Mahmoud Darwish : Une mémoire pour l’oubli
En ce jour d’août 1982, les troupes israéliennes assiègent Beyrouth et la résistance palestinienne se résout à un nouvel exil. Prisonnier entre les murs de son appartement, dans la ville bombardée, Mahmoud Darwich tente douloureusement de rallier le territoire impossible de la mémoire.
Pour dire la complexité du réel, les angoisses de l’enfermement, la folie de la guerre et l’au-delà des souvenirs et des espoirs, l’écrivain compose un récit mêlant dialogues imaginaires, textes du patrimoine arabe classique et poèmes en prose.
Chronique amoureuse d’une ville où la violence mortelle a effacé les frontières supposées du corps et de l’esprit, de l’amour et du politique, Une mémoire pour l’oubli recueille les fragments d’un passé éclaté et témoigne de l’inévitable travail du deuil et de l’oubli.
L’auteur :
Mahmoud Darwich, né en 1942 à Birwa, près de Saint-Jean-d’Acre, est unanimement considéré couenne l’un des plus grands poètes arabes contemporains. Auteur d’ouvrages maintes fois réédités et traduits partout dans le monde, il est publié en France par Actes Sud.
Poche : 195 pagesEditeur : Actes Sud (3 septembre 2007) Collection : Babel Langue : Français ISBN-10 : 2742769285 ISBN-13 : 978-2742769285
Extraits :
Trois heures. Une aube que porte le feu. Un cauchemar qui vient de la mer. Coqs métalliques. Fumée. Fer qui offre le festin du fer triomphant. L’aube qui naît des sensations avant que d’être perceptible. Un grondement me chasse du lit et me jette dans l’étroit couloir. Je ne veux rien, n’espère rien. Je suis incapable de bouger un membre dans ce bouleversement général. Pas de temps pour être prudent, pas de temps pour le temps. Si je savais seulement, si je savais comment mettre un peu d’ordre dans le déluge de mort ! Si je savais comment libérer les cris enfermés dans un corps qui ne m’appartient plus, tellement il s’efforce d’échapper au chao des bombes ! Assez ! Assez !
J’ai chuchoté pour savoir si je peux faire quelque chose qui me ramène à moi-même, et qui me montre la bouche du gouffre, ouverte de toutes parts. Je ne peux pas m’abandonner à ce destin, et je ne peux m’insurger. Fer qui hurle, auquel répondent d’autres aboiements. La fièvre des métaux est la chanson de cette aube.
Si cet enfer pouvait cesser cinq minutes ! Advienne que pourra ! Cinq minutes. Je dirais presque cinq minutes seulement, pour l’unique chose à faire avant de me préparer à mourir, ou à vivre. Cinq minutes, est-ce suffisant ? Oui, assez pour me glisser dans ce couloir qui mène à la chambre, au bureau, à la salle de bain où il n’y a plus d’eau, à la cuisine où je guette l’instant de me précipiter depuis une heure, en vain. Jamais je n’y arriverai.
J’ai dormi il y a deux heures. J’ai mis du coton dans mes oreilles et j’ai dormi après avoir écouté le dernier bulletin d’informations. Ils n’ont pas dit que j’étais mort, c’est donc que je suis vivant. J’ai palpé mon corps, constaté qu’il était entier. Dix doigts au sol, dix doigts plus haut. Deux yeux, deux oreilles, un long nez. L’autre doigt au milieu. Le cœur, il ne se voit pas et rien ne témoigne de sa présence, rien d’autre que mon désir obstiné de faire le décompte de mes membres. Un pistolet posé sur une des étagères de la bibliothèque, un élégant pistolet, propre, brillant, de petite taille et sans munitions. On m’en a donné une boîte avec le pistolet il y a deux ans de cela et je ne sais plus où je l’ai cachée de peur d’une bêtise, de peur d’un éclat de colère, de peur d’une balle perdue. Je suis donc vivant, ou plus exactement : je suis.
