19 janvier 2010

L'Ere des Murs

L’Ere des Murs

lundi 18 janvier 2010 - 07h:09

Samera Esmeir - Al-Ahram Weekly


Si Israël a besoin de murs pour préserver sa judaïté, cela n’indique-t-il pas qu’Israël n’a jamais été juif, demande Samera Esmeir ?

(JPG)
Des soldats israéliens patrouillent le long du mur d’apartheid érigé à l’intérieur de la Cisjordanie.


Si Eric Hobsbawm (*) ajoutait un cinquième volume à son étude historique en quatre volumes, L’Ere du capital, L’Ere des empires, L’Ere des extrêmes, et L’Ere des révolutions, et s’il consacrait son nouveau volume au 21ème siècle, probablement que pour lui, L’Ere des Murs serait un bon titre.


L’ère des murs ne s’est pas terminée avec la chute du Mur de Berlin

Il est vrai que la plupart des gens dans le monde pensaient que l’Ere des Murs s’était terminée avec la chute du Mur de Berlin, mais il apparaît qu’Israël est déterminé, dans l’action, à perpétuer une telle ère. Israël achève actuellement un mur de béton dans les Territoires palestiniens occupés en 1967, un autre mur de fer est en construction le long de la frontière de l’Egypte avec la bande de Gaza, et Israël est sur le point d’entamer la construction d’un « mur technologique », ou d’une « barrière » comme il l’appelle, le long de sa frontière avec l’Egypte. Béton, fer, technologique, voilà les nouveaux murs en construction dans la région. Très vite, peut-être, allons-nous commencer à décerner des prix pour le meilleur projet de mur, en d’autres « matériaux ».

Le dernier épisode de « l’emmurage de la région » a surgi dimanche, 10 janvier 2010, quand le Premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahu, a approuvé le projet d’ériger la barrière en question. La première phase commencera par la construction de « barrières le long de sections sur la frontière au sud de la bande de Gaza et au nord d’Eilat ». En outre, « des mesures technologiques seront déployées tout le long de la frontière pour permettre de localiser, en temps opportun, les infiltrations et les risques. »

A propos de sa décision, Netanyahu indique : « J’ai décidé de fermer la frontière sud d’Israël à cause de tous ceux qui s’infiltrent en Israël et des terroristes, après en avoir discuté longuement avec les ministres de mon gouvernement et des professionnels. C’est une décision stratégique qui vise à assurer le caractère juif et démocratique de l’Etat d’Israël. Israël restera ouvert pour les réfugiés de guerre, mais nous ne pouvons permettre à des milliers de travailleurs illégaux de s’infiltrer en Israël par la frontière sud et d’envahir notre pays. »

Les menaces dont cette barrière est censée protéger Israël sont : « les travailleurs illégaux, les infiltrés, les trafiquants, les terroristes, les Africains, les Gazaouis, les prostituées, la drogue et les armes. » C’est seulement en fermant la frontière et en sécurisant Israël contre ces « menaces », déclare en effet Netanyahu, qu’Israël restera « juif et démocratique ». Mais que signifie « fermer » une frontière qui s’étire sur plusieurs centaines de kilomètres ? Et en quoi exactement ces personnes et ces produits menacent-ils le caractère « juif et démocratique de l’Etat d’Israël » ? De quelle façon les murs, ou les barrières, protègent-ils le caractère d’un Etat ? Et enfin, que nous apprend la prolifération de murs sur la psyché qui guide la politique israélienne ?

L’emploi du mot « fermer » pour décrire la façon dont la frontière avec l’Egypte sera surveillée est significatif. « Fermer la frontière » est une expression qui a été utilisée aux Etats-Unis à propos de leur frontière avec le Mexique. En Israël, le terme montre l’illusion qu’un peuple pourrait préserver sa pureté en se mettant à l’abri de son environnement (et des vies qu’il a chassées). Ce qui est en jeu ici n’est pas la peur des autres, mais un sentiment profond de supériorité à l’égard de ceux qui habitent les mêmes géographies ou à peu près, et un réel désir de se donner un mode de vie qui les élimine, les dissimule ou les déporte. « La Terre promise » après tout est loin d’être abstraite ; elle appartient à des géographies et des histoires concrètes. Sa sécularisation en tant qu’instrument de la formation de l’Etat-nation israélien au milieu de ces géographies et histoires transforme l’Etat devenu territoire en un moteur de racisme, de colonisation et d’exclusions.

