21 janvier 2012

Israël-Palestine : le rapport français explosif sur la question de l'eau

LEMONDE.FR | 20.01.12 |


La vallée du Jourdain, en Israël. Le Jourdain apparaît comme un objet de tension dans la question du partage des eaux.
La vallée du Jourdain, en Israël. Le Jourdain apparaît comme un objet de tension dans la question du partage des eaux. AFP/JONATHAN NACKSTRAND

Le rapport a été remis en décembre par le député français, mais c'est plus d'un mois après sa publication, avec la traduction de certains passages dans la presse israélienne, qu'il provoque un tollé en Israël. Ce rapport d'information pour la Commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale remis par le député socialiste Jean Glavany décrit la question de l'eau comme "révélatrice d'un nouvel apartheid au Moyen-Orient". "Nous sommes étonnés et indignés par ce rapport de M. Glavany qui a introduit une terminologie extrême dans le document, au dernier moment, sans en informer ses collègues", s'insurge le porte-parole du ministère israélien des affaires étrangères Ygal Palmor, qui dénonce dans Haaretz un rapport "rempli d'un verbe emprunt de propagande vicieuse, bien éloignée de l'esprit critique professionnel".

DE L'UTILISATION DU MOT "APARTHEID"
Interrogé par Le Monde.fr, Jean Glavany nie avoir ajouté le terme d'"apartheid" au dernier moment, mais l'avoir fait en connaissance de cause "je savais que cela ne leur ferait pas plaisir (...) mais à force de ne pas vouloir braquer, on laisse faire", réagit le député socialiste qui affirme être "un ami d'Israël" et souhaite parler "du fond et pas de la forme du mot". Sur la méthodologie, le député dit s'être rendu "une petite semaine" avec d'autres élus français dans la région – Liban, Jordanie, Isarël, territoires palestiniens – et avoir rencontré "les ministres israélien et palestinien de l'eau, des diplomates et des ONG". "On n'a pas fait ça depuis notre bureau à l'Assemblée nationale", affirme le député en réponse aux critiques. Dans sont point à la presse du mercredi 18 janvier, le ministère des affaires étrangères décline toute réaction, arguant "nous n'avons pas l'habitude de commenter le contenu des rapports parlementaires".
Sur place, précisément, loin des bureaux de l'Assemblée nationale, Gidon Bromberg, directeur israélien de Friends of the Earth Middle East – une ONG qui rassemble Jordaniens, Israéliens et Palestiniens pour la promotion de la paix et du développement durable dans la région – évoque la question "historique" de l'eau pour dans la région. "Israël ne partage pas l'eau de façon équitable avec les Palestiniens", commente ce spécialiste des questions d'eau et de sécurité. "Les Israéliens considèrent l'eau comme une question relevant de la sphère militaire, ce qui rend presque impossibles les débats ou les projets innovants et équilibrés qui restent dès lors relégués au second plan", analyse de son côté Pierre Berthelot, chercheur à l'Institut français d'analyse stratégique, dans l'édition janvier-février de la revue "Questions internationales".


Situation géographique de la bande de Gaza et de la Cisjordanie

Situation géographique de la bande de Gaza et de la CisjordanieLe Monde.fr
La question épineuse de l'eau faisait ainsi partie des accords d'Oslo II, en 1995, qui n'ont pas été renégociés comme prévu en 2000 avec l'éclatement de la seconde Intifada. Si experts et ONG s'accordent pour considérer l'eau comme "un outil militaire", à l'instar de l'expression utilisée par Mark Zeitoun, chercheur à l'université d'East Anglia en Grande-Bretagne, c'est sur la forme et l'utilisation du mot "apartheid" que le rapport est questionné.
Pour Mark Zeitoun, spécialiste des questions de gouvernance environnementale, "si l'on définit 'apartheid' comme une discrimination réalisée sur la base de la race, alors on peut parler d'apartheid de l'eau". Gidon Bromberg, lui, déplore l'utilisation de ce terme : "ce mot, ça n'aide vraiment pas, ça braque les gens", explique-t-il en allusion à la réaction du gouvernement israélien.
"CE SONT LES ISRAÉLIENS QUI DÉCIDENT"
Pour les Palestiniens, la problématique du partage de l'eau se traduit de façon différente en Cisjordanie et à Gaza. Il s'agit tout d'abord d'une question géographique : Israël est située en aval par rapport à la Cisjordanie, tandis que Gaza se situe en aval par rapport à Israël. La définition du prélèvement des eaux a donc été un point crucial des accords d'Oslo II, qui encadrent le forage des sols : en Cisjordanie, tout forage doit faire l'objet d'une autorisation du Joint Water Committee, un comité mixte, composé d'Israëliens et de Palestiniens. "Dans la pratique, ce sont les Israéliens qui décident et en général, c'est à la faveur des demandes israéliennes, pas palestiniennes", souligne Stéphanie Oudot, adjointe au département eau et assainissement à l'Agence française du développement. Cette spécialiste des questions d'eau a travaillé pendant sept ans comme chef de projet dans la région.


