Réflexions sur l’occupation israélienne, l’Autorité palestinienne et l’avenir du mouvement national. par Julien Salingue | |
Mondialisation.ca, Le 28 octobre 2010 | |
Article à paraître dans Inprecor n°567 (novembre 2010). Le 3 octobre dernier, le Président palestinien de facto[1] Mahmoud Abbas déclarait qu’il refuserait tout dialogue avec Israël si le gel de la colonisation de la Cisjordanie n’était pas reconduit. Le même jour, le Chef d’Etat-major israélien sortant Gaby Ashkenazi était en « visite » à Béthléem, où il rencontrait des responsables des forces de sécurité palestiniennes. La coïncidence de ces deux événements apparemment contradictoires est à l’image du décalage de plus en plus flagrant entre, d’un côté, les gesticulations diplomatiques visant à ranimer un « processus de paix » depuis longtemps mort et enterré et, de l’autre, la réalité du terrain, la poursuite de la politique expansionniste israélienne et l’intégration de plus en plus forte de l’Autorité palestinienne à l’appareil de l'occupation. Je me propose ici de tenter de dégager les grandes coordonnées de la situation dans les territoires palestiniens même si je ne prétends pas à l’exhaustivité. Il s’agit néanmoins, en replaçant les événements actuels dans leur contexte et leur historicité, en confrontant analyse des tendances lourdes et réalité du terrain, de dégager les logiques à l’œuvre côté palestinien, en se concentrant sur l’Autorité palestinienne de Ramallah et sur la gauche. Cette dernière, et notamment le FPLP, est en effet dans un processus de retour critique sur les années Oslo, consciente du cours tragique suivi par les forces issues de l’OLP. C’est ainsi que le FPLP a récemment annoncé qu’il suspendait sa participation aux réunions de la direction de l’OLP en signe de protestation contre la reprise des négociations directes par Abbas. Ce n’est pas la première fois que le FPLP prend une telle décision, mais elle est néanmoins significative. Moins que sur cette actualité, c’est sur le sens des évolutions récentes et actuelles que je souhaite insister, en revenant dans un premier temps sur le lourd héritage des 17 années de « processus de paix ». Je tenterai ensuite d’établir les spécificités de la politique du Premier Ministre de facto [2] Salam Fayyad puis, dans un dernier temps, d’interroger les dynamiques actuelles au sein ce qui reste du mouvement national palestinien « non-islamique » [3]. Je m’inspire ici largement d’écrits antérieurs, en les réactualisant et en les mettant en perspective. I) 17 années de « Processus de paix » La fiction du « processus de paix » Les mots ayant un sens, il convient d’interroger l’idée même de « processus de paix », qui revient comme une ritournelle dans l’actualité proche-orientale. Dans son acception la plus courante, le « processus de paix israélo-palestinien » se serait ouvert au début des années 1990, et se serait matérialisé par la signature des Accords d’Oslo (1993-1994) qui promettaient, selon nombre de commentateurs et diplomates, « la fin du conflit israélo-palestinien ». Ce « processus de paix » aurait été à plusieurs reprises « interrompu », mais il existerait toujours, suspendu au-dessus des événements, attendant d’être « relancé ». La réalité est bien différente, et les Palestiniens nous l’ont rappelé à au moins deux reprises au cours des 10 dernières années. En septembre 2000 tout d’abord, lorsque la population de Gaza et de Cisjordanie s’est soulevée pour exprimer sa colère contre la poursuite de l’occupation israélienne, de la colonisation et de la répression. En janvier 2006 ensuite, lorsque les Palestiniens ont élu, lors du scrutin législatif, un parlement largement dominé par le Hamas, organisation politique alors ouvertement hostile au processus négocié et prônant la poursuite de la résistance, y compris armée, contre Israël. Les Palestiniens étaient-ils devenus fous ? Non. Les Palestiniens, contrairement aux diplomates, vivent en Palestine. Ils ont vu le nombre de colons implantés en Cisjordanie et à Jérusalem doubler entre 1993 et 2000. Ils ont vu sortir de terre des centaines de barrages israéliens et des dizaines de routes réservées aux colons, qui ont subordonné le moindre déplacement au bon vouloir des autorités israéliennes. Ils ont vu Jérusalem coupée du reste de la Cisjordanie. Ils ont vu la Bande de Gaza coupée du reste du monde. Ils ont vu, à partir de septembre 2000, une répression israélienne sans précédent, des milliers de maisons détruites, des dizaines de milliers d’arrestations, des milliers de morts et des dizaines de milliers de blessés. Ils ont vu un mur, qui les enferme dans des ghettos. Ils n’ont vu ni paix, ni processus. Les Accords d’Oslo : l’occupation par d’autres moyens « Depuis le début, on peut identifier deux conceptions sous-jacentes au processus d’Oslo. La première est que ce processus peut réduire le coût de l’occupation grâce à un régime palestinien fantoche, avec Arafat dans le rôle du policier en chef responsable de la sécurité d’Israël. L’autre est que le processus doit déboucher sur l’écroulement d’Arafat et de l’OLP. L’humiliation d’Arafat, sa capitulation de plus en plus flagrante conduiront progressivement à la perte de son soutien populaire. L’OLP va s’effondrer ou succomber à des luttes internes. (…). Et il sera plus facile de justifier la pire oppression quand l’ennemi sera une organisation islamiste fanatique » [4] Ces lignes, écrites en février 1994 par l’Universitaire israélienne Tanya Reinhart, semblent, a posteriori, prophétiques. Mais Tanya Reinhart n’avait rien d’une medium : elle avait compris, avant d’autres, ce qu’était réellement le processus d’Oslo. Quiconque lit de près les textes signés à partir de 1993 se rend bien compte qu’il a affaire à tout autre chose que des « accords de paix ». Des questions essentielles comme l’avenir de Jérusalem, le sort des réfugiés palestiniens, les colonies israéliennes… sont absentes des accords et sont renvoyées à d’hypothétiques « négociations sur le statut final ». On n’y trouve pas non plus mention du « retrait » de l’armée israélienne des territoires occupés, mais seulement de son « redéploiement ». Quelles qu’aient été les intentions ou les illusions des négociateurs palestiniens quant à la constitution d’un hypothétique « Etat palestinien », la vérité d’Oslo est ailleurs : Israël, qui occupe alors toute la Palestine, s’engage à se retirer progressivement des plus grandes agglomérations palestiniennes et à en confier la gestion à une entité administrative conçue pour l’occasion, l’Autorité Palestinienne (AP). L’AP doit prendre en charge la gestion de ces zones et faire la preuve qu’elle est capable d’y maintenir le calme, au moyen notamment d’une « puissante force de Police », tout « progrès » dans le processus négocié est subordonné aux « bons résultats » de l’AP dans le domaine sécuritaire. L’occupation et la colonisation se poursuivent, et l’AP est chargée de maintenir l’ordre dans la société palestinienne. L’ordre colonial, donc. Les contradictions d’Israël et du sionisme Les Accords d’Oslo n’ont été, dans leur logique, qu’une réactualisation d’un vieux projet israélien connu sous le nom de « Plan Allon » [5]. Du nom d’un Général travailliste, ce plan, soumis au Premier Ministre israélien Levi Ehskol en juillet 1967, entendait répondre à la situation nouvelle créée par la Guerre de juin 1967, au terme de laquelle Israël avait conquis, entre autres, toute la Palestine. Ygal Allon avait identifié, avant beaucoup d’autres, les contradictions auxquelles Israël et le projet sioniste seraient tôt ou tard confrontés, et se proposait de les résoudre le plus pragmatiquement possible. Lorsqu’à la fin du 19ème Siècle le jeune mouvement sioniste se fixe pour objectif l’établissement d’un Etat juif en Palestine, 95% des habitants de ce territoire sont des non-juifs. Convaincus que l’antisémitisme européen révèle l’impossibilité pour les Juifs de cohabiter avec les nations européennes, les sionistes préconisent leur départ vers la Palestine afin qu’ils y deviennent majoritaires et puissent y établir leur propre Etat. Le premier Congrès sioniste (1897) entérine donc le principe de la « colonisation systématique de la Palestine », à une époque où nationalisme sur une base ethnique et colonialisme ont le vent en poupe. C’est en novembre 1947 que l’ONU adopte le principe du « partage de la Palestine » entre un Etat juif (55% du territoire) et un Etat arabe (45%). Les Juifs représentent alors environ 1/3 de la population. Les armées du nouvel Etat d’Israël vont conquérir militairement nombre de régions théoriquement attribuées à l’Etat arabe : en 1949, Israël contrôle 78% de la Palestine. Afin que soit préservé le caractère juif de l’Etat, les non-Juifs sont systématiquement expulsés : 80% des Palestiniens, soit 800 000 d’entre eux, sont contraints à l’exil. Ils n’ont jamais pu retourner sur leurs terres. La Guerre de 1967 a été une « Guerre de 1948 ratée ». Si la victoire militaire israélienne est incontestable et si Israël contrôle 100% de la Palestine, cette fois-ci les Palestiniens ne sont pas partis. Or Israël prétend être un Etat « juif et démocratique » : attribuer des droits aux Palestiniens, c’est renoncer au caractère juif de l’Etat ; ne pas leur en attribuer, c’est renoncer à ses prétentions démocratiques. Allon propose donc d’abandonner les zones palestiniennes les plus densément peuplées en leur attribuant un semblant d’autonomie tout en conservant le contrôle sur l’essentiel des territoires conquis : quelques îlots palestiniens au milieu d’un océan israélien. De la guerre des pierres à l’Intifada électorale C’est la philosophie du Plan Allon qui guide les gouvernements israéliens dans les années 70 et 80, même s’ils repoussent autant que possible le moment où ils accorderont quelques droits aux Palestiniens. La 1ère Intifada (qui survient fin 1987), soulèvement massif et prolongé de la population de Cisjordanie et de Gaza, change la donne. Au tournant des années 90 la question palestinienne est un facteur d’instabilité au Moyen-Orient, zone stratégique sur laquelle les Etats-Unis veulent assurer leur emprise après la chute de l’URSS. L’administration US contraint Israël à négocier : ce sont les Accords d’Oslo, qui « offrent » aux Palestiniens… un semblant d’autonomie sur les zones les plus densément peuplées. Ytzak Rabin, souvent présenté comme « celui par lequel la paix aurait pu arriver », était très clair : « L’Etat d’Israël intégrera la plus grande partie de la Terre d’Israël à l’époque du mandat britannique, avec à ses côtés une entité palestinienne qui sera un foyer pour la majorité des Palestiniens vivant en Cisjordanie et à Gaza. Nous voulons que cette entité soit moins qu’un Etat et qu’elle administre, de manière indépendante, la vie des Palestiniens qui seront sous son autorité. Les frontières de l’Etat d’Israël (…) seront au-delà des lignes qui existaient avant la Guerre des 6 jours. Nous ne reviendrons pas aux lignes du 4 juin 1967 » [6]. Il ajoutait plus loin qu’Israël annexerait la majorité des colonies et conserverait la souveraineté sur Jérusalem, sa « capitale une et indivisible », et sur la Vallée du Jourdain. La population palestinienne constate rapidement qu’Israël n’a pas l’intention de renoncer à contrôler la quasi-totalité de la Palestine : la colonisation s’accélère, les expulsions se multiplient et les Palestiniens sont de plus en plus cantonnés dans des zones encerclées par l’armée et les colonies. Tandis que la situation de la population se dégrade, une minorité de privilégiés, membres ou proches de la direction de la nouvelle Autorité Palestinienne, s’enrichit considérablement et coopère avec Israël de manière ostensible dans les domaines sécuritaire et économique : en septembre 2000, les Palestiniens se soulèvent de nouveau. La « 2ème Intifada » est écrasée par Israël, qui va en outre marginaliser Yasser Arafat, considéré comme trop réticent à signer un accord de reddition définitive. Israël et les Etats-Unis favorisent l’ascension de Mahmoud Abbas (Abu Mazen) qui participera, par exemple, à un sommet avec Bush et Sharon, en juin 2003, alors qu’Arafat est enfermé à Ramallah. A la mort du vieux leader, Abu Mazen sera mal élu Président de l’Autorité Palestinienne en janvier 2005 (participation relativement faible, pas de candidat du Hamas). Abu Mazen ayant besoin d’une légitimité parlementaire pour faire accepter un accord avec Israël, des élections législatives sont organisées en janvier 2006. La victoire du Hamas est sans appel : par son vote, la population a clairement signifié son refus de toute capitulation et sa volonté de continuer à lutter. La fin de la parenthèse d’Oslo La victoire du Hamas a révélé le caractère totalement irréaliste du « projet Oslo », entendu comme la possibilité de régler la question palestinienne par la constitution de cantons administrés par un gouvernement indigène qui serait à la fois conciliant avec Israël, légitime et stable. Mais la « communauté internationale » n’a rien voulu entendre : boycott du gouvernement Hamas, soutien au blocus israélien sur Gaza, reconnaissance du « gouvernement d’urgence » nommé par Abu Mazen en Cisjordanie… Les Etats-Unis et l’Union Européenne continuent à agir comme si un « retour à Oslo » était possible et souhaitable. Or, comme on l’a vu, c’est précisément le « Processus de paix » qui a débouché sur la « deuxième Intifada » et