19 février 2011

Tunisie & WikiLeaks: portrait d'une diplomatie française soumise au régime de Ben Ali

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S'il fallait résumer d'une phrase la position de la France vis-à-vis de l'ancien régime de Ben Ali, ce serait celle-ci : «La Tunisie n'est pas une dictature.» Révélée par WikiLeaks dans une série de câbles que publie Mediapart ce vendredi, cette analyse faite en août 2007 par l'ambassadeur de France à Tunis, Serge Degallaix, dit tout de l'aveuglement du premier partenaire économique et politique d'un régime face auquel la France de Nicolas Sarkozy a abdiqué toute ambition en matière de principes démocratiques et de respect des droits de l'homme.
Mediapart a déjà raconté comment l'ambassade de France n'a cessé de soutenir le régime de Ben Ali. Avec les éléments dévoilés par WikiLeaks, c'est le détail et la manière dont la France communiquait sur la Tunisie qui sont désormais révélés. Que nous disent ces câbles, issus de l'ambassade américaine à Paris et à Tunis ? L'analyse qui en ressort est confondante. En août 2007, lors d'un entretien avec son homologue américain Robert F. Godec, le Français Serge Degallaix (en poste de l'été 2005 à l'été 2009) livre une série de commentaires particulièrement optimistes (câble 118839, traduit intégralement sous l'onglet Prolonger). Selon l'ambassadeur de France à Tunis, donc, la Tunisie n'est «pas une dictature», et d'ailleurs, « les leaders tunisiens sont sincèrement à l'écoute du peuple». Serge Degallaix explique en outre que Ben Ali et le gouvernement souhaitent tout aussi sincèrement «ouvrir» le régime, mais explique leurs hésitations par la crainte d'ouvrir ainsi la porte aux islamistes.
Concernant la première visite de Nicolas Sarkozy, les 10 et 11 juillet 2007, Serge Degallaix la qualifie d'«excellente», mais insiste sur le fait que des ajustements dans la politique française vis-à-vis de la Tunisie sont à attendre. Ce n'est pas cependant sur le chapitre des droits de l'homme. Car si Sarkozy a bel et bien abordé le sujet dans son entretien avec Ben Ali, «de la manière qu'il convient» dixit Degallaix, c'est le président tunisien qui a abordé le sort de Mohammed Abbou, le prisonnier politique alors le plus médiatisé. Condamné à trois ans et demi de prison «pour publication d'écrits de nature à troubler l'ordre public... et diffusion de fausses nouvelles», l'avocat et défenseur des droits de l'homme sera finalement libéré le mardi 24 juillet 2007, après deux ans et demi de détention arbitraire.
Expliquer, en août 2007, lors d'un échange de vues privé avec le nouvel ambassadeur américain, que la Tunisie de Ben Ali n'est pas une dictature, n'est-ce outrepasser ses prérogatives et se faire l'avocat du régime ? «Ecoutez, les ambassades retranscrivent ce qu'elles veulent, et je n'ai jamais dit que la Tunisie était une démocratie, se défend Serge Degallaix, joint au téléphone par Mediapart. Nous avions un échange de vues, nous faisions une comparaison entre les pays, et je disais simplement qu'en Tunisie, il y avait une certaine liberté dans l'espace privé, tant que vous ne faisiez pas de politique. Cette liberté n'existe pas en Iran, par exemple.»
Lors de cette même conversation, l'ambassadeur fait part de sa quasi-certitude que, si des élections libres avaient lieu en 2009, le président Ben Ali serait réélu... «Mais c'était une opinion communément admise à l'époque, je n'étais pas le seul à le penser ! proteste l'ambassadeur. Pas à 90%, certes, mais à 60%... Plus généralement, le but de notre démarche, c'est de pouvoir dialoguer avec le régime. Vous savez, avec le degré d'autisme de ces personnes, qui n'étaient pas prêtes à bouger, si vous êtes trop brusque, vous n'êtes pas écouté. Avec le temps, cela ne s'est d'ailleurs pas arrangé. De notre côté, nous avons obtenu des choses: des libérations et des aménagements de peine. Il est vrai que cela n'a pas changé fondamentalement la nature du régime ou la vie de la population tunisienne.»

