Tunisie/Kaïs Saïd : "Nous sommes face à une mascarade constitutionnelle" | |
Publié le Jeudi 10 Février 2011 à 16:15 |
Kaïs Saïd, professeur de droit constitutionnel, trouve la loi habilitant le Président de la République par intérim à légiférer par décrets-loi, "d’une constitutionnalité douteuse". A ses yeux, il est aujourd’hui nécessaire, voire vital pour la continuité de l’Etat tunisien, de repenser d’une manière fondamentale l’organisation provisoire des pouvoirs constitutionnels. Ce constitutionnaliste qui fait circuler une pétition "En vue d’une nouvelle constitution pour la Tunisie", pense que le rôle du gouvernement provisoire n’est pas de préparer l’échéance électorale présidentielle, mais l’élection d’une nouvelle Assemblée constituante, pour l’élaboration et l’adoption d’une nouvelle constitution.
Pourriez-vous nous expliquer la portée du projet de loi, voté par les deux Chambres des Députés et des Conseillers, habilitant le Président de la République par intérim à légiférer par décrets-loi ?
C’est le paragraphe cinq de l’article 28 qui donne le pouvoir au Parlement composé de deux chambres d’habiliter le Président de la République à prendre des décrets-loi pour un délai limité en vue d’un objet déterminé. Il s’agit donc d’une délégation de la part du pouvoir législatif au profit du chef de l’Etat à légiférer en son lieu et place.
Il y a en effet, trois sortes de décrets-loi. Ceux prévus par l’article 28, comme c’est le cas maintenant, et c’est la première fois que ça arrive en Tunisie.
La deuxième catégorie a trait aux décrets-loi prévus en cas de vacances parlementaires, tel que le stipule l’article 31. Habib Bourguiba y a eu recours, à plusieurs reprises. Dans ce cas de figure, les décrets-loi doivent-être soumis à l’approbation du pouvoir législatif. Or, ceux pris par Bourguiba notamment pendant les années 60 n’ont jamais été ratifiés par l’assemblée nationale.
La troisième catégorie est prévue par l’article 63 de la constitution, et n’intervient qu’en cas de dissolution de la chambre des Députés.
Dans le cas d’espèce, quelles sont les raisons qui ont motivé le recours à l’article 28 ?
Dans cette période transitoire et assez délicate, le gouvernement s’est trouvé acculé à recourir à l’article 28. L’actuel gouvernement a besoin de légiférer dans les matières qui relèvent du domaine de la loi, parce qu’il considère que la procédure législative normale est assez longue, et qu’il y a urgence de légiférer par décrets-loi. Mais, en fait la raison principale de ce recours est que les deux chambres qui constituent le parlement n’ont plus de légitimité, et ne sont plus représentatives. Il y a deux problèmes : l’un est purement juridique, et l’autre est politique. La possibilité de légiférer par décrets-loi repose sur l’idée que le pouvoir législatif censé représenter la volonté générale délègue pour une période déterminée au pouvoir exécutif censé également être légitime. Or, actuellement, ni le pouvoir législatif n’est légitime, ni le chef de l’Etat intérimaire, n’a une légitimité populaire. L’article 28 en question permet cette délégation au profit du président de la République, et non au Président de la République par intérim. Par ailleurs, la loi de promulgation votée par les deux chambres ne délègue pas au chef de l’Etat par intérim pour un délai limité, or la période doit-être déterminée.
Cette loi est-elle, de ce fait, anticonstitutionnelle ?
Elle est d’une constitutionnalité douteuse. Le président de la République par intérim qui a pris ses fonctions le 15 janvier, dispose d’un délai pour exercer ses fonctions qui ne doit pas dépasser le 13 mars. Ce délai n’a pas été fixé d’une manière définitive et précise. Le véritable problème ne se situe pas au niveau de cette légalité très douteuse, mais à un niveau plus profond et grave, c’est qu’un pouvoir, même s’il se considère encore comme légal, n’est plus légitime. Un pouvoir qui n’est pas représentatif peut-il déléguer ses fonctions législatives, alors qu’il n’a pratiquement plus aucune représentativité, et aucune légitimité. Il est aujourd’hui nécessaire, voire vital pour la continuité de l’Etat tunisien, de repenser d’une manière fondamentale l’organisation provisoire des pouvoirs constitutionnels. L’Etat tunisien doit continuer, mais le régime politique antérieur à la révolution doit cesser d’exister.
