Retranscription de l’interview accordée par Ahmed Manaï à Pierre Ganz de RFI, le 3 mai 2000 à 8h30
P.Ganz : Ahmed Manaï, vous êtes cofondateur du Comité Tunisien d’Appel à la Démission de Ben Ali, auteur du livre « Supplice tunisien, candidat indépendant aux élections législatives de 1989 et élément actif dans l’opposition tunisienne, que pensez-vous de ce bras de fer entre le journaliste Tawfik Ben Brik, en grève de la faim depuis un mois et le régime tunisien ?
Ahmed Manai.
D’abord un mot sur Tawfik Ben Brik et son combat. Tawfik Ben Brik est un journaliste courageux qui lutte depuis longtemps et dans des conditions difficiles pour exercer librement son métier. Il a mis maintenant sa vie en danger mais en choisissant son moment, il a prouvé aussi qu’il était intelligent. Son combat vient de révéler au monde la véritable nature du régime et l’extrême misère de l’état des libertés et des droits de l’homme en Tunisie. Le bras de fer entre lui et le régime tunisien connaîtra bientôt sa fin, mais celui de la société tunisienne avec ce régime va continuer jusqu’à ce que ce dernier renonce à ses choix politiques.
P.Ganz : Mais on ne voit pas cette opposition qui pourrait constituer un jour une alternative à ce régime ?
Ahmed .Manai.
C’est vrai qu’il n’y a pas actuellement une alternative très crédible avec une opposition organisée et un programme politique. Il ne faut pas oublier que le régime a pratiqué une politique de la terre brûlée et qu’il a démantelé toutes les institutions et les structures de la société civile. Malgré cela l’opposition a travaillé et combattu et, si aujourd’hui, en l’an 2000, personne ne peut plus parler du régime dans les mêmes termes qu’en 1990, c’est parce que l’opposition n’est pas restée inactive et les bras croisées. Le régime a perdu beaucoup de sa légitimité dans le pays et beaucoup de crédit à l’étranger.
P. Ganz : L’affaire ben Brik a été un révélateur de la nature du régime, mais ne croyez- vous pas que les funérailles de Bourguiba ont constitué la goutte qui a fait déborder le vase ?
Ahmed.Manai.
Bien sûr, j’y reviens, mais il y a autre chose avant. Il y a eu les élections d’octobre 99 au cours desquelles Ben Ali s’est attribué 99, 4% des voix, alors qu’il avait deux concurrents choisis par lui. Je crois que c’est la goutte qui a fait déborder le vase parce que les tunisiens ont vu dans cette farce électorale une grande humiliation.
Bien sûr, j’y reviens, mais il y a autre chose avant. Il y a eu les élections d’octobre 99 au cours desquelles Ben Ali s’est attribué 99, 4% des voix, alors qu’il avait deux concurrents choisis par lui. Je crois que c’est la goutte qui a fait déborder le vase parce que les tunisiens ont vu dans cette farce électorale une grande humiliation.
P.Ganz : Et les funérailles de Bourguiba, qui ne fut pas un grand démocrate, vous n’y voyez pas aussi une humiliation pour vous- même ?
Ahmed.Manai.
Tout à fait. Et c’est ainsi que les tunisiens l’ont ressenti. Bourguiba n’était pas un grand démocrate, c’est vrai, mais il demeure le leader politique qui a conduit une lutte de libération à son terme et au moindre coût. On oublie souvent de le signaler. C’est lui aussi qui réhabilité l’Etat tunisien. Les tunisiens, les jeunes surtout, ont le droit de connaître Bourguiba parce qu’il représente un pan important de notre histoire. Ma génération connaît Bourguiba mais pas celle de mes enfants. Mais on essaie d’occulter des pans entiers de notre histoire et c’est là une grande humiliation collective, en plus d’autres plus nombreuses, vécues au quotidien par les citoyens tunisiens.
P.Ganz : Ne croyez-vous pas que le régime soit un peu fragilisé par tout cela et surtout par l’affaire Ben Brik ?
Ahmed.Manai.
Le régime est plus que fragilisé et l’affaire Ben Brik est un grand révélateur. Il y en a d’autres comme les hésitations de la police à réprimer comme à son habitude, les manifestations des étudiants et des lycéens de ces derniers mois ou les émeutes survenues dans le sud tunisien. Les villes et villages du sud avaient échappé durant vingt quatre heures en février, à tout contrôle alors qu’il y a en Tunisie entre 130.000 et 150.000 policiers. Mais le révélateur de cette fragilité réside surtout au niveau des organes centraux du dispositif policier : une quinzaine de ses officiers supérieurs viennent d’être arrêtés pour avoir émis de critiques. La crise est maintenant au sein des organes dirigeants du régime et il incombe à ses amis de le conseiller et de l’aider à en sortir.
P. Ganz : Comment l’aider et que pensez-vous des propos de H.Védrine ?
Ahmed.Manai.
Le devoir de tous les amis de Ben Ali, ceux qui l’ont soutenu durant ces nombreuses années, est de lui conseiller de préparer son départ. Je n’appelle pas à l’ingérence dans les affaires intérieures de la Tunisie, mais j’appelle les gouvernements et les amis de Ben Ali à profiter de ce qu’il ait un premier ministre respecté dans le pays et à l’étranger, pour le nommer à la tête d’un gouvernement provisoire et de lui céder le pouvoir. M. Mohamed Ghannouchi peut très bien assurer une transition de deux ans et engager le pays dans un processus de réconciliation et de démocratisation. Cela doit se faire rapidement, parce que le pays ne peut plus souffrir ce régime et risque l’explosion à tout moment.
P.Ganz : Est-ce à dire que vous appelez les tunisiens à manifester ?
Ahmed.Manaï :
Les tunisiens n’ont pas besoin d’être appelés à manifester. Ils le font tous les jours pour protester contre les injustices et les humiliations. Ils ont inventé des formes de résistance inédites et c’est tant mieux ainsi. J’appelle simplement chaque citoyen à prendre ses responsabilités, en son âme et conscience et à continuer le combat.
P.Ganz : Ne croyez-vous pas que cette situation profiterait aux islamistes et risquerait d’engager la Tunisie dans une tragédie comparable à celle de l’Algérie ?
Ahmed.Manai.
La Tunisie et l’Algérie sont des pays voisins et leurs peuples des peuples frères. Mais la Tunisie n’est pas l’Algérie, elle ne le fut jamais et ne le sera pas non plus. Notre peuple est pacifique et a toujours combattu par des moyens pacifiques. T. Ben Brik disait récemment que les islamistes tunisiens ont résisté par le stylo Bic alors que leurs confrères algériens l’ont fait par la Kalach !
Quant à savoir si cette situation profiterait ou non aux islamistes, honnêtement je n’en sais rien. Personne ne sait ce que vaut actuellement tel parti ou mouvement politique. Le RCD au pouvoir qui se targue d’avoir 1,5 millions d’adhérents, risque de ne pas en compter un seul le jour où il n’a plus le pouvoir !
N.B.Le Comité tunisien d’appel à la démission du président Ben Ali, a été fondé par Mondher Sfar et Ahmed Manaï, à la fin de 1992, suite au procès et à la condamnation par un tribunal Parisien de Moncef Ben Ali, le frère du président, pour trafic de stupéfiants. L’Etat tunisien avait pris la défense du condamné et engagé l’honneur de la Tunisie.
http://www.tunisitri.net/interview/interv3.htm/
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