La colonie de Givat Zeev, en Cisjordanie. "Il faut savoir, par exemple, que les 450 000 colons israéliens en Cisjordanie utilisent plus d'eau que 2,3 millions de Palestiniens" écrit le rapport de M. Glavany
La colonie de Givat Zeev, en Cisjordanie. "Il faut savoir, par exemple, que les 450 000 colons israéliens en Cisjordanie utilisent plus d'eau que 2,3 millions de Palestiniens" écrit le rapport de M. GlavanyREUTERS/BAZ RATNER

Le rapport Glavany évoque ainsi un fonctionnement "sur le mode du consensus, ce qui donne de facto un pouvoir de veto à Israël". Dans la zone C (voir le deuxième encadré de bas de page), les autorisations doivent en outre être approuvées par l'armée israélienne, encore plus réticente à les accorder. "Il faut savoir, par exemple, que les 450 000 colons israéliens en Cisjordanie utilisent plus d'eau que 2,3 millions de Palestiniens", note encore le rapport de M. Glavany. Mark Zeitoun relève en effet que chaque année, "les Palestiniens utilisent environ 70 millions de m3 d'eau contre 222 millions de m3 pour les colons Israéliens".
Dans le détail, le rapport évoque la destruction "systématique" par l'armée israélienne des puits construits "spontanément" par les Palestiniens. "Les puits sont souvent détruits s'il n'y a pas eu de permission", nuance Gidon Bromberg. Pondération similaire sur ce point du rapport par Stéphanie Oudot, qui note que la construction de ces puits, "essentiellement agricoles", n'est "pas systématique".
"GRAVES PROBLÈMES SANITAIRES"
Le directeur israélien de l'ONG Friends of Earth Middle East évoque ainsi de "graves problèmes sanitaires". Face à l'absence de ressources, les Palestiniens doivent acheter de l'eau municipale qui "est bon marché mais limitée", explique l'expert sur les questions d'eau. Les habitants se tournent alors vers l'approvisionnement privé. Selon la Banque mondiale (PDF), les Palestiniens vivant en Jordanie dépensent 8 % de leur revenu en eau. Pour l'eau non municipale, "il n'existe pas de contrôle : [l'eau] peut être contaminée, avec les conséquences que l'on connaît : douleurs abdominales, diarrhées".  De son côté, Stéphanie Oudot décrit cette image : "des piscines et des jardins arrosés du côté des colons, tandis qu'à côté, les Palestiniens se rendent au puits avec un seau".
Corollaire de la question de l'eau, celle de l'assainissement. Les eaux de Cisjordanie s'écoulent en effet vers Israël, or "il n'existe qu'une seule station d'assainissement, en Cisjordanie, à Ramallah, et les besoins sont considérables", note Stéphanie Oudot. Des eaux usées s'écoulent ainsi vers Israël, qui accuse les Palestiniens de ne pas agir contre la pollution de l'eau. "Du fait de la domination israélienne, les Palestiniens ne sont pas encouragés à traiter les eaux qui sont donc contaminées", explique Gidon Bromberg. "On considère aussi que 30 % à 40 % de l'eau sont perdus par des fuites non réparées dans les canaux" côté palestinien, poursuit Gidon Bromberg, qui souligne cette situation paradoxale : "en l'absence de coopération avec les Palestiniens, Israël dessert ses propres intérêts".
Pour gérer les eaux usées provenant de Cisjordanie, les Israéliens construisent en Israël des stations d'épuration et "réutilisent ensuite ces eaux pour leur agriculture", relève Stéphanie Oudot. Israël amortit ensuite la construction et l'entretien de ces stations d'épuration "en ne reversant pas les taxes dues à l'autorité palestinienne". Depuis un an ou deux, note la responsable à l'Agence française du développement, les demandes émises par l'autorité palestinienne de construction de stations d'épuration sont davantage accordées, peut-être une concomitance avec ce rapport de 2009 de la Banque mondiale, qui dénonçait le contrôle de l'eau par Israël en Cisjordanie, relève l'experte. Outre les nappes partagées, Stéphanie Oudot évoque également la question du Jourdain, détourné en amont par Israël, "ce qui rend les Palestiniens très dépendants d'Israël en eau potable".
Le partage des eaux en Cisjordanie est déterminé par les accords d'Oslo II de 1995. Des accords "respectés", souligne Mark Zeitoun, mais "asymétriques" et "faussés" :  le texte devait être "temporaire", mais n'a jamais été renégocié, mentionne le chercheur. L'accord ne tient en outre pas compte des besoins en eau d'une population qui a doublé depuis 1995, selon les estimations de la Banque mondiale.
"A GAZA, C'EST ENCORE PIRE"
"A Gaza c'est encore pire ; la qualité de l'eau y est épouvantable", témoigne Gidon Bromberg. Contrairement à la Cisjordanie, les Palestiniens peuvent y forer librement. "Des milliers d'habitants y creusent leur propre puits", poursuit Gidon Bromberg. Israël étant en amont, "[les Israéliens] pompent comme des fous de leur côté, il y a donc une surexploitation réelle",  signale pour sa part Stéphanie Oudot. Dans une région surpeuplée, où les habitants pompent de l'eau rare, c'est donc de l'eau salée qui sort de terre. "Les Gazaouis ne peuvent plus boire de l'eau du robinet," témoigne Stéphanie Oudot, qui alerte sur une "situation humanitaire d'urgence". Selon la Banque mondiale, à Gaza "seule 5 % à 10 % de l'aquifère correspond aux standards de qualité". 