Quelle est la solution que vous estimez la meilleure pour assurer la continuité de l’Etat, tout en rompant avec le passé ?
Il faut s’inspirer de notre expérience constitutionnelle très riche, celle de la période ayant suivi la proclamation de la République par l’Assemblée nationale constituante. A cette époque, le Président Bourguiba a eu recours à un texte qui date du 21 septembre 1955, relatif à l’organisation provisoire des pouvoirs publics et l’a modifié au lendemain du 25 juillet 1957 par l’adoption d’un nouveau régime républicain. Aujourd’hui, il faut adapter notre organisation des pouvoirs constitutionnels à la Tunisie après le 14 janvier. L’actuel gouvernement provisoire doit préparer non pas l’échéance électorale présidentielle, mais l’élection d’une nouvelle Assemblée Nationale constituante. Une révolution ne peut pas être mêlée dans un texte constitutionnel qui s’effondre de jour en jour. Si on continue dans les mêmes choix du gouvernement à savoir préparer des présidentielles, celui qui sera élu comme président de la République, exercera ses fonctions dans le cadre du même texte constitutionnel, et aura les mêmes fonctions que le chef de l’Etat déchu, Ben Ali. Et si le parlement envisage de réviser la constitution après les élections, cette révision sera certainement proposée par le chef de l’Etat élu, elle sera son œuvre, reflètera sa manière de faire et ses choix. Il s’agira très probablement d’une réforme du même texte constitutionnel, et non d’une nouvelle constitution. Pourquoi ne pas permettre au peuple souverain de choisir librement une nouvelle constitution, adoptée par une Assemblée constituante librement élue au suffrage universel direct, libre et secret.
Qu’en est-il des aspects organisationnel et juridique d’une éventuelle élection de cette nouvelle constituante ?
Le gouvernement transitoire doit préparer tous les textes relatifs aux élections de l’Assemblée constituante, de manière à permettre à tous les partis, mais également aux personnalités indépendantes, de s’y présenter. Le choix revient au peuple souverain, et à lui seul.
Doit-on partir de l’actuel texte constitutionnel pour élaborer la nouvelle constitution, ou le laisser de côté et repartir à zéro ?
Il faut laisser la constitution actuelle de côté, et reprendre tout dès le départ. Le texte actuel contient des dispositions qui peuvent-être maintenues, mais encore une fois, c’est au peuple de choisir, dire que le peuple n’est pas apte à choisir, n’est en fait qu’une manière de ne pas lui reconnaître sa souveraineté, a fortiori qu’il l’a été en 1956, il ne peut pas, ne pas l’être en 2011.
Il faut faire appel à des constitutionnalistes pour élaborer la nouvelle constitution ?
Il faut faire appel à des experts, mais après l’élection des membres de cette constituante, et non avant.
Cette opération va nécessiter beaucoup de temps
Il ne faut pas avoir peur de l’expérience constitutionnelle entre 1956 et 1959. Le texte du 25 mars 1956 n’a été promulgué que le 1er juin 1959. C’est par la volonté de Bourguiba qui a voulu asseoir son pouvoir. La constituante en 1956 a consacré la plupart de ses travaux à une œuvre non constituante en matière budgétaire et autres. Bourguiba a voulu après la proclamation de la République consolider son pouvoir avant l’adoption du texte final de la constitution. La préparation d’un texte constitutionnel ne prend pas beaucoup de temps. Quelques mois suffisent pour préparer un nouveau texte et l’adopter. C’est seulement avec l’adoption d’une nouvelle constitution que le futur président de la République, et les futurs membres du pouvoir législatif élus, auront une légitimité constitutionnelle nouvelle, outre la légitimité que leur confèrera, les élections, sur la base de ce nouveau texte constitutionnel.
Mais, on parle maintenant de décréter la loi d’amnistie générale, de réviser les codes de la presse, le code électoral, etc.