sur la prise du pouvoir par le Hamas, alors seule organisation capable d’allier à la fois soutien matériel à la population, critique du processus négocié et poursuite de la résistance à Israël. Lorsque certains parlent d’un indispensable « retour à la situation d’avant septembre 2000 », on a envie de leur demander si ce n’est pas précisément « la situation d’avant septembre 2000 » qui a provoqué… le soulèvement de septembre 2000 ! Les tergiversations et gesticulations diplomatiques à l’œuvre traduisent en réalité un constat d’échec. Chacun prend progressivement conscience de la fin de la parenthèse d’Oslo, et tandis que certains s’acharnent aveuglément à vouloir ressusciter un cadavre, d’autres cherchent des solutions alternatives : de la proclamation d’un Etat palestinien sans frontières à une administration jordanienne des cantons palestiniens, en passant par l’envoi de troupes de l’ONU à Gaza, les idées fusent, même les plus fantaisistes. Cet empressement à « trouver une solution » résulte en réalité d’une compréhension, même partielle, des deux logiques réellement à l’œuvre sur le terrain : le renforcement de l’emprise israélienne sur la Cisjordanie et Jérusalem, via notamment l’intégration de plus en plus forte de l’Autorité palestinienne à l’appareil d’oppression coloniale ; la remobilisation de la population palestinienne et le développement du mouvement de solidarité internationale. Le renforcement de l’emprise israélienne Parlons de Jérusalem, tout d’abord. L’attention se focalise depuis quelques jours sur un appel d’offre pour la construction de 238 nouveaux logements. Et alors ? Oubliés, les 200 000 colons qui vivent à Jérusalem et dans sa périphérie ? Oubliées, les dizaines d’expulsions et de démolitions de maisons palestiniennes au cours de ces derniers mois ? Les 238 nouveaux logements ne sont pas un accident, ils s’inscrivent dans une logique assumée depuis 1967 : la judaïsation de Jérusalem et son isolement du reste des territoires palestiniens, pour contrer toute revendication de souveraineté palestinienne sur la ville. Parlons, ensuite, de la Cisjordanie, dont on nous vante le « développement économique ». Si l’afflux des aides internationales a permis à l’Autorité Palestinienne de Ramallah de payer les fonctionnaires, il est très audacieux de parler d’une reprise économique réelle et d’une amélioration substantielle et durable des conditions de vie de la population. Le PIB palestinien a globalement augmenté en 2009 mais demeure inférieur de 35% à celui de 1999. En outre, cette augmentation globale dissimule des disparités flagrantes : le secteur du bâtiment a certes progressé de 24%, mais la production agricole est en chute de 17%... De plus le contrôle israélien sur la Cisjordanie n’a pas été remis en cause : « L’appareil de contrôle est devenu de plus en plus sophistiqué et efficace quant à sa capacité à affecter tous les aspects de la vie des Palestiniens (…). L’appareil de contrôle comprend un système de permis, des obstacles physiques (…), des routes interdites, des interdictions d’entrée dans de vastes parties de la Cisjordanie (…). Il a transformé la Cisjordanie en un ensemble fragmenté d’enclaves économiques et sociales isolées les unes des autres » [7]. C’est la Banque Mondiale qui le dit, dans un rapport de février 2010. En outre, même durant les 10 mois de « gel temporaire » de la colonisation en novembre dernier, Israël a autorisé la mise en chantier de 3600 logements, poursuivant une politique qui a vu, l’an passé, le nombre de colons installés en Cisjordanie augmenter de 4.9% tandis que l’ensemble de la population israélienne ne croissait que de 1.8%. Last but not least, le 3 mars dernier Netanyahu déclarait que même en cas d’accord avec les Palestiniens, il était exclu qu’Israël renonce à son contrôle sur la vallée du Jourdain… Parlons de Gaza, enfin. Sous blocus, les Gazaouis vivent une catastrophe économique et sociale sans précédent. En l’espace de 2 ans, 95% des entreprises ont fermé et 98% des emplois du secteur privé ont été détruits. La liste des produits qui ont été ou sont encore interdits à l’importation est un catalogue à la Prévert : livres, thé, café, allumettes, bougies, semoule, crayons, chaussures, matelas, draps, tasses, instruments de musique… L’interdiction d’importer du ciment et des produits chimiques empêche la reconstruction des infrastructures détruites lors des bombardements de 2008-2009, qu’il s’agisse des maisons ou des stations d’épuration, avec les conséquences sanitaires que l’on imagine. Même si une « économie des tunnels » s'est développée, qui permet aux Gazaouis de survivre et de se procurer un certain nombre de marchandises essentielles, les conséquences du blocus israélien sur la vie quotidienne des habitants de Gaza sont désastreuses, comme l'indiquent les divers rapports des ONG et des Nations Unies. Dans de telles conditions, il n’est pas surprenant que la mobilisation palestinienne reprenne (développement des structures de « résistance populaire » dans de nombreux villages, manifestations contre le mur et la colonisation…) et que la majorité des Palestiniens ne se fassent aucune illusion sur la « reprise des négociations ». II) L’Autorité palestinienne « version Fayyad » Un plan « Silence contre nourriture » Le renforcement de l’emprise israélienne sur les territoires palestiniens ne peut être compris si l’on ne s’arrête pas sur le rôle joué par l’Autorité palestinienne de Ramallah, dirigée par le Président Mahmoud Abbas et le Premier Ministre Salam Fayyad. En juin 2007, suite à l’échec de la tentative de coup d’Etat conduite à Gaza par le député du Fatah Mohammad Dahlan [8], le Président Abu Mazen décrétait l’état d’urgence et nommait, en lieu et place du gouvernement dominé par le Hamas, un nouveau cabinet dirigé par Salam Fayyad. La liste de ce dernier n’avait pourtant obtenu que 2 sièges sur 132 lors des élections législatives de janvier 2006. Mais Fayyad, ancien haut fonctionnaire à la Banque Mondiale et au Fonds Monétaire International, était le Premier Ministre voulu par les Etats-Unis et l’Union Européenne. Le chantage aux aides financières, suspendues depuis l’élection du Hamas, a eu raison des timides réserves d’Abu Mazen quant à ce « choix ». Fayyad est donc entré en fonction à la mi-juin 2007 et a entrepris de conduire une série de réformes dans les territoires palestiniens de Cisjordanie. Trois ans plus tard, il est assez aisé de comprendre quel est le rôle qui a été assigné à Fayyad : désarmer la résistance et déplacer le centre de gravité de la question palestinienne du politique vers l’économique, en normalisant les relations avec Israël. Il s’est agi d’imposer ce que j’appelle un plan « silence contre nourriture » [9], dont l’objectif est de stabiliser les territoires de Cisjordanie en tentant d'améliorer sensiblement les conditions de vie d'une partie de la population et en réprimant les opposants sans pour autant satisfaire les revendications nationales des Palestiniens. La « paix économique » ? [10] L’année 2007 semble avoir marqué un changement dans la gestion de la question palestinienne. La rhétorique de la « paix économique » entre Israël et les Palestiniens domine, tant chez Tony Blair (envoyé spécial du « Quartet pour le Proche-Orient ») que chez Salam Fayyad (Premier Ministre palestinien) et ses homologues israéliens (Ehud Olmert puis Benyamin Netanyahu). La philosophie générale de la doctrine de la « paix économique » est la suivante : le préalable à tout règlement négocié du conflit entre Israël et les Palestiniens est une amélioration significative des conditions économiques dans lesquelles évoluent ces derniers ; la priorité doit donc être mise sur des mesures israéliennes permettant un meilleur développement économique dans les territoires palestiniens et sur un renforcement du soutien des pays donateurs à l’économie palestinienne. La doctrine de la « paix économique » participe d’un changement de paradigme dans la gestion de la question palestinienne : il s’agit de considérer les Palestiniens comme des individus cherchant à satisfaire des besoins et non comme un peuple revendiquant des droits nationaux collectifs. Pour Fayyad et ses soutiens étrangers, il s’est agi non pas tant de rompre avec la « politique économique » de l’AP durant les années Oslo que de la mettre en avant, de la promouvoir et même de la survaloriser, en la présentant comme étant la clé de tout règlement postérieur du conflit opposant Israël aux Palestiniens. Rompant avec certaines pratiques antérieures, le Gouvernement Fayyad a de toute évidence « clarifié » les comptes de l’AP et mis un coup d’arrêt à certaines pratiques clientélistes. Mais les logiques à l’œuvre depuis Oslo se sont néanmoins poursuivies. La « nouvelle politique économique » de Fayyad ressemble beaucoup à celle de l’AP des années 90-2000 : faveurs accordées aux investissements étrangers au détriment des entrepreneurs locaux (avec notamment des exonérations d’impôts), développement des secteurs les plus rentables (commerces, appartements et hôtels de luxe à Ramallah, nouvelles lignes de téléphonie mobile…) et priorité renforcée, dans le budget de l’AP, au secteur de la Sécurité : pour l’exercice 2008-2009, le programme « Transformation et Réforme du Secteur de la Sécurité » possédait un budget équivalent aux budgets cumulés des Programmes « Accès à l’Education » et « Amélioration de la Qualité des Services de Santé » (en chiffre bruts, de décembre 2008 à juin 2009, 1325 postes ont été créés dans la Sécurité et 94 postes supprimés dans la Santé) [11]. La croissance économique palestinienne annoncée en 2009 est, si l’on analyse de près les données disponibles, un trompe-l’œil. Derrière les chiffres apparemment flatteurs (+6.8%) se dissimulent de nombreuses disparités qui s’inscrivent dans les logiques énoncées plus haut : les secteurs qui tirent la croissance à la hausse sont la construction (+22%) et les emplois de services (+11%), alors que la production industrielle augmente faiblement et que la production agricole est en baisse ; les montants investis dans les projets de développement économique (400 millions de dollars) sont très inférieurs à ce qui avait été prévu par le gouvernement Fayyad (1.2 milliards de dollars) ; les disparités entre enclaves économiques sont importantes, notamment entre la Cisjordanie et Gaza, mais aussi entre quelques villes dynamiques (Ramallah, Béthléem) et le reste de la Cisjordanie ; Israël contrôle toujours sévèrement les importations et les exportations palestiniennes ; qui plus est, le déficit budgétaire est considérable (1.59 milliards de dollars, soit 26% du PNB) et maintient l’AP dans une dépendance économique totale vis-à-vis des pays donateurs ; enfin, même si le chômage est en baisse en Cisjordanie, entre la moitié et les 2/3 des foyers palestiniens vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté [12]. L’apparente prospérité actuelle ne correspond pas à une émancipation économique réelle vis-à-vis d’Israël ou des pays donateurs. L’économie palestinienne demeure une économie subordonnée et dépendante des décisions israéliennes, des exigences des bailleurs de fonds et des projets d’investisseurs qui, prenant au mot le slogan de la Palestine Investment Conference organisée en 2008 avec le soutien du gouvernement Fayyad (« You can do business in Palestine » [13]) développent une forme d’ « économie-casino » : peu préoccupés par un développement réel, local et à long terme, ils espèrent remporter rapidement beaucoup plus que leur mise tout en sachant que les risques de tout perdre sont très élevés. Tout indique en réalité que les thuriféraires de la « paix économique » apprendront tôt ou tard, à leurs dépends, que la population des territoires occupés n’est pas prête à monnayer ses droits contre une « embellie économique » relative, temporaire et structurellement artificielle, et qui ne bénéficie, en réalité, qu’à une minorité de la population. D’où le second volet de la politique de Fayyad : la répression. La reconstruction de l’appareil sécuritaire [14] Durant l’ère Arafat, le rôle ambigu des forces de sécurité (maintien de l’ordre et coopération avec Israël d’un côté, participation, à partir de septembre 2000, à des opérations armées contre Israël de l’autre), exprimait l’une des contradictions fondamentales du processus d’Oslo : « Depuis les Accords d’Oslo et l’émergence de l’Autorité palestinienne (…), le dilemme stratégique palestinien fondamental a été celui de la réconciliation entre les revendications de libération nationale, de résistance à l’occupation et les pré-requis du state-building (…). L’Autorité palestinienne fait face à deux exigences contradictoires. On attend d’elle qu’elle impose la force de la loi, qu’elle empêche toute manifestation armée non-officielle. [Mais] dans le même temps (…) elle est sensée soutenir la cause nationale palestinienne, y compris le droit à la résistance » [15]. Avec le tandem Abbas-Fayyad, les ambigüités sont levées. Les deux documents programmatiques élaborés par l’Autorité palestinienne à partir de juin 2007 sont à cet égard très éloquents. Le 1er d’entre eux, le Palestinian Reform and Development Plan (PRDP) [16], a été présenté à Paris lors de la Conférence des pays donateurs en décembre 2007. Il a de toute évidence satisfait les pays occidentaux qui ont promis à Salam Fayyad une enveloppe de 7.7 milliards de dollars, alors que l’AP n’en réclamait « que » 5.6. Soit une rallonge de… 37.5%. Plutôt rare. Dans sa version finale, le PRDP comporte 148 pages. Le mot « résistance » n’y apparaît pas une seule fois. Le mot « sécurité » revient à… 155 reprises. Le second document programmatique date d’août 2009 et est intitulé « Palestine : en finir avec l’occupation, établir l’Etat » [17]. Il est plus connu sous le nom de « Plan Fayyad ». Le Premier Ministre y expose sa vision de la construction de l’Etat palestinien par une politique de « Facts on the ground » : il s’agit de construire les infrastructures du futur Etat malgré l’occupation, dans la perspective d’une déclaration d’indépendance en 2011. Fayyad opère donc un renversement majeur : c’est le processus de stade-building qui permettra de mettre un terme à l’occupation, et non la fin de l’occupation qui permettra de construire un Etat. Si l’on réalise, dans ce document, le même décompte que dans le PRDP, le résultat est quasiment le même : en 37 pages, il y a 38 occurrences du terme « sécurité » ; le mot « résistance » apparaît une fois, dans une phrase qui indique que le gouvernement apportera son soutien aux initiatives non-violentes contre la construction du mur. L’équilibre général des deux documents est à l’image de ces éléments quantitatifs : Fayyad assume et revendique son statut de « technocrate », lui qui n’est pas issu du sérail de l’OLP ; aux côtés du « développement économique », la refonte des services de sécurité est l’une de ses deux priorités. « Le gouvernement mènera à son terme la restructuration des agences de sécurité (…). Il fournira un entrainement durable, des équipements et des infrastructures pour permettre au secteur de la sécurité d’améliorer ses performances. Afin d’atteindre les plus hauts standards professionnels, le Gouvernement rendra responsables les agences de sécurité en promouvant la séparation des pouvoirs et en développement des mécanismes et des organes de supervision » [18]. La reconstruction de l’appareil de sécurité s’est faite selon 4 lignes directrices : - Une réforme des services de sécurité, avec notamment le départ en retraite et le remplacement de plusieurs de leurs responsables par des individus réputés proches des Etats-Unis (ainsi, en 2008, Hazem Atallah est nommé responsable des forces de Police en Cisjordanie, à la place de Kamal Sheikh, membre du Fatah mais jugé trop conciliant à l’égard du Hamas). - Un renforcement de ces services, qui passe par la formation, dans des camps d’entraînement en Jordanie, de milliers de nouvelles recrues, sous supervision états-unienne. - De spectaculaires opérations de « rétablissement de l’ordre » au cours de l’année 2008, impliquant un nombre élevé de policiers et militaires, notamment à Naplouse, Jénine et Hébron. - La multiplication des arrestations de membres ou de sympathisants du Hamas et, dans une moindre mesure, des organisations de gauche et des comités populaires. C’est l’articulation de ces quatre points qui donne toute sa cohérence à la politique sécuritaire d’Abu Mazen et Salam Fayyad. La plupart des nouveaux responsables (nationaux et locaux) des services de sécurité n’ont pas de passé de dirigeants de l'Intifada ou dans les groupes armés du Fatah. Ce sont des « professionnels de la sécurité », particulièrement zélés, qui ne s’encombrent guère de considérations politiques. De même, les nouvelles recrues entraînées en Jordanie ont été choisies prioritairement parmi les couches les plus pauvres, les moins éduquées et les moins politisées de la population palestinienne, pas parmi les militants du Fatah. Ils sont plus enclins à obéir aux ordres, y compris lorsqu’il s’est agi de désarmer les membres du Hamas, du Jihad ou des Brigades al-Aqsa, issues du Fatah, avec qui ils n’ont pas de passé militant commun. L’Autorité palestinienne a su exploiter la situation de chaos sécuritaire qui régnait dans certaines villes de Cisjordanie depuis le démantèlement par Israël des forces de sécurité palestiniennes au cours des années 2002-2003. A Naplouse et Jénine, les bandes armées s’étaient multipliées, qui rançonnaient les commerçants, volaient des voitures ou offraient leurs services à qui avait besoin de mercenaires pour effectuer telle ou telle basse besogne. L’AP a affirmé que c’était uniquement pour mettre fin à cette situation chaotique que les opérations de « rétablissement de l’ordre » étaient menées. Le déploiement massif de centaines d’hommes armés a effectivement mis un terme aux activités des gangs. Mais le désarmement des derniers groupes de résistants, second objectif de ces opérations coordonnées avec Israël et des conseillers états-uniens, n’est pas allé sans entraîner une série d’incidents : à Naplouse comme à Jénine, de violents affrontements ont opposé forces de sécurité et militants de Brigades al-Aqsa ou du Jihad. Il y a eu des blessés, des morts, y compris parmi les passants qui ont essuyé les tirs de jeunes recrues visiblement mal entraînées par les Jordaniens. Ces incidents ont marqué la fin de la période, ouverte en octobre 2000, de résistance armée en Cisjordanie. Ils ont en effet été le dernier signe de refus, par les combattants eux-mêmes, de la politique de désarmement initiée par l’AP, qui a conduit plusieurs centaines de membres des Brigades al-Aqsa (dont, en 2008, 250 pour le seul district de Naplouse) à publiquement renoncer à la lutte armée en échange d’une amnistie de la part d’Israël, et des centaines de membres du Hamas à déposer les armes sous la pression des forces de sécurité. Il est difficile d’obtenir des estimations fiables tant les chiffres varient selon les sources, mais on peut cependant établir que ce sont près de 2000 membres ou sympathisants du Hamas qui sont passés par les prisons de l’AP au cours des deux dernières années. Il est en outre important de signaler ici qu’il y a eu relativement peu d’incidents armés au cours des interpellations des militants du Hamas, contrairement à ce qui s’est passé avec le Jihad et parfois même les Brigades, ce qui semble confirmer que le Hamas a décidé d’éviter un affrontement avec l’AP en Cisjordanie et une inutile bataille pour des « zones autonomes » en réalité contrôlées par Israël. Le Hamas semble se contenter en réalité de « gérer » la Bande de Gaza [19]. En résumé, la reconstruction de l’appareil sécuritaire sous le gouvernement Fayyad est l’expression d’une nouvelle « phase » de l’Autorité palestinienne : les ambiguïtés qui existaient sous Arafat ont été définitivement levées : véritables supplétifs des forces d’occupation israéliennes, les services de sécurité palestiniens obtiennent même la reconnaissance des autorités coloniales. C’est le Général états-unien Keith Dayton, grand architecte de la refonte des services de sécurité palestiniens, qui le dit : « Je ne sais pas combien d’entre vous le savent, mais au cours de l’année et demie qui vient de s’écouler, les Palestiniens se sont engagés dans (…) ce qu’ils appellent des offensives de sécurité dans toute la Cisjordanie, étonnamment bien coordonnées avec l’armée israélienne, dans un effort sérieux et soutenu visant au retour de la loi et de l’ordre (…) et au rétablissement de l’autorité de l’Autorité palestinienne. Tout d’abord à Naplouse, puis à Jénine, Hébron et Béthléem, ils ont attiré l’attention de l’establishment militaire israélien grâce à leur dévouement, leur discipline, leur motivation et leurs résultats » [20]. C’est en tenant compte de l’ensemble de ces éléments qu’il est possible de s’interroger sur l’avenir du mouvement national. Dans la partie qui suit, il s’agira davantage d’avancer des hypothèses que d’apporter des réponses qui se voudraient prophétiques alors que c’est l’instabilité et l’incertitude qui caractérisent la période actuelle.. III) Quel avenir pour le mouvement national ? [21] Le Fatah [22] Les Accords d’Oslo et la constitution de l’AP ont été une rupture majeure pour le mouvement national palestinien, réduisant la question palestinienne à celle des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza et fixant comme principales tâches au Fatah la construction d’un appareil d’Etat sans Etat et la coopération, parfois à marche forcée, avec Israël, afin d’obtenir davantage dans le cadre du processus négocié, au détriment de la lutte quotidienne contre l’occupation et pour le retour des réfugiés. Ce sont ces dynamiques qui ont été enregistrées lors du dernier Congrès du Fatah (août 2009), qui a davantage joué un rôle de révélateur que donné le signal d’un nouveau départ. Les militants du Fatah, acteurs de la lutte de libération, sont très minoritaires au sein de la nouvelle direction. La majorité du Comité Central du mouvement, élu en 2009, se compose en réalité de purs produits des « années Oslo » et de l’appareil de l’AP, quand bien même ils auraient un passé militant : Ministres, anciens Ministres, anciens Conseillers d’Arafat, Conseillers d’Abu Mazen, ex-responsables des forces de sécurité, « négociateurs », hauts fonctionnaires… Tout le panel du « personnel politique d’Oslo » est là. Qui plus est, la forte présence de représentants du secteur économique et du secteur sécuritaire est à l’image de la politique de l’AP depuis sa prise en main par le duo Abbas-Fayyad. D’autres éléments confirment cette tendance : quasi-disparition, au CC, des représentants des Palestiniens de l’extérieur, sur lesquels l’AP n’exerce aucune juridiction (un seul élu, Sultan Abu al-Aynayn, dirigeant du Fatah au Liban) et des Palestiniens de la Bande de Gaza, que l’AP a « perdue » en juin 2007 ; non-élection (remarquée) d’Hussam Khadr, figure respectée du Fatah, connu pour ses activités militantes et ses critiques de la politique de l’AP ; « recomptage » de dernière minute qui a permis à at-Tayyib Abdul Rahim, adjoint du Président Abbas, de « gagner » 26 voix et d’être finalement élu au CC alors qu’il était au départ donné battu… Passé de mouvement de libération nationale à principal acteur de la construction d’un appareil d’Etat sous occupation, le Fatah n’est désormais même plus une organisation politique pouvant prétendre représenter de manière cohérente le peuple palestinien. Le Congrès de Béthléem, en août 2009, a sanctionné cet état de fait, même si l’organisation compte encore en son sein nombre de militants et de cadres honnêtes et sincères : le Fatah est un conglomérat de baronnies locales et de réseaux clientélistes, quasi-mafieux, sous la coupe d’un pouvoir non-élu qui n’hésite pas à censurer l’information, à traquer, enfermer, voire assassiner ses opposants, quand il ne les livre pas à Israël au cours d’opérations conjointes. La gauche dans les années Oslo Avec les accords d’Oslo, les Israéliens et les Américains ont réussi à marginaliser l’OLP au profit de l’AP. Ainsi l’OLP, qui représentait les Palestiniens vivant dans les territoires occupés et les Palestiniens de la Diaspora, est devenue une référence sans rôle politique et sans rôle décisionnel, lesquels ont été confisqués par Arafat et le petit groupe de fidèles issus ou non de l’OLP qui ont constitué l’Autorité palestinienne. Le programme politique de l’AP a été fixé par les accords d’Oslo : négocier avec Israël (et on promettait au peuple palestinien que ceci mènerait à un État indépendant dont Jérusalem serait la capitale), assurer la sécurité de l’État d’Israël contre toute attaque d’origine palestinienne et assumer les responsabilités de la gestion de la vie quotidienne des Palestiniens des zones autonomes. Les groupes politiques de la gauche palestinienne, opposés au processus d’Oslo, ont rapidement considéré qu’Oslo « était un fait et qu’il fallait faire avec ». Ils appartenaient à l’OLP et ont justifié leur attitude par leur volonté de ne pas se couper du processus dirigé par l’AP. Le FPLP, le FDLP et le PPP n’ont pas tardé à réintégrer le jeu politique structuré par l’AP. Aujourd’hui encore, des membres du FDLP et du PPP sont membres du Gouvernement Fayyad, que le FPLP a pour sa part refusé de rejoindre… La faiblesse des organisations de la gauche palestinienne est constatée dans tous les sondages et lors des scrutins et ceci recoupe les observations que l’on peut faire sur le terrain : faiblesse des cortèges organisés, absence d’apparition publique [23], absence de diffusion d’une presse militante. Difficile à croire, lorsque l'on connaît l'histoire de ces mouvements : ces partis existent désormais principalement, notamment en Cisjordanie, par la diffusion de communiqués et par leurs sites Web. Comment expliquer cette dégradation de la situation pour des organisations qui avaient connu un essor réel au cours de la première Intifada ? Les attentes du peuple palestinien n’ont pas été modifiées par Oslo. A leurs demandes antérieures s’est ajoutée celle d’améliorer les performances de l’AP dans les zones autonomes, marquées par la corruption et l’incompétence. Mettre un terme à cette situation est devenu essentiel. Mais ces problèmes n’ont guère préoccupé les courants politiques de gauche. Seules quelques personnalités ont tenté de le dire, mais elles étaient coupées de toute organisation collective et ont été facilement contrées par l’AP, telles celles qui ont signé l’appel des 20 (contre la corruption et les capitulations de l’AP), fin 1999, parmi lesquelles plusieurs ont alors été arrêtées sur ordre d’Arafat. De l’aveu même de leurs dirigeants, il s’est donc creusé un fossé considérable entre le Peuple palestinien et les organisations politiques de la gauche palestinienne. Les directions des partis politiques n’ont agi en fait qu’en réaction aux initiatives de l’AP et d’Arafat. On peut mesurer cette distanciation des liens avec les préoccupations populaires au travers de la pratique que ces organisations ont partagée avec l’AP dans la construction et l’administration bureaucratiques des mouvements de masse. Les mouvements « de masse » Prenons le cas des syndicats dont le plus important est la Fédération Générale Palestinienne des syndicats (PGFTU). C’est un syndicat unifié. Après Oslo l’unification s’est faite en imposant des quotas de représentation des quatre principaux courants politiques nationaux : le Fatah, le FPLP, le FDLP et le PPP. Du niveau national à celui des branches professionnelles et des districts territoriaux la répartition des rôles a respecté ces quotas. A tous les niveaux les secrétaires généraux appartiennent au Fatah, les autres devant se contenter de participer aux instances de direction désignées. Le Fatah est en situation dominante pendant que les autres courants, et notamment le PPP qui avait une tradition de syndicalisme, ont vu leur influence considérablement décroître depuis cette « unification » au sommet. La PGFTU est donc entièrement sous l'autorité du Fatah. Par leur présence issue d’un compromis bureaucratique, les autres organisations de l'OLP légitiment ce dispositif. Le processus démocratique au sein du syndicat est inexistant, ni élections ni programmes susceptibles d’augmenter la participation des travailleurs. Au demeurant l’activité du syndicat se limite en général à régler des situations individuelles de conflit entre patrons et salariés. La situation du mouvement de défense des droits des femmes est tout aussi instructive. La Palestinian Women General Federation a été formée après Oslo. Elle est le résultat de la cooptation de tous les comités de femmes appartenant aux différentes organisations politiques, avec bien peu de liens avec les femmes palestiniennes confrontées aux inégalités dans tous les domaines de la société. D’autres organisations de femmes se sont reconverties en ONG, acceptant ainsi de devenir des organisations rendant des services aux femmes de la communauté palestinienne. Ceci s’est fait en conformité avec des programmes décidés par les financeurs étrangers qui ont transformé les organisations en prestataires de services et les femmes en bénéficiaires passives, creusant l’écart entre la masse des femmes et la direction cooptée du mouvement. De même le rôle du mouvement étudiant s’est-il considérablement affaibli. Alors qu’il fut une véritable pépinière de cadres politiques notamment dans les années 1980, qu’il pesait dans les orientations politiques des différents partis parce qu’il jouait un rôle important dans la lutte contre l’occupation, il n’est plus désormais que le reflet des rapports de forces entre les différentes fractions politiques. Telle est la réalité des « organisations de masse » en Palestine, une faiblesse due d’une part à leur dépendance à l’égard des partis politiques en tant que structures cooptées et d’autre part leur dépendance à l’égard de l’AP et des donateurs étrangers qui ont versé des millions de dollars de subventions pour créer un ensemble passif de bénéficiaires dépendant d’avantages consentis et non un mouvement d’acteurs de leur lutte pour leurs droits. Du fait de l’absence de développement d’organisations de masse véritables les forces politiques ont réduit leur action à un activisme social s’efforçant de répondre à des demandes d’aide face aux problèmes du quotidien, désertant le terrain de la lutte politique et laissant à une Autorité corrompue le soin d’enfermer le combat national dans l’impasse des négociations sans fin avec Israël. Il ne s’agit évidemment pas ici de porter des jugements de valeur sur la politique conduite par les organisations de gauche. La plupart des réflexions qui précèdent sont issues de discussions avec des militants et des dirigeants de ces organisations, qui sont de plus en plus nombreux à opérer un retour critique sur les années Oslo, même si ces critiques n’ont pas encore eu de traduction organisationnelle. Une reconstruction en cours ? L’isolement de la Bande de Gaza et la fragmentation de la Cisjordanie en plusieurs dizaines d’entités territoriales séparées les unes des autres par des points de contrôle israéliens réduisent considérablement toute activité économique, sociale et politique. Cela confronte tous ceux et toutes celles qui souhaitent, d’une façon ou d’une autre, poursuivre la résistance, à une difficulté majeure : non seulement les situations varient selon les zones autonomes, mais surtout il est de plus en plus difficile, dans ces conditions, de développer un projet politique « national ». Difficulté pour se déplacer, pour se réunir, pour mener des actions en commun sur l’ensemble du territoire… Autant de facteurs qui handicapent considérablement quiconque tente d’organiser une résistance unifiée sur l’ensemble des territoires palestiniens. La répression israélienne se poursuit : les incursions, bombardements, assassinats extra-judiciaires… sont légion. Il y a aujourd’hui en outre près de 12 000 détenus palestiniens dans les prisons israéliennes, et malgré quelques médiatiques libérations ce nombre ne cesse de s’accroître. A titre de comparaison, rapporté au nombre d’habitants, c’est comme s’il y avait en France 200 000 prisonniers politiques… L’asphyxie économique conduit la quasi-totalité des habitants des territoires palestiniens à se préoccuper davantage de leur survie que de la lutte d’émancipation : le chômage endémique et la hausse des prix (nombre de produits de première nécessité ont vu leurs prix doubler en l’espace d’un an…) affectent l’ensemble de la société palestinienne et ont pour une conséquence une dichotomie de plus en plus importante entre problématiques du quotidien et lutte de libération nationale, ainsi qu’une montée des idéologies et des comportements individualistes. Cette situation entraîne des dégâts psychologiques majeurs. Prisonniers du quotidien, prisonniers dans leur « Zone autonome », les Palestiniens ont de plus en plus de difficultés à se projeter dans le temps et dans l’espace, ce qui a deux conséquences majeures : un repli sur la ville, le village, le camp, la famille… et l’impossibilité de penser des projets sur le moyen ou le long terme. Des conditions qui pénalisent grandement celles et ceux qui tentent de repenser un projet de libération collectif qui implique nécessairement une vision débarrassée des contingences du quotidien et de toute forme de repli local et/ou familial. La « Deuxième Intifada » est