12 mai 2010

HORS LA LOI

http://www.algeria-watch.org/fr/article/hist/colonialisme/guerres_memoires.htm

http://www.fischer02003.over-blog.com/article-hors-la-loi-50252897.html


Le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb : les guerres de mémoires sont de retour

par Yasmina Adi (réalisatrice), Didier Daeninckx (écrivain), François Gèze (éditeur), Guy Seligman (président de la SCAM) et Pascal Blanchard, Mohammed Harbi, Gilles Manceron, Gilbert Meynier, Gérard Noiriel, Jean-Pierre Peyroulou, Benjamin Stora, Sylvie Thénault (historiens).

Les vérités officielles et les dénonciations de l’« anti-France » qui ont sévi à l’époque des guerres coloniales sont-elles de retour ? Le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb, qui va être présenté au Festival de Cannes et sera sur les écrans en septembre 2010, a déjà donné lieu à de surprenantes réactions, qui ne peuvent rester sans réponse.

Le film raconte les parcours de trois frères, témoins des massacres de Sétif en mai 1945 et qui vivent ensuite en France, où ils seront plongés dans les excroissances en métropole de la guerre d’indépendance algérienne. Symptôme du retour en force de la bonne conscience coloniale dans certains secteurs de la société française, avec la complicité des gouvernants, un député a lancé une campagne contre ce film avant même son achèvement, campagne relayée – ce qui est plus grave – par un secrétaire d’État.

À l’automne 2009, fâché de la manière dont le scénario évoquait les massacres de Sétif et l’aide apportée par des Français aux militants indépendantistes algériens, le député UMP des Alpes-Maritimes Lionel Luca, vice-président du conseil général de ce département, a discrètement saisi le secrétaire d’État à la Défense et aux Anciens Combattants Hubert Falco, par ailleurs maire de Toulon. Et dans une lettre à ce dernier du 7 décembre 2009, il dénonçait le concours financier apporté par le Centre national du cinéma (CNC) à ce film qu’il n’avait toujours pas vu : « On peut s’interroger sur cette volonté d’encourager une repentance permanente que le président de la République a plusieurs fois condamnée. À défaut de pouvoir intervenir sur le CNC, je vous saurais gré de bien vouloir veiller à ce que la sortie du film ne puisse être cautionnée par les officiels français. »

Précisant le sens de sa démarche, Lionel Luca a déclaré le 23 avril 2010 à Paris-Match : « J’ai saisi le secrétaire d’État à la Défense et aux Anciens combattants dès que j’ai eu connaissance du scénario. Celui-ci l’a transmis au Service historique du ministère de la Défense (SHD), qui a confirmé que de nombreux faits sont erronés et réinterprétés. Ce que je voulais avant tout, c’est que le film ne soit pas dans la sélection officielle française. Le projet me dérange. Il ne représente pas la France mais l’Algérie, cela me convient. » À ses yeux, en somme, le financement de la création devrait dans ce domaine être soumis à un label d’État définissant ce qui est ou non « historiquement correct ».

Fruit d’une coproduction franco-algéro-tuniso-italo-belge, ce film est d’abord une œuvre libre qui ne saurait se réduire à une nationalité, ni à un message politique et encore moins à une vision officielle de l’histoire. Œuvre d’un cinéaste à la fois français et algérien, son producteur pouvait le présenter à la sélection officielle du Festival de Cannes en tant que film algérien ou film français. Il a choisi la première option (comme pour Indigènes, présenté comme film français à Cannes et algérien aux Oscars), les films français de qualité étant déjà nombreux à prétendre figurer dans une sélection nécessairement limitée. Et contrairement à ce qu’avance M. Luca, il n’y a rien de choquant à ce que l’essentiel du financement de Hors-la-loi vienne de France (parmi ses financeurs, figurent France 2 et France 3, Canal Plus, Studio Canal, Kiss Films – la société de Jamel Debbouze –, la région PACA, l’Acsé, Ciné-cinéma et le CNC). L’apport venant d’Algérie ne représente qu’environ 20 % du budget, dont une bonne part en prestations valorisées. Un apport qui, en l’occurrence, n’a été assorti d’aucune pression ni demande particulière.

Dans un courrier adressé le 15 janvier 2010 au député, Hubert Falco a affirmé que son ministère avait en fait saisi dès le 18 juin 2009 – donc avant l’intervention du député – le Service historique de la Défense « pour analyser le contenu historique du scénario » : « [Le SHD] confirme qu’un certain nombre d’erreurs et d’anachronismes en parsème l’écriture. Ces invraisemblances, parfois grossières, montrent que la rédaction du scénario n’a été précédée d’aucune étude historique sérieuse. Elles ne manqueront pas d’être relevées par les spécialistes lors de la sortie du film en salles. Au vu de ces éléments, et sous réserve que la version définitive du film n’y apporte aucun correctif, il semble difficile que les pouvoirs publics puissent soutenir un film qui livre de notre histoire une version aussi peu crédible. Je veillerai pour ma part, au nom de la défense de la mémoire qui relève de mes attributions, à ne pas cautionner ce film. »

En septembre 2009, le général de division Gilles Robert, chef dudit service, avait en effet rendu un avis critique sur le scénario, répondant à la commande officielle. Nos réactions ne portent pas sur le contenu de cet avis, mais sur son principe même. D’ailleurs, ceux d’entre nous qui ont été invités comme historiens à voir le film, ont aussi des réserves précises sur certaines de ses évocations du contexte historique de la période. Mais le travail d’un réalisateur n’est pas celui d’un historien et n’a pas à être jugé par l’État.

Personne n’a demandé à Francis Ford Coppola de raconter dans Apocalypse Now la guerre du Viêt-Nam avec une précision « historique ». L’évocation d’une page d’histoire tragique peut aussi bien passer par la fiction, avec ses inévitables raccourcis, que par les indispensables travaux des historiens.

Dans le cas du film de Bouchareb, le problème de fond est ailleurs : des pressions ont été exercées sur les chaînes de France Télévision pour ne pas coproduire le film et sur les responsables de la sélection officielle du Festival de Cannes pour qu’il ne soit pas sélectionné. Tandis que le producteur a été l’objet de demandes inhabituelles venant de la présidence de la République et du secrétariat d’État à la Défense et aux Anciens Combattants pour visionner – dans quel but ? – le film avant la date de sa présentation officielle aux jurés et au public du Festival de Cannes.

En même temps, des associations extrémistes appellent à perturber le Festival en protestation contre la sélection de ce film. Et la réaction de M. Luca – rejoint le 29 avril par le député UMP de Béziers Élie Aboud, président du groupe parlementaire d’études sur les rapatriés, qui n’admet pas « qu’on utilise de l’argent public pour insulter la République » – est révélatrice : des milieux nostalgiques de la colonisation continuent à chercher à faire obstacle à la liberté de la création et à la nécessaire reconnaissance du passé colonial de la France. Ces députés déclarent espérer que la « Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie », prévue par l’article 3 de la loi du 23 février 2005, qui présentait comme positive l’« œuvre de la France outre-mer », sera rapidement mise en place, « afin de mieux approcher la vérité ». Le pire est à craindre quand le pouvoir politique veut écrire l’histoire que nos concitoyens iront voir demain sur nos écrans.

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