Personne n’entend la supplication qui s’élève de la fumée : Donnez-moi cinq minutes pour que je mette cette aube, ma petite part d’aube, sur ses deux pieds, pour que je puisse me préparer à entamer cette nouvelle journée née des lamentations. Sommes-nous en août ? Oui, en août, et la guerre est devenue siège. Je cherche à la radio, ma troisième main, ce qui se passe en ce moment même. Pas de témoins, pas de nouvelles. La radio dort.
Je ne me demande même plus quand cesseront les aboiements métalliques de la mer. J’habite au huitième étage d’un immeuble que tout chasseur aimerait épingler à son tableau de chasse. Alors, avec cette armada qui a transformé la mer en enfer... Au nord, l’immeuble offrait à ses habitants l’image du toit ridé de la mer, façade de verre désormais tournée vers le massacre à ciel ouvert. Pourquoi suis-je venu m’installer ici ? Quelle question stupide ! Voilà dix ans que j’habite là, et cette débauche de vitres ne m’a jamais dérangé.
[ ... ]
Depuis la mer, l’aube de plomb continue à progresser, portée par des sons comme je n’en avais jamais entendu. La mer tout entière est farcie des obus qui s’y perdent. La mer n’est plus liquide, se fait métal. La mort peut-elle se parer de tous ces noms ? Nous avons dit que nous sortirions. Alors, pourquoi cette pluie rouge, noire, grise, sur ceux qui s’apprêtent à sortir et ceux qui resteront, hommes, pierres, arbres ? Nous avons dit que nous sortirions. « Par la mer », ont-ils exigé. « Par la mer », avons-nous accepté. Alors, pourquoi arment-ils vagues et embruns de ces canons ? Pour que nous nous hâtions d’avantage ? Ils doivent commencer par lever le siège, du côté de la mer, ils doivent ouvrir la dernière voie pour laisser couler notre dernier filet de sang. Tant qu’il en sera ainsi - et il en est ainsi - , nous ne sortirons pas. Je prépare donc le café !
A six heures, les oiseaux du voisin se sont mis à chanter. Je les ai écoutés se livrer à leur rite, imperturbablement, dès qu’ils se sont retrouvés seuls dans la lumière naissante. Pour qui chantent-ils au milieu de ce ciel saturé de missiles ? Ils chantent pour effacer la nuit passée, ils chantent pour eux même, pas pour nous. Le savions-nous, avant ? Les oiseaux se sont taillé leur propre espace au milieu des fumées de la ville en flammes. Les flèches de leurs trilles s’enroulent autour des obus et désignent une région préservée du ciel. Le tueur tue, le combattant combat, l’oiseau chante. En voilà assez des métaphores, et bien assez des interprétations. La guerre n’a que faire des symboles et ramène l’homme dans ses relations avec le lieu, avec les éléments, avec le temps, à sa réalité première : nous nous réjouissons de quelques gouttes qui s’écoulent d’une canalisation crevée car l’eau, ici, nous est miracle.
Qui a dit de l’eau qu’elle est incolore, inodore et sans saveur ? L’eau a une couleur que révèle la soif. L’eau a une couleur des chants d’oiseaux, le moineau en particulier, de ces oiseaux que n’affole pas cette guerre venue de la mer tant que demeure préservé leur morceau de ciel. L’eau a le goût de l’eau, cette odeur de l’air chaud, en fin d’après midi, quand il s’élève des champs où se bercent les vagues lourdes des épis, le long d’étendues parsemées de zébrures sombres, pareilles aux ombres fugaces que laissent derrière elles les ailes des moineaux quand ils rasent les moissons. Car il ne suffit pas de voler pour être un oiseau. L’une des pires choses de la langue arabe, c’est peut être que l’avion - tâïra - soit le féminin de l’oiseau - tâïr. Les oiseaux poursuivent leur chant, affirment leur présence au milieu du fracas des bombardements maritimes. Qui a dit que l’eau est inodore, incolore et sans saveur ? Qui a dit que l’avion est le féminin de l’oiseau ?
Mais les oiseaux se taisent brusquement. Ils cessent leurs babillages et leurs allées et venues routinières dans le ciel de cette aube, après cette volée de fer. Est-ce le grondement d’acier qui les a fait taire ou l’inquiétude de se voir si ressemblants et si inégaux ? Deux ailes de métal et d’argent en guise de plumes frissonnantes, un ventre de fer et de fils électriques au lieu du bec qui pépie, une cargaison de bombes à la place d’un grain de blé ou d’une brindille... Les oiseaux ont cessé leur chant ; ils ont pris garde à la guerre car leur plan de ciel n’est plus à l’abri.
La voûte du ciel s’abaisse, comme un toit de béton qui s’effondre. La mer devient terre ferme et se fait proche. Le ciel et la mer ne forment plus qu’une même pâte, la mer et le ciel s’étreignent à m’étouffer. J’ai ouvert la radio pour prendre des nouvelles du ciel. Je n’ai rien entendu. Le temps s’est solidifié, s’est installé sur moi pour m’étouffer. Les avions ont fui entre mes doigts, ont déchiré mes poumons. Comment arriver jusqu’à cette odeur de café ? Comment mourir, desséché, sans l’odeur du café ? Je ne veux pas, je ne veux pas... Mais où est ma volonté ?
Ça c’est arrêté là-bas, de l’autre côté de la rue, le jour où nous nous sommes récriés : Ils ne passeront pas, nous ne sortirons pas ! La chair a affronté le fer et renversé le cours d’un destin inéluctable. Les envahisseurs se sont arrêtés sous les murailles de la ville. Il y a un temps pour enterrer les morts, un temps pour fourbir les armes ; il y a un temps pour que le temps s’écoule à notre guise, pour que s’affermisse notre courage. Et c’est nous, nous, qui sommes les maîtres du temps.
Le pain sourdait de terre et l’eau jaillissait du roc. Leurs obus creusaient des puits où nous allions boire ; leur langage de mort nous poussait à chanter : Nous ne sortirions pas. Nous apercevions nos visages sur les écrans des autres, exaltés d’une promesse sans pareil, brisant le siège et proclamant notre victoire. Nous ne perdrons plus rien puisque Beyrouth demeure, puisque nous demeurons en Beyrouth, au milieu de cette mer, aux portes de ce désert, comme autant de noms pour une patrie différente, pour que les mots retrouvent leur sens. Ici est dressée la tente qui abritera les signes égarés, les mots errants, les éclats d’une lumière orpheline chassée à coup de fouet.
Savaient-ils ces jeunes gens qu’armaient leur ignorance des rapports de force, les refrains de chansons démodées, les grenades, les bouteilles de bière tiède, les désir des jeunes femmes terrées dans les abris, les fragments de vies déchirées, l’envie avouée de se rebeller contre leurs pères trop sages, la folie de se libérer du carcan de la pensée rassise, l’ignorance du jeu de la mort infatigable, savaient-ils, savaient-ils qu’ils effaçaient l’encre de ce décret imposant à l’Orient de la Méditerranée de se soumettre toujours d’avantage, depuis le siège de Saint-Jean-d’Acre jusqu’à celui de Beyrouth, chargé de venger toutes les défaite du Moyen Age ?
Savaient-ils, lorsqu’ils assaillirent leurs assaillants, qu’ils se substituaient à la légende, pour guider le devin, déchiffreur d’écritures de sable, vers les secrets de l’héroïsme au quotidien ? Comme si l’homme était mis à l’épreuve de la virilité, la femme à celle de la féminité. Comme si la dignité pouvait choisir entre le combat et la mort. Comme si le chevalier solitaire, non content d’inverser le cours du temps et d’imposer sa morale, se frayait une voie, à lui seul, dans cet espace ouvert, et détournait le cours des pulsions obscures. Comme si une poignée d’individus se rebellait contre le tyrannie de l’ordinaire pour que ce peuple, ce peuple au tempérament de feu obstiné, ne soit pareil au troupeau de moutons que bernent, complices, les gardiens de la répression et des fausses espérances.
Ils ne passeront pas sur notre vie. Qu’ils passent, s’ils le peuvent, sur des cadavres que l’esprit profère.
Où est ma volonté ?