Révélatrices de ce sentiment de supériorité sont les déclarations que Netanyahu a faites à propos de la barrière envisagée, en décembre dernier. Lors d’une réunion de la commission sur la Sécurité et les Affaires étrangères, il aurait déclaré que le sud d’Israël était le seul endroit au monde où l’on pouvait passer à pied du tiers-monde au monde industrialisé : « Le problème c’est qu’il est possible de passer de l’Afrique à Gush Dan (agglomération de Tel-Aviv). Ce qui est impossible pour Paris ou Madrid étant donné qu’il y a un océan à franchir. » Et d’ajouter encore, « Nous devrons entourer de murs tout le pays, nous n’avons pas d’autre option ».


Israël s’enferme dans un espace clos, avec toujours plus de violence

Effectivement, si Israël veut préserver le sentiment qu’il a de lui-même de puissance supérieure et avancée dans la région, il peut n’avoir d’autre choix que de s’emmurer lui-même. C’est-à-dire, qu’il peut n’avoir d’autre choix que de construire bel et bien cette supériorité qu’il revendique. Mais entretenir l’idée d’emmurer un pays tout entier dénote que la construction de tous ces murs n’est pas seulement un acte de souveraineté. Car les murs dans ce cas qui représentent la capacité d’inventer et de préserver la pureté d’un peuple, et d’un territoire, les maintiennent dans un état permanent de paranoïa. Dans ce sens, l’emmurage croise le mal. Alors que l’on tend à plus de pureté, les réponses aux usages qui portent atteinte à cette pureté ne feront que devenir de plus en plus sévères. L’effet de l’emmurage, par conséquent, n’est pas simplement de se prémunir contre les « Africains, les terroristes, les Palestiniens, les vendeurs de drogue et les vendeurs d’armes » qui « s’infiltrent » par la frontière sud. Non, l’effet qu’on obtiendra plus sûrement sera de créer un espace clos, qui va transformer les tentatives de le contester et de le re-contester en une violation qui légitime des réponses sanglantes. Plus de murs, c’est plus de campagnes militaires.

Certes, Netanyahu n’est pas cependant l’instigateur de ce nouveau projet. L’idée était en gestation depuis plusieurs années et semble remonter au moins à 2005, quand un projet appelé Sand-Clock (Sablier) a d’abord été préparé par le ministère de la Défense israélien. Depuis, le centre de Recherches et d’Informations du parlement israélien a établi un certain nombre de rapports sur les « menaces » aux frontières avec la Jordanie et l’Egypte. De plus, plusieurs commissions au parlement ont débattu à propos de la frontière sud. Et, enfin, le gouvernement d’Ehud Olmert a examiné différents projets de bouclage de la frontière, notamment ce projet Sand-Clock. Il a fallu plusieurs années pour élaborer et faire approuver un projet définitif car il y avait plusieurs options à étudier, étant donné les conditions géologiques et topographiques de la frontière.

L’identité des politiciens responsables du nouveau projet de murage est importante. Mais le plus significatif est le discours, un discours qui encadre lesdites menaces et les relie au supposé « caractère juif et démocratique de l’Etat d’Israël ». Le discours est à la fois mondial et régional. Par son aspect mondial, il se rapproche des pratiques d’autres Etats occidentaux contre les travailleurs étrangers et les immigrants indésirables (noirs, musulmans, arabes, asiatiques, etc.) ; il fait état de préoccupations contre la traite des femmes, le trafic de drogue et d’armes comme si la contrebande frontalière était leur principale cause ou origine ; il fait de l’Afrique une source de ténèbres éternelles, alimentant la conscience et les projets racistes occidentaux ; et pour finir, il emploie le vocabulaire de la guerre mondiale contre le terrorisme.

