sont tous fichés et la terre sur laquelle ils travaillent est contrôlée minutieusement, centimètre carré par centimètre carré. En outre, les tireurs israéliens, contrairement aux lanceurs de roquettes Qassam, ne tirent pas au hasard dans le désert : comme tous les tireurs d’élite ils ajustent l’objectif et visent la cible. Le système le plus rapide pour le nettoyage ethnique de la Palestine.
Comme cela arrivait pendant Plomb Durci, Israël continue à interdire aux ambulances d’atteindre le lieu des attaques, en menaçant de tirer sur les médecins et les infirmiers. C’est ainsi qu’en l’absence de tout autre moyen disponible, Khaled n’a pu emporter le cadavre de son père qu’en le chargeant sur le bras d’une décapeuse. Comme on le fait avec les arbres déracinés.
Au terme de la réparation d’un puits, financée entre autres par le gouvernement italien, dans la région de Beit Hanoun, Daniela, coopérante de l’ONG GVC, s’était rendue à la frontière avec ses collaborateurs pour interviewer les agriculteurs bénéficiaires du projet hydrique.
Shaban a été le dernier paysan interviewé, cinq minutes avant d’être tué.
Le fils de la victime, Khaled, a parlé de terrorisme : pour Saber, un ami présent pendant l’interview, ce dernier meurtre est une sorte d’avertissement mafieux pour ceux qui se solidarisent avec les travailleurs palestiniens qui résistent, les derniers hommes dignes de ce nom en ces temps anonymes.
Daniela ne parvient pas à tenir dans les mains les photos prises peu avant de quitter le paysan : “je ne suis pas encore capable de les regarder, c’est comme un rêve, un cauchemar. D’ici à la morgue en une heure à peine.” J’ai transcrit l’enregistrement audio de la dernière interview de Shaban, le testament d’une vie consacrée à l’amour pour sa terre, un amour qui a fini par l’engloutir. Restons Humains.

Vittorio Arrigoni depuis Gaza

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Mohammed Shaban Shaker Karmoot, le 10 janvier à 15h
 
* Vittorio Arrigoni réside à Gaza ville. Journaliste freelance et militant pacifiste italien, membre de l’ISM (International Solidarity Movement), il écrit notamment pour le quotidien Il Manifesto. Il vit dans la bande de Gaza depuis 2008. Il est l’auteur de Rester humain à Gaza (Gaza. Restiamo umani), précieux témoignage relatant les journées d’horreur de l’opération « Plomb durci » vécues de manière directe aux côtés des ambulanciers du Croissant-Rouge palestinien.
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Vittorio Arrigoni
Son blog peut être consulté à :
http://guerrillaradio.iobloggo.com/
Vittorio Arrigoni a reçu le prix spécial « Rachel Corrie » à Ovada [Piémont italien] pour son travail d’information à Gaza : http://www.testimonedipace.org,
Du même auteur :


