22 janvier 2012

La profanation des morts en Afghanistan : Le mépris des races dites «supérieures»

Mondialisation.ca, Le 16 janvier 2012







« Une civilisation qui s'avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde
Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme)
Une vidéo montrant des forces américaines en Afghanistan en train d'uriner sur des combattants talibans morts au combat, une vidéo, montrant quatre hommes en uniforme de camouflage des marines urinant sur trois cadavres de talibans morts au combat a fait le tour du monde. L'un d'eux plaisante: «Bonne journée, mon pote.» Un autre fait une blague obscène. La vidéo ne va pas aider les efforts pour renforcer la confiance entre les parties belligérantes.
«Cet acte aura un impact très, très mauvais sur les efforts de paix», a déclaré Arsala Rahmani, le négociateur en chef de Karzaï. «En voyant de telles pratiques, les Taliban peuvent facilement recruter des jeunes et leur dire que leur pays a été attaqué par des chrétiens et des juifs et qu'ils doivent le défendre», a-t-il dit dans ce qui correspond aux premiers commentaires livrés par un responsable afghan ».
«  Le corps des marines des États-Unis a déclaré qu'il allait enquêter. L'Isaf, force internationale d'assistance à la sécurité en Afghanistan, a qualifié les actes montrés dans la vidéo de «hautement répréhensibles» et «dégoûtants». «Le comportement décrit dans cette vidéo est répréhensible et n'est pas en harmonie avec les valeurs des forces armées américaines», a éructé le porte-parole de l'Isaf, le lieutenant-colonel Jimmie Cummings. La vidéo n'avait pas encore atteint les rues de Kaboul jeudi, mais les Afghans, qui avaient déjà visionné la bande, ont été horrifiés.» (1)

Un air de déjà-vu 
Quelle différence y a-t-il entre cet acte innommable et celui d'un GI's du fin fond d'une salle climatisée du Texas qui, sur instruction, commande au drone de tirer sur une cible. Des morts, des tragédies invisibles, pas de bruits, pas de morts, pas de sang, le GI's va ensuite au bar prendre une bière. C'est cela la nouvelle guerre, pas de remords, le tueur ne connaît pas, n'a pas vu la victime, pour lui c'est un point, une ponctuelle... En effet, dans la longue série des «faits d'armes» demeurés impunis, surtout depuis la mise en «service des drones», l'Afghanistan est devenu un terrain d'expérimentation. En effet, depuis le début de l'année 2007, des centaines de civils afghans ont perdu la vie du fait des bavures des drones. Naturellement, on promet des enquêtes qui n'aboutissent jamais.  

Citons quelques «bavures» (mars 2007, 12 mai 2007, août, 15 juillet 2008, une centaine de civils meurent dans un raid le 25 août 2008, ensuite en septembre 2009 le 22 février 2010, le 6 juillet 2010, le 14 août et le plus récent le 16 juin 2010). Les massacres des civils ne sont pas imputables seulement aux Américains. Les troupes allemandes font aussi des massacres de civils (3 avril 2010) et le même mois le 29 avril 2010 ce sont les troupes françaises qui massacrent «par erreur» des enfants...
Cette pratique, qui consiste à uriner sur les prisonniers, avec la volonté de les avilir et les casser psychologiquement, n'est pas une spécialité américaine. Toutes les armées d'occupation peuvent revendiquer cette performance. A Abou Graïb, outre les scènes d'horreur obscènes, on rapporte, aussi des scènes du même type. Ainsi et à titre d'exemple, voici le témoignage d'un prisonnier irakien: Saddam Saleh connaît bien Abou Ghraïb pour y avoir déjà séjourné en 1999 sous le régime de Saddam Hussein pour avoir échappé à ses obligations militaires.
«On m'a torturé sous Saddam, mais cette torture était préférable à celle-ci parce qu'on ne m'a pas déshabillé.» Saleh affirme que la torture a débuté sept jours après son arrivée dans la prison, lorsque le caporal Graner lui a mis un sac sur la tête et attaché ses mains dans le dos. Il l'a ensuite frappé «à coups de barre de fer», avant de le jeter dans la cellule 42 avec d'autres prisonniers nus. Il dit être resté nu pendant 18 jours, mis aux fers, soumis à une musique assourdissante, et menacé par deux chiens qu'on excitait devant eux. «L'un des gardiens m'a uriné dessus», précise-t-il également».(2)
On peut se faire la guerre, on peut être ennemis et tout de même, se respecter. C'est du moins ce qui se passait dans les temps anciens, quand les hommes avaient de l'honneur, du respect pour l'adversaire, du respect pour la vie. (...).Mais pour ces jeunes soldats américains, que représente la vie «de ces étrangers à la culture différente de la leur...»? Rien que des animaux qui ne méritent même pas d'être traités en tant qu'humains!! Comment leur en vouloir, après tout, c'est l'éducation qu'ils auront reçu de leurs parents et à travers leurs parents, la faute à une société toute entière. Une société qui pense être la meilleure, une société qui pense avoir raison sur toute chose. (...) Ces jeunes soldats ne se sont même pas posé de questions quant à diffuser cet enregistrement sur Internet et vraisemblablement filmé lors d'une opération en Afghanistan. Les 4 hommes étaient pourtant bel et bien conscients qu'une autre personne était en train de les filmer mais selon toute vraisemblance, ne semblent guère mesurer les conséquences de leurs actes. Un tel manque de respect pour la vie humaine amène à se poser nombre de questions... (3)