Mais à ce qui s’entend comme un discours typiquement occidental contemporain sur les frontières, il faut ajouter d’autres références, régionales. Les propos sur « l’infiltration » ont une histoire locale particulière. L’ « infiltré » dans la mémoire collective israélienne est le nom qu’Israël donne au réfugié palestinien, celui qui tentait de revenir dans son foyer en Palestine après la guerre de 1948 et qu’Israël a expulsé une seconde fois en découvrant qu’il revenait. Le terme a également été utilisé pour décrire d’autres Palestiniens, ceux qui n’ont pas quitté la Palestine pendant la guerre mais qui ont été par la suite étiquetés comme infiltrés pour pouvoir mieux les expulser. L’infiltré était donc le Palestinien dont l’expulsion, la première et la seconde, était nécessaire pour construire un Etat juif pur.


S’il faut qu’Israël s’emmure lui-même pour préserver sa judaïté, n’est-ce pas là le signe qu’Israël n’a jamais été juif ?

Il s’ensuit que l’expansion du titre d’infiltrés permettant d’y inclure d’autres produits et personnes par la référence au discours mondial sur l’immigration et la sécurité, n’a pas réussi à dissimuler les deux faits suivants : d’abord, la persistance que le Palestinien en tant qu’individu est le premier à expulser ; puis, la mesure par laquelle le traitement de tous les autres non-juifs sera modelé sur celui des Palestiniens, en tant qu’infiltrés. Et c’est dans ce contexte que nous pouvons comprendre la référence de Netanyahu à l’Etat juif. Pour cet Etat, jusqu’à récemment, on recherchait principalement à expulser les Palestiniens. Aujourd’hui, la judaïté de l’Etat sert aussi à exclure les Africains et les autres « infiltrés ». L’œuvre de racisme et d’exclusions qui a donné naissance à l’Etat juif est la même qui se poursuit aujourd’hui en commandant ses opérations en lien avec les autres populations. Paradoxalement, Israël pourrait transformer tous les autres non-juifs du monde en Palestiniens.

Evoquer la préservation de l’Etat juif et démocratique d’Israël conduit encore à d’autres conclusions. Cette évocation légitime avec efficacité le projet de l’Etat juif en l’associant à un discours mondial sur l’immigration et la sécurité. Pour le dire autrement, la préservation de l’Etat juif devient partie intégrante dudit discours mondial. Mais il y a un certain paradoxe dans cette nouvelle dimension de l’exclusion. Israël, une fois encore, indique lui-même qu’il n’est pas sûr de la réalité de sa judaïté. Ce manque d’assurance est évident quand Israël exige que les Palestiniens le reconnaissent en tant qu’Etat juif. C’est également évident dans la construction obsessionnelle de ces murs contre tout ce qui est extérieur à la zone sur laquelle il revendique sa supériorité. Les Palestiniens, en fin de compte, ne sont pas les seuls à rappeler l’impossibilité de fait de la judaïté « pure » d’Israël. Et s’il faut qu’Israël s’emmure lui-même pour préserver sa judaïté, n’est-ce pas là le signe qu’Israël n’a jamais été juif ? Ces projets de murs ne nous apprennent-ils pas qu’un Etat juif est, soit une illusion, soit une aspiration qui nécessite beaucoup plus de destructions et d’expulsions encore, pour que cette aspiration soit, pour quelques temps, satisfaite ?


(*) - Eric John Hobsbawm est un historien britannique. Il a beaucoup travaillé sur la question des nations et des nationalismes en Europe au XIXe siècle et au XXe siècle ainsi que sur l’invention des traditions par les nations. (Wikipédia)


Samera Esmeir a reçu son doctorat en droit et société à l’université de New-York. Elle est aujourd’hui maître-assistante à l’université de Californie à Berkelay, USA. Ancienne avocate, elle a également été co-éditrice et co-fondatrice de la revue de l’association Adalah, un journal publié en arabe, en hébreu et en anglais qui met l’accent sur la minorité palestinienne en Israël.


Al-Ahram Weekly - édition du 14 au 20 janvier 2010 n° 981 - sous-titrage et traduction : JPP

Aucun commentaire: