LEMONDE.FR | 09.02.11 |
Ahmed, 27 ans, est le dernier des trois à en être sorti. Lundi 31 janvier, il a bénéficié de l'amnistie décrétée à l'égard des prisonniers politiques par le gouvernement de transition. Après trois ans et huit mois d'emprisonnement, Ahmed est libre, mais porte les marques des sévices subis en détention.
Le jeune homme s'exprime péniblement. Il souffre de troubles de la parole. Son histoire commence le 20 mai 2007, un dimanche, à midi trente. Il est à la maison avec ses parents et ses deux frères. Trois 4×4 déboulent en trombe dans la rue. Une dizaine de policiers politiques en sortent et l'appellent. Il est embarqué manu militari, sans que sa famille n'ait eu le temps de comprendre. "Pendant vingt-sept jours, on n'a eu aucune nouvelle d'Ahmed. On est allé à la police, au ministère de l'intérieur, personne ne nous disait rien", se souvient son frère Nizar.
Pendant vingt-sept jours, Ahmed est détenu au secret dans les geôles du ministère de l'intérieur, avenue Habib-Bourguiba, à Tunis. Une cellule d'un mètre sur deux, au sous-sol, éclairée jour et nuit pour lui ôter toute notion du temps. Il est questionné chaque jour, pendant des heures. Toujours les mêmes questions : "Fais-tu la prière ? Depuis quand ? Dans quelle mosquée ? Combien de fois par jour ? Combien de temps ? De quelle manière ? Avec qui ? Qui prie dans ta famille ?"
Le président Ben Ali a fait, à partir de 1990, la chasse aux islamistes. Ses polices spéciales ont redoublé d'efforts depuis les attentats du 11 septembre 2001 et le vote de la loi antiterroriste de 2003. La cité Ettadhamen est une cible de choix : quelques salafistes djihadistes prêts à s'engager pour la cause irakienne y sont implantés. Les jeunes pratiquants rigoristes comme Ahmed, qui prient cinq fois par jour à la mosquée, sont surveillés de près.
Quelque 2 000 islamistes présumés ont été arrêtés depuis 2003. "Parmi eux, certains se contentaient de faire la prière, de discuter, de regarder des sites Internet. Certains discutaient de la nécessité de soutenir les Irakiens. D'autres, peu nombreux, essayaient de partir. Mais, dans les dossiers, nous n'avons retrouvé aucune preuve de la préparation d'attentats", explique Radhia Nasraoui, avocate et présidente de l'Association de lutte contre la torture en Tunisie (ALTT). Ahmed, lui, se dit pratiquant, pas militant. Il a peut-être cotoyé d'un peu trop près ces réseaux : son nom a été donné à la police par un autre jeune arrêté plus tôt.
TROIS À QUATRE HEURES DE TORTURES QUOTIDIENNES
Au ministère de l'intérieur, Ahmed est soumis quotidiennement à des séances de torture de plusieurs heures. Un médecin encadre les quatre tortionnaires pour s'assurer que le supplicié ne leur claque pas entre les doigts. Deux techniques sont privilégiées : celle du "bano", où l'on plonge la tête du détenu dans une bassine remplie d'eau et de produits chimiques ; et celle, à la fois humiliante et violente, du "poulet rôti". Nus et cagoulés, les détenus sont suspendus à un axe par les bras et les jambes, ils sont balancés la tête en bas pendant des heures, frappés à coups de bâtons et soumis à des décharges électriques derrière les oreilles, sous les aisselles et sur les testicules.
UN PROCÈS EXPÉDITIF
Lors de son procès, un avocat est commis d'office à Ahmed. Ni lui ni sa famille ne le rencontreront. "Les autorités n'ont apporté aucune preuve au procès, elles n'en avaient pas besoin : l'audience a duré quelques minutes et le juge l'a condamné pour appartenance à un réseau terroriste", relate Nizar. On joint au dossier les aveux faits au ministère de l'intérieur. "Ils nous ont fait signer une feuille blanche, explique Ahmed, si on ne signait pas, on était torturés". Le jeune homme est condamné à quatre ans de prison, assortis de cinq ans de contrôle administratif.
Ahmed va passer une partie de ses années de prison en isolement, où on le soumet à de nouveaux sévices. Il lui est interdit d'adresser la parole aux prisonniers "non terroristes". L'heure de promenade quotidienne est sa seule occupation. Une fois par mois, un membre de sa famille lui rend visite. Dix à quinze minutes, derrière une vitre. "Ça m'a rendue malade de le savoir en prison, mais en même temps, j'étais fière, parce qu'il était emprisonné pour sa religion, pas parce qu'il avait commis un crime", confie sa mère Rebeh, des sanglots dans la voix.
"SI JE VAIS À LA MOSQUÉE, JE SERAI EMPRISONNÉ"
La révolution tunisienne a offert à Ahmed un avant-goût de liberté. Le 16 janvier, les autorités carcérales de Borj el-Amri laissent les détenus s'enfuir. Ahmed retourne auprès de sa famille, pour quelques jours, avant d'obtempérer à l'appel à la reddition lancé par le ministre de la justice. "Il ne lui restait que quatre mois avant sa libération légale, donc on l'a ramené le 21 janvier pour qu'il effectue sa peine et soit légalement libre", explique sa mère. A son retour en prison, le directeur l'accuse d'évasion et le torture, signe du maintien du régime Ben Ali bien après sa fuite.
Hélène Sallon
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