Hymne au peuple tunisien
mercredi 2 février 2011Noura Borsali - Al-Ahram/hebdo
Aujourd’hui, enfin, je peux être fière de mon peuple, de cette jeunesse qui a pris la relève grâce à sa maturité, à sa créativité et à sa bravoure.
La journée du 14 janvier 2011 restera gravée à jamais dans la mémoire collective de notre pays. Une journée historique, oui, elle le fut par ces manifestations qui se sont réappropriées les rues de la capitale et des villes tunisiennes. Des milliers de citoyens et citoyennes de toutes conditions sociales scandaient ensemble et d’une seule voix des slogans en faveur du départ de Ben Ali. Un mouvement spontané, social et populaire grandiose a occupé l’avenue Habib Bourguiba, sans violence ni débordements. Et voilà qu’un groupe de manifestants rejoint le rassemblement devant le ministère de l’Intérieur, portant la dépouille de la victime : un jeune tué à bout portant la veille lors des événements du quartier Lafayette de Tunis. Un passage qui provoqua dans le public une forte émotion.
En scandant le slogan appelant au départ de Ben Ali, nous étions déterminés mais à mille lieues de penser que notre vœu sera exaucé quelques petites heures après avoir été asphyxiés par le terrible gaz lacrymogène et menacés par les pierres lancées par la police.
C’est dans cette ville déserte du fait de la répression qui s’abattit sur les manifestants fuyant à toute vitesse dans les rues, en proie aux odeurs fortes et étouffantes des bombes lacrymogènes.
Une victoire, une belle victoire remportée grâce à ce peuple de déshérités de Sidi Bouzid et d’autres régions du pays et à leurs jeunes victimes tombées par le fait de balles tirées à leur encontre. Devant eux, nous nous inclinons fortement pour leur courage et leur sacrifice. Grâce à toute cette jeunesse merveilleuse qui, à travers le Facebook, a maintenu la pression dans la plus belle créativité : nous nous inclinons devant nos jeunes pour leur détermination et leur génie créateur. Grâce à tous ses militants syndicalistes et politiques qui ont réussi à ne donner au mouvement aucune coloration politique distincte de peur des manipulations du pouvoir contre ce mouvement social et populaire. C’est grâce à eux tous que la Tunisie a changé de visage et a détruit un système dictatorial et corrompu.
Aujourd’hui, enfin, je peux être fière de mon peuple, de cette jeunesse qui a pris la relève grâce à sa maturité, à sa créativité et à sa bravoure.
Ben Ali est parti. Revient au galop cette terrible question qui nous a usés depuis plus de 23 ans : que faire ? Le changement, le vrai changement auquel nous aspirons, peut-il se faire avec le parti au pouvoir, responsable autant que Ben Ali de tant de décrépitude, de répression, de crises ?
Qu’on ait veillé à ce que le changement soit « constitutionnel » ne signifie pas grand-chose aujourd’hui face à une Constitution qui est appelée à être refondue entièrement pour garantir la liberté pour laquelle tant de victimes sont tombées. Ce changement « constitutionnel » - qui a gardé aux rênes du pouvoir « provisoire » la vieille garde - a été fait, au départ, par un vice de forme non dénoncé ni par l’opposition ni par des experts juridiques qui, soit, ne voulaient pas entrer, dit le respectueux bâtonnier Kilani, dans les analyses juridiques, ou considéraient, à l’instar du professeur respecté Yadh Ben Achour, ce « talfik (replâtrage) juridique » (selon ses mots) comme acceptable dans cette conjoncture de crise. Et nous renouvelons les erreurs qui ont coûté cher à ce pays : ce replâtrage juridique qui a fait et défait la Constitution selon les intérêts des uns et des autres. N’étaient les manifestations de Kasserine et de Gabès appelant au départ du premier ministre Ghannouchi et la menace d’autres rassemblements dans ce sens, n’était l’intervention judicieuse et sans compromis du vénérable professeur Sadok Belaïd qui a eu le mérite d’attirer, avec fermeté, l’attention sur la gravité de ce « talfik juridique », nous aurions démarré ce « changement » par un vice de forme juridique grave.
Il aurait été, à mon sens, plus judicieux non pas de former tout de suite un gouvernement de coalition, mais de charger après l’avoir constitué un comité de salut national formé, en dehors de tous les partis politiques, de personnalités indépendantes crédibles et compétentes (il en existe) qui veillerait à réaliser d’abord et avant tout les conditions d’un vrai changement. Ainsi, s’agit-il de mettre en place des commissions pour réviser de fond en comble la Constitution, le code électoral, le code de la presse, la loi sur les associations etc ..., pas avant bien sûr d’avoir veillé au retour de tous les exilés sans distinction aucune. Parce que ceux-là aussi ont leur mot à dire.
Ces réformes juridiques, qui doivent être discutées dans tous les médias écrits et audiovisuels, devraient aboutir à la légalisation des partis non reconnus, à la constitution de nouveaux partis, à la libéralisation de la presse et à la parution de nouveaux titres, à l’octroi de visa à de nouvelles associations et que sais-je encore ... Tout cela devrait aboutir à l’élection d’une assemblée constituante qui mettrait en place les nouveaux textes après des élections libres et démocratiques. Un gouvernement d’union nationale sur la base des résultats du scrutin sera alors formé.
Du temps, oui, il faut donner du temps à la réalisation d’une véritable démocratie sans tomber dans la précipitation et les erreurs du passé qui ont conduit la Tunisie à cette terrible crise.
Un espace doit être réservé à toutes ces régions qui ont permis ce changement heureux. Une chance doit être donnée à toute cette jeunesse, notre espoir d’aujourd’hui et de demain. Le changement ne se fera pas avec seulement les partis politiques existants, ni avec le parti au pouvoir responsable lui-même de cette politique qui a mené le pays à la dérive.
En faisant participer toutes les potentialités du pays, en leur permettant de s’exprimer dans des cadres et des espaces qu’ils auront créés pour enrichir le paysage politique tunisien en vue d’une meilleure représentativité pour que les fruits de cette « Révolution du jasmin » ne soient pas au seul profit de ceux qui l’auraient tout simplement accompagnée, nous pourrons éviter les erreurs du passé : celles d’un 7 novembre 1987, où nous avons fait une erreur qui nous a coûté plus de 20 ans de répression et de spoliation du pouvoir et des biens publics et personnels : celle d’avoir donné carte blanche à Ben Ali et d’avoir pensé que le changement se ferait avec le PSD devenu plus tard le RCD. Un pays gouverné depuis 1956, c’est-à-dire depuis 55 ans, par le même parti au pouvoir, est, sans conteste, un signe d’échec. Ben Ali est parti mais désormais le même système demeure. Soyons alors vigilants.
Que vive le peuple tunisien ! Que vive la jeunesse tunisienne, symbole de changement et d’espoir ! Devant vous, nous ne cesserons jamais de nous incliner.
Al-Ahram/hebdo - Semaine du 2 janvier au 1er février 2011, numéro 855 - Opinion
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire