Tunisie : un témoin de la répression des émeutes de Kasserine parle
Entretien
Un militant tunisien : « Nous vivons un moment historique »
Joint par Rue89, un témoin des émeutes de Kasserine dit « rêver du moment où les policiers refuseront de tirer ». Entretien.
(De Tunis) La répression sanglante des manifestations continue à Kasserine, ville du centre-ouest de la Tunisie, à une centaine de kilomètres de Sidi Bouzid. (Voir la Google Map)
Je viens de joindre par téléphone Raphy Samyr, syndicaliste et militant des droits de l'homme.
Derrière le son de sa voix, les cris des manifestants mais, surtout, le retentissement de nombreux tirs d'armes à feu.
C'est très courageusement, prenant beaucoup de risques, que cet enseignant dans le secondaire me rapporte l'évolution de la situation sur le terrain.
Rue89 : A en croire le bruit derrière vous, la contestation continue, ainsi que le recours par la police aux armes à feu.
Raphy Samyr : C'est toujours le chaos, c'est vraiment terrible ! Huit jeunes ont été tués par la police ce [lundi] matin et une dizaine d'autres sont entre la vie et la mort, en réanimation.
On compte même un enfant de 13 ans tué après que la police a tiré aveuglément dans un nuage de gaz lacrymogène.
La nuit a été calme mais dès ce [lundi] matin, en solidarité avec les familles [de victimes], les Tunisiens sont sortis massivement dans les rues.
C'est un engrenage qui ne semble jamais s'arrêter car la réponse de la police n'a pas changé : elle tire dans le tas.
[Dimanche], lorsque nous avons évoqué un bilan de trente morts en début d'après-midi, on nous a accusés de grossir les chiffres. Maintenant, la plupart des médias internationaux confirment ce bilan désastreux qui s'accroit d'heures en heures.
Les manifestants n'ont-ils pas peur d'y laisser leurs vies ?
Les gens sont portés par une rancœur qui dure depuis des mois, voire des années.
Kasserine est une des régions les plus déshéritées de la Tunisie, avec un échec scolaire très fort, une grande précarité, un accès aux soins insuffisant.
Les gens n'ont pas grand-chose à perdre mais, dans la rue, la plupart restent pacifiques. Ils crient des slogans appelant à la liberté, à la justice, à la fin du régime de Ben Ali.
Le gouvernement tunisien accuse certains habitants d'être des pillards, ce n'est pas vrai !
Les militants les plus radicaux s'en prennent aux bâtiments administratifs, à la permanence du RCD [le Rassemblement constitutionnel démocratique, parti présidentiel, ndlr] car ces édifices symbolisent l'arbitraire du pouvoir. Aucun bien n'a été volé, personne n'a eu sa maison détruite.
Pour avoir suivi les émeutes qui ont secoué la Grèce, je peux vous dire que la contestation [en Tunisie] est très pacifique.
Pourquoi, selon vous, le gouvernement ne fait-il aucune concession ?
Ben Ali et son gouvernement veulent faire de Kasserine un exemple. La démonstration de force est un signal fort à toutes les autres villes qui tenteraient de se soustraire à l'autorité du régime. C'est du terrorisme d'Etat : on va sacrifier Kasserine pour dissuader les manifestants dans le reste du pays.
Le tout, avec un double discours condescendant qui n'a pas de sens : le Président continue de traiter les manifestants d'« extrémistes », affirmant qu'il va les punir avec fermeté. Le ministre de la Communication multiplie les appels au calme. Quand va-t-on réellement nous écouter et arrêter de nous jeter de la poudre aux yeux ?
Ce [lundi] soir, cela fera trois jours que la police tire sur les manifestants. Les vidéos circulent largement sur Internet : pourquoi n'y a-t-il pas encore une intervention de la communauté internationale ?
Vous appelez les gens à sortir dans la rue ou à ne pas prendre de risques ?
Devant nous, c'est l'inconnu. On vit l'évènement au fil de son déroulement. La mobilisation doit cependant durer. Tous ces gens ne doivent pas mourir pour rien !
Il faut que ce mouvement aboutisse par une solution politique consensuelle car les revendications sont légitimes. Les dérives de ce régime ne sont pas acceptables. En fait, notre travail en tant que militants des droits de l'homme s'articule autour de deux axes :
- la mise en place de solutions d'urgence, comme le secours et le relais de l'information ;
- l'encadrement de la foule afin d'éviter les débordements.
Kasserine présente un taux de chômage de 30%, il y a forcément beaucoup de chômeurs dans les cortèges, mais on trouve aussi des fonctionnaires et des commerçants.
Je rêve du moment où les policiers refuseront de tirer sur leurs compatriotes. D'ici là, le bilan s'alourdit d'heures en heures et le gouvernement de Ben Ali ne fait pas du tout machine-arrière.
Le Président est un militaire, pas un politique. Sa seule manière de sortir d'un conflit, c'est par la force, de l'avant et par la boucherie s'il le faut.
Y a-t-il eu des arrestations ?
Peu. Les personnes interpellées ont été pour la plupart tabassées au bureau de police, puis relâchées. Les policiers en civil ne se risquent pas dans les cortèges.
Le gouvernement va procéder comme à l'accoutumé : les arrestations seront effectuées quand il y aura un retour au calme. La police fera le nettoyage politique après et les interpellations seront nombreuses.
Pour ce lundi après-midi, mais aussi les jours à venir, c'est le grand inconnu. Vous avez peur ?
Non, je n'ai pas peur. Nous vivons un moment historique, il faut savoir le saisir. Une grève générale est annoncée dans le pays. Tous les Tunisiens doivent se mobiliser et rester déterminés contre le dictat de la terreur.
D'un autre coté, ici nous vivons une grande incertitude, même si ce qui se passe est relayé dans les provinces tunisiennes, nous n'avons aucun indice laissant penser à un recul du gouvernement. Nous faisons le pari de la communauté internationale en espérant que ce qui se vit ici aura un impact, notamment en France.
Merci du fond du cœur de relayer ce message.
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