24 novembre 2009

Taoufik Ben Brick


Depuis sa cellule, le journaliste et opposant tunisien Taoufik Ben Brik adresse ce texte à Mediapart, alors que son procès doit s'ouvrir le 19 novembre.

Monsieur le Juge,
le prévenu a-t-il droit à une parole licite?


Comment, alors que vous m'interrompez
exigeant un non ou un oui...
Le droit, je vous le dis, votre Honneur,
Pour nous autres Arabes,
qui sommes Peuple amateur de préliminaires
avant toute réponse!

A présent, vous allez m'écouter...
Le marché, la grand-place, le ventre de la ville
grouillent de cette clameur :
La Justice, en mon pays, est inexistante
La Justice passa et s'en fut
La Justice a rejoint le Sein du Seigneur,
qui fit que nul n'est pérenne
fut-il Magnifique ou tyran

Ne vous souciez point de ces mots,
Les gens sont saisis de fièvre délirante
et d'hallucinations
J'ai vu, quant à moi, de mes propres pupilles
ce que la cécité des mécréants ne saurait distinguer,
le fin mot de l'histoire :

La justice n'est pas absente,
c'est la cause qui est illusoire,
ou l'accusation, si vous préférez, qui peine à exister
condamnée qu'elle fut à la peine capitale
Nous sommes alors aujourd'hui jugés et condamnés
en manque d'accusation
comme l'Amant est en manque de sa bien-aimée,
Je me consume de désir pour une accusation savoureuse.

Monsieur le juge vénérable
scrutez bien avec moi ces fariboles
exercez votre perçant jugement :
L'on m'accuse d'avoir administré une torgnole
à une dame innocente,
de l'avoir gratifiée d'une ruade,
d'avoir tiré sa chevelure de sirène,
griffé ses joues de pomme rouge,
brisé ses côtes de gazelle...
Comment un poète peut-il commettre autant de fautes de goût?

Notre poète disait
"Nous aimons le pays comme nul ne l'aime"
Je réponds en contrepoint,
"J'aime les femmes comme nul ne les aime"

A toutes les femmes de la terre et des cieux j'ai chanté :
La foudre a tonné sur les contreforts du Kef
Son écho a atteint les confins des terres de Abid
J'ai cru entendre là le tonnerre de Dieu
c'était en fait le rire de ma bien-aimée

A la policière travestie je voudrais dire :
Tu es la bien-aimée, tu es le poème,
mais où se cèle donc la vérité?
Tu fus dure avec moi,
sans répit ni nuance
J'aurais préféré que tu me taxes d'assassin
ou de voleur de tout ce qui fut thésaurisé durant votre règne
Mais rosser une femme? Que désastre!
Où donc se cèle la vérité?

La vérité est que je me suis aventuré
dans les recoins du palais du dragon
Une promenade devenue cauchemar sans issue
La vérité est que c'est une affaire
entre moi et Zaba le Grand,
souverain du pays
Une affaire qui concerne Hallaj le poète et le Tyran
Charlie Chaplin et le Dictateur
Shéherazade et Shahryar...

Dites à mon geôlier de ne pas se fâcher
Je ne suis, quant à moi, pas en colère
l'esprit en paix
non pas parce qu'innocent,
parce que coupable de l'avoir dépouillé
de ses derniers masques et parures
de l'avoir laissé nu comme un nouveau né
en proie aux moqueurs et aux ricanants

Ceux qui ne sont point familiers du soleil
sont atteint, à la lumière, de glaucome
Le soleil se lève, alors sauve toi, Vampire!
Buveur de sang!
Fuis! Fuis! Et fais ce qu'il te plait
Mes paroles sont libres
comme le souffle de la brise!
Aucune geôle ni aucune cage
ne peut retenir le fugitif qui te parle
de derrière ces barreaux :

Quand la récitation servile
sera étouffée par la Bonne Nouvelle
le Jour venu,
tu seras humble et poli...
Carthage, cette tombe lugubre où manque le cadavre...

L'idiot fléchira pour faire place à l'étendard et à la bataille
Tu lâcheras la bride à la démesure
et n'étouffera point le hennissement de ta monture
Elle porte en sa croupe un combattant...


Plaidoyer du détenu N° 5707
Bloc H, Aile 2, Cellule 2
Prison civile de Mornaguia
Taoufik Ben Brik

In Mediapart du 17 novembre 2009.

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