Ruines d'une maison de Khan Younès détruite lors de l'offensive israélienne dans la bande de Gaza, menée de décembre 2008 à janvier 2009. Selon le rapport Glavany, "les réserves d'eau ont été prises pour cible en 2008-2009 par les bombardements".
Ruines d'une maison de Khan Younès détruite lors de l'offensive israélienne dans la bande de Gaza, menée de décembre 2008 à janvier 2009. Selon le rapport Glavany, "les réserves d'eau ont été prises pour cible en 2008-2009 par les bombardements". REUTERS/IBRAHEEM ABU MUSTAFA

A Gaza, le rapport parlementaire estime que "les réserves d'eau ont été prises pour cible en 2008-2009 par les bombardements". "C'est impossible à déterminer", temporise Mark Zeitoun. Encore plus nuancée, Stéphanie Oudot souligne le fait que les bombardements ont épargné la digue de Betlaya qui retient un vaste lac d'eaux usées. L'assainissement des eaux représente toutefois un problème central dans la bande de Gaza, avec un manque criant d'infrastructures.
Dans ce territoire palestinien, l'enjeu crucial est le dessalement des eaux. Mais cette technologie est extrêmement coûteuse. Dans le même temps, Israël consolide son indépendance "en dessalant l'eau elle-même sur la côte méditerranéenne", relève Gidon Bromberg. Une indépendance qui, estime Mark Zeitoun, devrait mécaniquement "permettre aux Israéliens d'être plus ouverts aux négociations avec les Palestiniens". Le chercheur craint qu'à l'instar de précédents rapports sur l'eau, le rapport Glavany "fasse du bruit (...), mais qu'une fois que l'attention du publique sera retombée, la politique reste la même". "La situation changera lorsqu'Israël reconnaîtra que la sécurité de l'eau pour tous passera par un partage équitable et juste de l'eau", note le chercheur. Gidon Bromberg estime, lui, que l'eau peut "justement représenter un vecteur très solide pour construire la confiance" entre Israéliens et Palestiniens.

Flora Genoux

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