Les droits de l'homme sont devenus un sujet à éviter 
C'est donc pour «être écoutée» que la France s'est distinguée par une série de contorsions spectaculaires, évitant d'aborder frontalement le sujet des droits de l'homme, dans un pays où les prisonniers politiques et d'opinion se comptaient par dizaines, où la torture en prison, les intimidations et les enlèvements d'opposants étaient monnaie courante. La compilation des câbles de WikiLeaks est assez éloquente :
  • Analyse retranscrite par l'ambassade américaine à Paris et datée du 31 juillet 2007, deux semaines après le voyage de Sarkozy en Tunisie (câble 117270): «Le chef de zone Tunisie/Libye du quai d'Orsay, Christian Reigneaud, eut moins de stress pour préparer la visite de Sarkozy, à Tunis. Les Tunisiens, dit-il, furent chaleureux, et il n'y eut presque aucune question non consensuelle à discuter. Les droits de l'homme constituaient l'exception, et de ce côté, la délégation française a vite pu ressentir les craintes des Tunisiens sur la manière dont Sarkozy, comparé à Chirac, aborderait le sujet. À la fin, Sarkozy usa de discrétion en confinant ses commentaires les plus critiques à son tête-à-tête avec Ben Ali.»
  • Câble de l'ambassade américaine à Tunis daté du 30 avril 2009 (204864) : Lors de sa visite à Tunis, «en comparaison des enjeux économiques soulevés, le premier ministre fit peu de déclarations publiques sur la démocratie ou les droits de l'homme. Fillon n'avait convié dans sa délégation ni le ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, ni la secrétaire aux droits de l'homme, Rama Yade.(...) Interrogé en conférence de presse sur l'absence de ces deux ministres et sur la question des droits de l'homme, Fillon eut cette phrase lapidaire : “La France ne donne pas de leçon” en matière de droits de l'homme.»
  • L'affaire Ben Brik : Journaliste et opposant très médiatique, Ben Brik est condamné en appel à six mois de prison ferme en février 2010, pour aggression et harcèlement à l'encontre d'une jeune femme tunisienne, qui a porté plainte. Reporters sans frontières et les organisations de droits de l'homme française et tunisienne considèrent cette condamnation comme un coup monté du régime, et le procès comme un simulacre de justice. En Tunisie, les accusations de harcèlement sont une pratique courante, qui sert autant à faire condamner l'opposant qu'à jeter le discrédit sur l'auteur supposé du forfait. Mais pour la diplomatie française, peu décidée à faire du zèle pour accélérer sa libération, l'excuse est trop belle. Dans un câble de l'ambassade américaine à Paris daté du 2 août 2010 (câble 247719), le sous-directeur chargé de l'Afrique du Nord, Cyrille Rogeau «explique que Taoufik Ben Brik n'est pas le meilleur exemple d'intégrité journalistique, que Ben Brik est également poursuivi devant une cour de justice française, pour harcèlement contre une Tunisienne qui a décidé de porter plainte en France. (...) Les Français ne discutent plus du cas de Ben Brik avec les Tunisiens, affirme Rogeau.»  Ben Brik sera finalement libéré une fois sa peine achevée. Et à ce jour, aucune condamnation n'a été prononcée contre lui sur le territoire français... (Sur ce sujet, lire notre analyse : Taoufik Ben Brik, une affaire française.)
Peu soucieux de modifier la politique de la France en matière de droits de l'homme, Nicolas Sarkozy souhaitait en fait, selon un câble de l'ambassade (câble 117270), formaliser une «rupture» avec son prédécesseur, Jacques Chirac, qui, dans l'esprit du nouveau chef de l'Etat, avait livré une image brouillonne de la diplomatie française en Tunisie. En décembre 2003, lors d'un voyage officiel, Jacques Chirac avait en effet provoqué une série de commentaires indignés par cette sortie sans équivoque sur les silences de la France en ce qui concerne les droits de l'homme en Tunisie : «Le premier des droits de l'homme, c'est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays.» Deux ans plus tard, l'appel du ministre des affaires étrangères de l'époque, Philippe Douste-Blazy, au respect des droits de l'homme en Tunisie avait au contraire rendu fou de rage le régime de Ben Ali... 
Pourtant, cette idée de «rupture» voulue par Nicolas Sarkozy tournera court, selon l'analyse de l'ambassade américaine à Paris: « En Tunisie, Sarkozy voulait marquer une rupture avec la relation très personnelle et critiquée que Chirac entretenait avec Ben Ali. Toutefois, son désir de garder la part la plus polémique de la relation bilatérale à l'écart du public donna le mauvais signal. Sa délégation snoba la société civile tunisienne indépendante, et son secrétaire des droits de l'homme dut faire face au ridicule dans les médias français pour avoir été invisible à Tunis et n'avoir rencontré qu'à Paris un dirigeant d'une association tunisienne des droits de l'homme, une fois achevée la visite à Tunis. De l'autre côté, Ben Ali et ses cohortes furent probablement soulagés de s'en être sortis à si bon compte.»


La sécurité devient la seule obsession française 
 
Dès l'été 2007, exit donc l'espoir d'un changement de politique : loin des droits de l'homme et de la société civile tunisienne, l'obsession française tourne autour de la sécurité, sujet sur lequel les plaintes de Nicolas Sarkozy sont régulières, comme le précise le câble 130874 de l'ambassade américaine à Paris, daté du 20 novembre 2007, dans lequel la chef de zone Afrique du Nord au quai d'Orsay, Nathalie Loiseau, explique que «Sarkozy, en tant qu'ancien ministre de l'intérieur, est extrêmement mécontent du niveau insatisfaisant de coopération et d'échange d'information concernant le terrorisme».
Cette préoccupation française n'a pas été initiée par Sarkozy. En décembre 2001, Jacques Chirac s'était déjà rendu en Tunisie, en Algérie et au Maroc pour discuter de la lutte contre le terrorisme. Le chef de l'Etat s'était, au contraire de son successeur, montré tout particulièrement élogieux envers la Tunisie, considérant que, dans la lutte contre le terrorisme, les deux pays partageaient la même vision : «La lutte contre le terrorisme est une conviction profonde pour Ben Ali, avait estimé le chef de l'Etat. La position de la Tunisie dans son refus d'admettre l'intolérance et le fondamentalisme doit être applaudie.» Depuis le 11 septembre 2001, la coopération en matière de sécurité est de fait une préoccupation constante pour la France, en décalage toutefois avec l'image entretenue dans les discours officiels comme dans les briefings entre ambassadeurs du régime le plus «stable» de la région (câble 247804 de l'ambassade américaine à Paris, le 2 août 2010).
Très libérale vis-à-vis des droits de l'homme, la France l'était donc beaucoup moins en matière de sécurité, sans que cette ouverture d'esprit sélective lui permette toutefois d'atteindre un niveau de coopération satisfaisant à ses yeux. «La coopération et l'échange d'information n'étaient pas bons, c'est vrai, se souvient l'ancien ambassadeur Serge Degallaix. Évidemment, ce qui nous intéressait, ce n'était pas tellement ce qui se passait sur le sol tunisien, mais les Tunisiens qui prenaient une part de plus en plus importante dans les attentats à travers le monde. Sur ce point, les autorités tunisiennes n'ont jamais apprécié qu'on mette le nez dans leurs affaires.» Et l'on comprend pourquoi lorsque, à l'issue d'une enquête en Tunisie du 22 au 26 janvier 2010, Martin Scheinin, rapporteur spécial de l'ONU pour la promotion et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, fait part de «graves incohérences entre la loi antiterroriste de 2003 et ce qui se passe dans la réalité». Il relève notamment que, «dans la majorité des cas, de simples intentions sont punies, qu'il s'agisse de planification ou d'appartenance, cette dernière notion renvoyant à des organisations ou groupes vaguement définis», et que l'application de la loi antiterroriste «est beaucoup trop large et devrait être limitée».
En revanche, sur l'Union pour la Méditerranée, l'initiative lancée en grande pompe le 13 juillet 2008, et depuis tombée aux oubliettes, Sarkozy avait emporté l'adhésion et l'enthousiasme de Tunis, après avoir fait face aux atermoiements des Marocains, et surtout des Algériens. Mais là encore, la France sert de mauvais intérêts, car il s'agit surtout pour les Tunisiens de continuer de détourner les pays d'Europe du Nord des questions de droits de l'homme (câble 117270).
Les droits de l'homme, l'évolution de la société civile tunisienne, encore et toujours ce sujet central, moteur de la future révolution, totalement négligé par une diplomatie française passée à côté de l'essentiel. «Mais que vouliez-vous ? s'étrangle l'ancien ambassadeur Serge Degallaix. Nous ne pouvions pas lire dans une boule de cristal pour prédire l'avenir et la révolution. Et puis, notre marge de manœuvre était de toute façon limitée. Les révolutions, ce sont les peuples qui les font, pas les diplomates.»

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