Le code électoral, la loi sur les partis, le code de la presse… constituent autant de textes importants, mais tout sera fait sur les bases de la constitution du 1er juin 1959. Il faut revoir les priorités ; malgré le caractère déterminant de tous ces textes, ils n’ont pas l’importance du texte fondamental qu’est la constitution. Le gouvernement actuel n’aura pas une légitimité réelle, s’il ne prend pas cette décision de couper avec l’ancien texte constitutionnel, et s’il ne déclare pas que la prochaine échéance électorale sera celle de l’élection d’une constituante.
Avec la promulgation du projet de loi habilitant le recours par le chef de l’Etat par intérim aux décrets-loi, les deux chambres se sont sabordées, c’est dire qu’elles ont mis fin, de facto, à leurs missions...
Non, les deux chambres existent encore, et le président intérimaire n’a pas le droit de les dissoudre. Mais, ces deux chambres n’ont aucune légitimité. Sous l’ancien régime, les membres de la Chambre des conseillers étaient désignés par Ben Ali, ou en fonction de leur loyauté au régime. Est-il possible qu’ils continuent à être les représentants du peuple. Par ailleurs, les membres de la chambre des Députés ont le droit de proposer des projets de loi au moins dans les domaines qui n’ont pas été attribués par cette loi d’habilitation. Nous sommes face à un blocage, voire une mascarade constitutionnelle, même si certains veulent rester à tout prix dans le sillage de la constitution actuelle.
Plus grave encore s’il y a vacance de la présidence de la République, personnellement je ne le souhaiterai pas, nous serons face à un vide constitutionnel. Il faut voir les choses objectivement, il faut être patriote, responsable, il faut laisser de côté les luttes partisanes, les calculs des politiciens et voir l’avenir de notre pays, c’est notre devoir à tous. Il s’agit avant tout d’une question de morale, nous vivons aujourd’hui, une véritable crise de valeurs. Le peuple tunisien a besoin de gouvernants honnêtes, intègres et capables d’exprimer la volonté du peuple.
Quels seront les principaux contours de l’éventuelle future constitution ?
Elle sera l’expression des choix du peuple tunisien. S’il veut maintenir quelques dispositions de l'actuelle constitution comme l’article premier, c’est son choix. S’il veut un régime parlementaire, rationnalisé ou tempéré, ce sera son choix.
D’aucuns ont peur pour les acquis de la Tunisie, tel que le CSP, et veulent les intégrer dans la constitution. Qu'en dites-vous ?
La Tunisie a une histoire d’ouverture. C’est un peuple ouvert, il y a des acquis que tout le monde est d’accord à les reconnaître comme irréversibles. Si les gens qui font la prière se tournent vers la Mecque, ils n’oublieront jamais également qu’ils sont proches de l’Europe. Et n’importe quel pouvoir ne peut gouverner, sans voir la position qu’a toujours occupée la Tunisie, tout au long de son histoire, comme un pays arabe, musulman, mais également méditerranéen proche de l’Europe. Le peuple tunisien après le 14 Janvier, est un véritable rempart contre les excès et les extrémismes. Ceci étant, les 3 à 4 générations des droits de l’Homme, et les acquis de la société tunisienne en matière de statut personnel qui font pratiquement l’unanimité de tous aujourd’hui doivent-être intégrés dans le prochain texte de la constitution. Celui-ci doit également aménager les pouvoirs pour éviter tous les excès, pour qu’il y ait séparation et équilibre entre les pouvoirs. Encore une fois, c’est toute la société tunisienne avec toute son histoire d’ouverture et de modernité qui sera le véritable garant de la liberté. La société tunisienne ne sera plus comme avant, et le peuple tunisien qui a fait cette révolution du 14 janvier 2011 n’acceptera jamais une nouvelle dictature, quelque soit sa couleur politique.
Etes-vous pour le maintien en Tunisie d’un parlement bicaméral, avec deux chambres ?
Une deuxième chambre peut éventuellement être maintenue, pour représenter les collectivités locales à l’échelle nationale, dans une sorte de démocratie participative. Mais, l’actuelle chambre des Conseillers n’a plus aucune raison d’être. Il faut revoir sa composition et ses attributions. |
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