«Bucca», le camp de concentration américain
Camp Bucca… Pour les journalistes américains, il s’agissait de cette prison idéale où le Pentagone «tournait le dos à 180º à Abou Ghraib». Lorsque ce site a été contraint de fermer ses portes le 17 septembre dernier, l’événement a reçu peu d’écho. Et pourtant: grâce au témoignage d’un contractant extérieur qui y a travaillé de manière régulière durant des années, nous sommes en mesure de révéler qu’il s’agit, dans l’histoire contemporaine, du plus vaste centre de rétention géré par l’armée américaine. Sans jugement, sans avocat, sans même un mandat d’arrêt, quelque 2000 à 3000 personnes y étaient retenues en 2005. Elles étaient 9000 début 2006. Et début 2008, un record de 28 000 personnes y a été atteint: un authentique camp de concentration, au plein sens du terme.
Explication: en 2005-2006, face à la flambée des violences – et bien que l’Irak ne compte que 31,2 millions d’habitants – le Pentagone s’est lancé dans une campagne d’arrestations massives. Pas des insurgés: des suspects, dénoncés à la suite d’un litige foncier ou d’une simple dispute. Au plus fort de cette campagne, les forces américaines ont détenu jusqu’à 60 000 personnes dans le pays, alors que les forces irakiennes n’en détenaient de leur côté que 40 000. Soit 100 000 prisonniers, un chiffre aujourd’hui ramené à environ 60 000.
C’est alors qu’un centre de détention autrefois mineur, Camp Freddy, situé en plein désert près de la ville d’Um Qasr, presque sur la ligne frontière du Koweït, a pris toute son importance. Lorsqu’ils s’en étaient emparés, en avril 2003, les Américains l’avaient rebaptisé «Camp Bucca», du nom de ce pompier new-yorkais tué dans l’effondrement des tours du World Trade Center. En plein territoire chiite, entouré d’un désert qui éteignait tout projet d’évasion, une population à 80% sunnite s’est retrouvée logée sous tentes, en conteneurs maritimes, puis en conteneurs de chantier, au petit bonheur selon les développements successifs et un rien anarchiques du camp. «Ici, la température atteint les 60º centigrades en été, – 10º C en hiver, note notre source. Tous les prisonniers étaient habillés d’un jaune criard, un jaune canari: chaque homme – il n’y a pas une seule femme prisonnière – recevait pantoufles, couverture, tee-shirt jaune. A première vue, un traitement correct. Sauf lorsqu’on est 28 000, et que tout est forcément plus difficile. La santé? Il y a un hôpital, avec la possibilité de petite chirurgie, de la dentisterie, et 15 lits pour accueillir les patients. Mais lorsqu’on est 28 000, vous imaginez les retards…»
Pourtant, ce ne sont pas les conditions matérielles qui angoissent le plus ces internés: c’est le futur. Que fait l’épouse, la famille? Comment survivent-ils?
«En principe, il n’y a pas d’interrogatoire à Camp Bucca, dit notre interlocuteur. En principe. Car on enferme pour deux raisons: soit pour supprimer un risque, soit pour obtenir du renseignement. Pour le renseignement, l’armée a compris que la violence n’est pas productive. Mais on mélange «par fausse inadvertance» un chiite de l’armée du Mahdi avec un wahhabite sunnite, histoire de provoquer un clash et des dénonciations. Le chantage et la menace sont également utilisés. Ne fût-ce que la menace de ne jamais sortir de ce «trou noir» juridique.»
Et pour sortir, pas de mystère: il faut se plier à des sessions de rééducation dignes du Nord-Vietnam: «L’idée est que les personnes peuvent être rééduquées. Les Américains ont ainsi mis en place des cours de peinture, où les motifs dépeignent la concorde entre Américains et Irakiens. Il y a aussi, avec l’accord de certains mollahs locaux, des groupes de relecture du Coran. Avec des mollahs approuvés par les Américains, bien sûr. Un certain nombre de cours de «rééducation» sont donnés. Si l’interné accepte, c’est un point en plus dans son dossier. L’armée le nie, mais c’est pris en compte: comme à Guantanamo, tous les dossiers sont revus par des commissions militaires (environ six personnes dont un traducteur), et le comportement du prisonnier est inscrit dans ce dossier.»
Tous les internés ne sont pas égaux: ils sont triés en trois niveaux de dangerosité. «Pour les hauts risques», ceux qu’ils appellent les «salafistes», soit 700 à 800 détenus, a été constitué un «quartier rouge». Ceux-là vivent par groupes de 10 à 15, logés à chaque fois dans deux conteneurs maritimes de 40 pieds (12 mètres) mis côte à côte, soudés l’un à l’autre et dans lesquels ont été ouvertes à la meule des fenêtres et aérations. Les soldats meulent aussi la cloison intérieure, pour former un seul espace. En gros, l’équivalent d’un conteneur permet aux 10 à 15 prisonniers de dormir, l’autre conteneur abritant une arrivée d’eau avec lavabo et, derrière un rideau, un WC à la turque. Et c’est là-dedans que certains ont vécu plus de quatre ans, ne pouvant en sortir qu’une heure par jour…»
Petit calcul: en dimensions intérieures, un conteneur maritime fait 12,04 mètres sur 2,33 mètres. Quinze détenus se partagent donc 56,1 m², soit un espace moindre (3,74 m²) que les 4,46 m² de Camp Echo, à Guantanamo. A titre de comparaison, l’ACA, l’Association pénitentiaire américaine, estime qu’un détenu a toujours droit – au minimum – à 7,43 m².
En revanche, l’unique heure quotidienne de promenade respecte – au cordeau – les règles standards minimales confirmées en mai 1977 par les Nations unies. «Mais, remarque notre source, ils sortent dans un espace clos avec double grillage et barbelés. Pour chaque logement de ce «quartier rouge», il y a une zone tampon, un mirador, un poste de garde avec deux ou trois hommes et, s’il faut intervenir en cas de désordre, une force d’intervention à disposition.»
Question: en septembre dernier, pourquoi avoir subitement fermé ce camp et relâché des milliers d’hommes qui en garderont un souvenir rageur? Parce que l’accord sur le statut des forces (Sofa) conclu entre Bagdad et Washington stipulait qu’à partir du 1er janvier 2009, les détentions devaient être justifiées par un mandat d’arrêt. Donc par un juge. Au strict minimum, il fallait ouvrir une information judiciaire. Dès lors, Camp Bucca était condamné. Ultime vacherie: ceux qui, à ce moment, ont pu être inculpés n’ont pas vu leurs années d’internement assimilées à de la détention préventive. Ils étaient tombés dans un trou noir, tout simplement.
Alain Lallemand, pour Le Temps (Suisse)
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