Pourquoi ce sacrilège?
Nous allons donner une première explication qui nous paraît superficielle. Celle de Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières interviewé par Le Nouvel Observateur semble montrer de l'indulgence envers les soldats; des gamins. Pour lui «Uriner sur des taliban c'est ´´un mélange de domination et de peur, cocktail explosif».
«Les images sont choquantes, mais finalement pas si étonnantes. (...) Mais chaque fois qu'un pays est occupé, avec en plus une population hostile à l'occupation, il y a des débordements. C'est presque automatique. Les armes, la force, engendrent un climat très violent. (...) Les soldats sont vulnérables et ils le ressentent au quotidien. Ce mélange de domination et de peur, c'est un cocktail explosif! En Afghanistan, la situation pousse à l'extrémisme. C'est une confrontation radicale entre les Occidentaux et les taliban. Considérer des hommes comme ´´réceptacles´´ de déjections humaines, c'est tout de même très choquant. Mais cela rentre dans la logique de cette guerre: les Occidentaux sont là pour éliminer la ´´vermine´´, c'est à dire les talibans, et mettre au pouvoir des gens qu'ils jugent acceptables. Uriner sur quelqu'un, c'est un acte radical. La violence est physique, mais aussi symbolique. »
« On ´´élimine´´, et cela rentre dans cette logique. C'est très extrême. Difficile de leur reprocher ensuite d'être ´´violents´´. Surtout que ce sont des gamins qu'on envoie à la guerre. (...) Je n'ai aucune sympathie pour ces soldats que l'on voit uriner sur des cadavres. Il faut qu'ils soient jugés, parce que malgré tout, les règles doivent continuer à exister, et les sanctions pour les gens qui les dépassent à ce point, aussi. Mais dans le fond, la vraie responsabilité est dans le fait d'occuper. Ces comportements découlent presque naturellement de l'occupation, qui est une forme de brutalisation, pour la société mais aussi pour ceux qui exercent la violence. Regardez ce qui se passe en Palestine. Certaines images sont parfois choquantes. Par exemple cette vidéo, montrant un soldat donner un coup de tête à une femme qui a fait scandale. Lorsque l'usage de la force est prôné, c'est normal qu'il y ait des débordements! On transforme ces jeunes en brutes, comment pourraient-ils agir différemment? Il faut être d'une très grande naïveté pour penser que les choses puissent être différentes!» (4)
Le sacrilège des GI's envers les morts est il une singularité? Il semble que non! On apprend que d'autres personnes revendiquent de faire la même chose. Nous lisons cette information qui est naturellement ignorée: « (...) Il n'est pas possible d'ignorer de la même façon le commentaire de Dana Loesch, analyste politique à CNN, qui aimerait pouvoir imiter le geste des marines. Fondatrice d'une organisation du Tea Party à St-Louis, Loesch a fait cette déclaration dans le cadre de son émission radiophonique. On verra si CNN voudra continuer à être associée à une analyste pouvant exprimer un tel commentaire.» (5)

L'ensauvagement qui commence à envahir les races dites «supérieures»
La deuxième explication est celle imputable au «fond rocheux de l'inconscient collectif occidental» obnubilé par le mythe des races supérieures. En son temps, le grand Aimé Césaire dans «Le discours sur le colonialisme» discours qui n'a pas pris une ride, dénonçait avec force ce qu'il voit comme la barbarie interne à la civilisation occidentale, qui trouva un exutoire en dehors de l'Europe, avec l'implantation coloniale. À des territoires européens de droits et de libertés, Césaire oppose des territoires extra-européens colonisés, soumis à l'oppression et à la haine, au racisme et au fascisme. À des pratiques démocratiques et policées en Europe, il oppose des actions violentes et criminelles commises dans les colonies. Ainsi, moins d'un an après le début de la Guerre d'Algérie, il s'élève contre la torture infligée par l'armée française aux Algériens. Césaire critique violemment la position de la classe bourgeoise qu'il qualifie de décadente, car ne connaissant plus de limites dans le mal qu'elle commet au travers du système économique capitaliste.
« Il faudrait d'abord, écrit Césaire, étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, (...) il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent. [...]»(6)

Comment juger les coupables?
L'un des motifs de poursuite peut être une violation des Conventions de Genève qui interdisent de photographier les corps des combattants ou les prisonniers. «Sur les dix dernières années, il y a eu des centaines d'actes similaires qui n'ont pas été révélés», a affirmé l'un des porte-parole taliban, Zabiullah Mujahed, évoquant un «acte barbare» et «sauvage». Une question pourrait être posée à l'égard de telles indignités, à savoir si ces gestes constituent l'incarnation possible de sentiments réels «animant» le corps de l'armée, en tout ou en partie. La question est d'autant plus légitimée qu'il y a eu, par exemple, Abu Ghraïb, et aussi cette attaque meurtrière apparemment gratuite révélée par WikiLeaks. Actions repues de racisme? d'une absolue désacralisation de la vie humaine? Dévoilement du refoulé de l'acte de guerre qui s'est revendiqué avec véhémence du meilleur aloi? Pour Gilles Devers, la vidéo montre le calme des soldats US, pratiquant ce qui est pour eux une sorte de rituel, banal ».
« Qui peut oser soutenir, devant la tranquillité d'esprit de ces soldats commettant cet acte inhumain, que cette injure à la mémoire des morts a été un fait isolé? Ces soldats US ont commis un crime de guerre, défini par l'article 8 2) b) xxi) du Statut de la Cour pénale Internationale. Le Comité international de la Croix-Rouge estime que la règle du respect dû aux morts est tellement reconnue qu'elle a pris la force d'une coutume, c'est-à-dire qu'elle s'impose même aux Etats qui n'auraient pas ratifié de traité prévoyant une telle disposition. C'est la règle 115: «Les morts doivent être inhumés de manière respectueuse, et leurs tombes doivent être respectées et dûment entretenues.» J'entends déjà la suite: «Oui, mais les US n'ont pas ratifié le Statut de la CPI!» «Exact, ces donneurs de leçons de morale commettent tant de violations du droit international qu'ils refusent de ratifier ce traité, car leurs responsables militaires seraient les premiers clients de la CPI.» (7)
Pour rappel, Branney Manning - jeune soldat américain- qui a révélé à WikiLeaks, les dessous de la politique américaine lui, et contrairement aux coupables d'Abou Ghraïb qui s'en sortiront avec quelques années de prison- risque la prison à vie voire la peine de mort. Dans un célèbre sketch «le flic», Coluche dénonçait avec sa gouaille légendaire la justice à deux vitesses. «Parce que les mecs quant y z'ont des traces, y paraît qu'y peuvent porter plainte! Remarquez, y faudrait qu'y viennent au commissariat pour porter plainte. J'les plains les mecs! Dans l'ensemble y viennent pas, on n'a pas à se plaindre. Parce qu'au bout de 30 avertissements, on peut avoir un blâme! Et au bout de 30 blâmes, on passe devant un conseil de discipline et on peut être dégradé! Robert y s'en fout, lui, il est pas gradé. »
 Mutatis mutandis, c'est un peu ce que risquent les soldats qui ont uriné sur les cadavres d'Afghans. La guerre est sale. Sans vouloir disculper les Taliban qui eux-mêmes ont aussi des «faits d'armes»  scandaleux et répréhensibles à leur actif, la situation n'est pas la même. C'est une réaction à une armée d'occupation dont les moyens sont autrement plus écrasants que ceux dont ils disposent. Ils ont la légitimité de se battre disent-ils pour leur pays. L'Occident sous couvert - de dévoilement de la burqa - pour libérer les Afghanes a d'autres objectifs moins moraux, ceux d'une mainmise sur un territoire qui est un second Irak en termes de richesses pétrolières mais surtout en minerais rares... La haine raciale, le mythe de la race supérieure illustré par la Destinée Manifeste fait que Dieu a élu le peuple américain en lui donnant le devoir, voire le droit d'éclairer le Monde, le cas échéant au napalm. N'allons-nous pas vers le postulat de Hobbes de la «guerre de tous contre tous» au nom de valeurs matérielles du money-théisme, identitaires, religieuses qui n'ont rien à voir avec l'humanité? Cette humanité qui a pris son essor il y a quelques millions d'années dans la Corne de l'Afrique...
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz

2. Un prisonnier Irakien raconte son calvaire 16.05.2004 (AP)

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