Elle se tient là bas, sur l’autre trottoir de la voix collective. Mais pour l’heure, rien d’autre ne m’importe que l’odeur du café. J’ai honte, honte de ma peur, honte devant ceux qui défendent l’odeur du pays lointain, cette odeur qu’ils n’ont jamais sentie parce qu’ils n’y ont même pas vu le jour. Ils en sont nés, mais loin d’elle. Ils l’ont apprise sans cesse, sans trêve, sans lassitude. Ils l’ont apprise, à force de mémoire lancinante et de poursuites incessantes.
« Vous n’êtes pas d’ici », leur disait-on là-bas.
« Vous n’êtes pas d’ici », leur répétait-on ici.
Entre « ici » et « là-bas », ils ont tendu leur corps en arc vibrant, jusqu’à ce que la mort devienne, en eux, ce cérémonial. Leurs pères avaient été expulsés de là-bas pour devenir, ici, des invités, des invités de passage, juste le temps de vider le champ de bataille des civils, pour qu’il soit plus facile aux armées régulières de purifier la terre des Arabes de la souillure et de la laver de tout opprobre. Frères, les oppresseurs ont dépassé les bornes. Le combat nous appelle, et le sacrifice. Nous avons fondu sur eux comme la mort. Ils sont réduits à néant, ils sont morts. Ces chansons taillaient en pièce l’armée des envahisseurs, et le sol de la patrie était libéré, strophe après strophe. Mais eux, ici, venaient au monde sans le moindre berceau, au gré des circonstances, sur une natte, dans une corbeille de roseau ou sur une litière de feuilles arrachées à un bananier. Ils venaient au monde, au gré des circonstances, sans acte de naissance ni état civil, sans fête ni anniversaire, fardeau pour leurs parents et pour les compagnons de tente. En bref, des enfants de trop, des enfants sans identité.
Et il est advenu ce qu’il est advenu. Les armées régulières sont reparties et eux ont continué à naître, sans raison, à vieillir, sans raison, à se soutenir, sans raison, à être encerclés, sans raison. Tous connaissaient l’histoire, une histoire pareille à un accident de la route à l’échelle planétaire, à un cataclysme naturel. Mais ils ont lu aussi bien des choses au grand livre des corps et des abris de fortune ; ils ont lu leur différence, les discours sur la nation arabe, les dons de l’agence des nations unies pour les réfugiés, les fouets des policiers. Ils ont continué à croire et à se multiplier au-delà de la ceinture des camps et des centres de détention. Ils ont lu l’histoire des châteaux et des places fortes que dressaient les envahisseurs pour immortaliser leurs noms sur une terre qui ne leur appartenait pas, pour récrire l’histoire des pierres et des orangers par exemple.
L’histoire ne peut-elle pas s’acheter ? Sinon, comment expliquer les noms de ces vallées, de ces lacs, de ces villes, qui ont arraché à leurs conquérants, au moment où ils les découvraient, une exclamation devenue nom propre qui s’est transmis jusqu’à nous ? « Oh Rid, comme il est beau ! » s’est écrié un général romain en voyant le lac de Macédoine qui tire son nom de ce cri de surprise. Bien d’autres noms encore, que nous empruntons aux conquérants et qui gardent la marque des défaites payées. Châteaux et places fortes ne sont que tentatives pour conserver des noms qui craignent de ne pas survivre à l’oubli, pierres levées contre l’oubli, remparts dressés contre l’oubli. Personne ne souhaite être oublié. Plus pacifiquement, on fait des enfants pour qu’ils portent un nom, pour qu’ils reprennent, de leurs pères, le fardeau d’un nom, ou sa gloire. Longue histoire que cette recherche d’une marque à poser sur le temps et les lieux, que cet effort pour donner un peu d’assurance aux noms et les aider à affronter les longues caravanes de l’oubli.
Pourquoi demande-t-on à ceux que les vagues de l’oubli ont rejetés sur les rivages de Beyrouth de faire exception aux lois de la nature humaine ? Pourquoi leur demande-t-on tant d’oubli ? Qui peut leur fabriquer une mémoire nouvelle, ombre brisée d’une vie lointaine dans un carcan de métal hurlant ? Y a-t-il au monde assez d’oubli pour qu’ils oublient ?
5 septembre 2008
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