Je m’appelle Mohammed Shan Shaker Karmoot. Je suis né en 1946.
J’étais encore jeune lorsque j’ai commencé à travailler comme agriculteur, c’était avant de me marier, il y a plus de 35 ans.
 Combien d’enfants as-tu ?
 J’ai six garçons, voici Kamal (il montre le jeune homme), né de mon second mariage. J’ai eu quatre garçons et trois filles avec ma première épouse, et trois filles et deux garçons avec ma seconde épouse.
J’ai acheté deux dunam (un dunam équivaut à un kilomètre carré) près de la route communale la plus proche de la zone tampon, près de Al Basayna. J’ai voulu construire une maison ici pour y vivre avec ma famille.
À côté de ce mur ?
À 22 mètres de ce mur. Ces deux dunam sont à moi, je les ai achetés.
Combien t’ont-ils coûté ?
Je les ai achetés à 7500 dinars jordaniens (environ 8200 euros).
Et, dis-moi, tu peux atteindre ces deux hectares de terre qui t’appartiennent ?
Oui, bien sûr, mais c’est très dangereux, parce que les soldats tirent.
Donc tu ne peux ni la cultiver, ni y construire quoi que ce soit ?
C’est exact, je ne peux rien faire sur ma terre.
Ça a été comme ça depuis le début ?
Autrefois, ce n’était pas comme ça. Ma terre était parsemée d’arbres : des palmiers, des citrons, des oranges, des clémentines et d’autres fruits. Ma terre était emplie de tous les fruits possibles et imaginables.  L’amandier qui, lorsqu’il produisait ses fruits, me permettait de remplir de nombreux sacs d’amandes, ils (les soldats israéliens) l’ont arraché au moment où il était prêt pour la récolte. Ils sont venus la nuit avec des bulldozers et ils l’ont déraciné.
 Comment a été ta vie ? Comment as-tu fait pour nourrir ta famille ?
Nous avions l’habitude de vivre une existence heureuse. En travaillant sur ces terres, nous parvenions à gagner 650 NIS par mois (environ 150 euros), plus le travail dans les champs d’autres propriétaires, on s’en sortait bien.
En quelle année était-ce ?
Avant qu’ils ne détruisent mes terres en 2003 je crois, au début de la dernière intifada.
 Comment t’es-tu senti à ce moment ?
Et comment penses-tu que je me sois senti ? Comme quelqu’un à qui on arrachait le cœur, pendant que les Israéliens détruisaient mes terres avec leurs bulldozers. J’ai assisté à la destruction une nuit entière. Là, il y avait un grand sycomore. Quand le bulldozer est arrivé et a tout détruit et tout arraché, je suis sorti avec une torche et j’ai vu qu’après leur départ, ils m’avaient au moins laissé cet arbre. C’était une nuit de Ramadan, lorsque c’est arrivé, et puis les décapeuses sont revenues à l’aube et elles ont détruit ce qu’il restait de l’arbre. Ils n’ont mis que trois heures à détruire toute la zone, en utilisant 8 bulldozers pour tout démolir.
Et aujourd’hui tu continues à vivre ici ?
Ce que je fais ici ou ce que l’on suppose que je fasse, il suffit de regarder ces arbres verts pour le comprendre. C’est moi qui les ai cultivés, comme j’ai cultivé le blé et l’orge qui au moment de la récolte ont été brûlés par l’armée israélienne. Cette année, quand nous sommes venus ensemencer les champs, les soldats nous ont tiré dessus.
 ...
Il s’appelle Ismahil Mkat, de la famille Hameed (il montre quelques paysans dans les champs). C’est une famille pour qui les choses vont bien et qui peut se permettre d’acheter les semences. L’autre homme qui conduit le tracteur, c’est Zoheer. L’armée israélienne tire sur toutes ces personnes lorsqu’elles travaillent dans les champs...
Tu viens ici tous les jours ?
Oui, je viens ici chaque jour.
 Tu n’as pas peur des Israéliens qui tirent ?
Non, peu m’importent les coups de feu. S’il doit arriver quelque chose, nous, êtres humains, nous mourons une seule fois, et Dieu seul sait quand arrivera mon heure.
Je dors ici parfois et peu m’importe de mourir, je continue à entendre les chars d’assaut et les bulldozers envahir ma terre et ce qu’ils font n’a plus d’importance.
J’étais ici, dans cette maison, quand ils ont détruit l’habitation de Al Shobaky’s. Ils sont arrivés et ils ont détruit le mur de ma maison, et lorsque le conducteur du bulldozer m’a vu, il a fait marche arrière et il s’est approché d’un char pour parler avec les soldats qui se trouvaient à l’intérieur. Puis, le char s’est dirigé vers ma maison et avec un haut-parleur, ils nous ont ordonné à tous de sortir. J’ai pris ma femme et nous sommes sortis à travers le trou creusé par le bulldozer dans le mur de la maison et un soldat m’a demandé si je vivais ici. Je lui ai répondu que oui et alors il m’a demandé si des tirs de roquettes partaient d’ici. J’ai expliqué que non, et ils m’ont autorisé à rentrer. Par la suite, j’ai reconstruit le mur détruit.
Tu ne crains pas que les soldats reviennent ?
Tout est possible. Ils pourraient entrer et démolir la maison à tout moment.
Vous avez d’autres options ?
Non, moi je n’ai pas d’autre choix que de vivre ici.
Où puisez-vous l’eau ?
J’ai deux pompes à eau - l’une sur cette terre et l’autre sur la terre où je ne peux pas entrer.
Tu ne vas jamais sur cette terre ?
Parfois, mais c’est dangereux.
À quelle heure viens-tu ici pour travailler la terre ?
J’arrive ici vers 6h30.
Et à quelle heure la quittes-tu ?
À 16h15, parfois à 16h30.
Tes enfants t’aident dans ton travail ?
Quel travail ? Je n’arrive pas à trouver un travail pour moi, donc pourquoi aurais-je besoin de l’aide de quelqu’un ? Je suis devenu tellement pauvre que je me débrouille en récupérant des gravats et du bois, et en cultivant quelque chose, c’est comme ça que je gagne de quoi vivre.
Quelle a été la situation la plus difficile que tu aies vécue ?
La période la plus difficile a été quand ils ont détruit les fermes et les terres de la région. C’est le moment le plus dur que j’ai vécu de toute ma vie. Notre vie était parfaite quand nous pouvions tirer profit du travail de notre terre, et maintenant qu’ils l’ont détruite, que nous reste-t-il ? Plus rien.

13 janvier 2011 - Vous pouvez consulter cet article à :
http://guerrillaradio.iobloggo.com/
Traduction de l’italien : Y. Khamal

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