bien finie. Elle se solde par une défaite majeure, sur le plan militaire, politique et idéologique. Nombre de questions se posent de manière ouverte, qui reposent, de fait, la question nationale palestinienne à la lumière des événements de 1948 et de tout ce qui s'est passé depuis, dans la société et chez nombre de militants et de forces politiques. On pourrait résumer ces interrogations en 5 questions génériques même si le débat n’est pas organisé et clairement formulé, mais plutôt diffus dans l’ensemble des territoires palestiniens : - Que signifie aujourd’hui la revendication de l’Etat palestinien indépendant aux côtés d’Israël, même à titre transitoire ? La Cisjordanie a été intégrée à Israël, économiquement, politiquement, démographiquement. Dans ces conditions quelle pertinence a la revendication de l’Etat indépendant qui, pour Israël, n’a jamais signifié autre chose que quelques cantons isolés, encerclés par des Murs, sans aucune viabilité ? - Quelle articulation entre résistance populaire, impliquant l’ensemble de la société palestinienne, le mouvement syndical et associatif, les forces politiques… et résistance armée ? - Comment réunifier l’ensemble du peuple palestinien ? Le peuple palestinien est en effet fortement divisé : Palestiniens d’Israël (aujourd’hui 1.1 million), Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza (près de 4 millions), Palestiniens de Jérusalem (250 000) et Palestiniens exilés (plus de 6 millions). - Quel cadre politique pour le Mouvement de libération nationale ? La division du mouvement affaiblit considérablement la lutte et la constitution d’un cadre commun, au-delà de la vieille OLP, posant la question de la résistance et du combat pour l’émancipation, et pas celui de la gestion des Zones autonomes allouées par Israël est, même si ce n’est qu’à un stade relativement peu avancé, ouvertement posée. - Quels liens développer avec le mouvement de solidarité internationale, afin que cette solidarité soit politique et non caritative, efficace et pas seulement symbolique ? Et comment, notamment, faire reprendre à l’ensemble du mouvement de solidarité le mot d’ordre le plus consensuel dans le mouvement associatif, syndical et politique palestinien, celui du boycott total (économique, politique, diplomatique, académique, culturel…) d’Israël ? En juin 2009, plusieurs militants et cadres de gauche ont organisé une conférence internationale à Ramallah, affirmant vouloir, au-delà des clivages traditionnels entre les organisations de gauche, poser les bases d’une nouvelle gauche palestinienne, nationaliste, démocratique et progressiste. L’initiative a reçu un écho significatif, et plusieurs centaines de personnes, issues des divers courant de la gauche et d’ONG « non-corrompues » ont participé aux débats, lesquels étaient traversés par les questions que je viens d’énoncer. Le front qui devait se constituer, Tayyar, n’a pas encore vu le jour, faute de moyens financiers, d’implantation locale et d’un certain nombre de clarifications idéologiques. Mais cette initiative indique les potentialités de la situation et la disponibilité de nombreux militants palestiniens sincères à refonder une gauche, tirant les bilans des échecs passés. Le projet sioniste porte en lui la négation et donc la destruction de la société et de l’identité palestiniennes. La défaite de la « Deuxième Intifada », la faillite de l’AP, le cours suivi par le Hamas… réduisent considérablement les marges de manœuvre de ceux qui veulent encore résister, envers et contre tout et tous. Autour, notamment, de militants ou d’anciens militants du FPLP ou du Fatah, nombre d’initiatives sont néanmoins prises, surtout dans les camps de réfugiés, dans lesquels se trouvent ceux qui n’ont rien à gagner à une « trêve » débouchant sur un accord partiel. Leur objectif est double : - Maintenir, coûte que coûte, les revendications essentielles du peuple palestinien, et notamment celles du droit au retour des réfugiés. Cela passe par l’organisation d’expositions, de rencontres entre les plus jeunes et les anciens, autrefois chassés par les milices sionistes, de manifestations de rue… qui visent à transmettre l’héritage et à continuer de rendre visible cette revendication. - Au-delà, il s’agit tout simplement de résister à l’entreprise sioniste de sociocide [24], en redonnant son sens à l’action collective, en luttant contre les replis individualistes, en maintenant et en reconstruisant l’esprit de résistance dans une période de reflux : associations de femmes, coopératives agricoles, syndicats indépendants de l’AP, comités de familles de prisonniers, comités de village, centres culturels dans les camps de réfugiés… Il s’agit, souvent au-delà des clivages politiques, de pallier la déroute de l’AP et des partis politiques, de sauver ce qui reste à sauver de la société palestinienne et de reconstruire ainsi, progressivement, l’esprit de résistance, mais aussi de préparer les générations futures à la lutte. Chacun sait en effet que, dans une société où plus de 50% de la population a moins de 15 ans, la réalité aura rapidement raison des promesses de lendemains qui chantent et que ce ne sont pas les services de l’AP ou les forces de sécurité du Hamas qui empêcheront une nouvelle génération de se soulever contre ses oppresseurs, israéliens mais aussi, le cas échéant, palestiniens. Quand cela se produira-t-il ? Nul ne peut le dire précisément. Mais il est certain que la population n’attendra pas la refonte du mouvement national, de son programme et de sa stratégie ou un accord entre les forces palestiniennes pour se révolter à nouveau. C’est en revanche de ces derniers facteurs, ainsi que du succès des initiatives décrites plus haut, que dépendront, en grande partie, le visage et l’issue de ce soulèvement. Notes [1] Le mandat présidentiel de Mahmoud Abbas s’est officiellement achevé en janvier 2009. [2] La liste conduite par Fayyad n’avait obtenu que 2.4% des voix lors des législatives de 2006. Les gouvernements qu’il dirige depuis juin 2007 n’ont jamais obtenu le nécessaire vote de confiance du Conseil Législatif Palestinien. [3] Il ne s’agit pas de minimiser, bien au contraire, la place du Hamas. Cette organisation reviendra régulièrement dans l’article. Néanmoins, une étude des dynamiques internes au mouvement islamique mériterait un article à part entière. [4] Article de février 1994, cité dans T. Reinhart, Détruire la Palestine, éditions La Fabrique, 2002, p. 42. [5] Voir Gilbert Achcar, « Le sionisme et la paix, du Plan Allon aux Accords de Washington », dans Achcar, L'Orient incandescent, le Moyen-Orient au miroir marxiste, Lausanne, Editions Page deux, 2003. [6] Address to the Knesset by Prime Minister Rabin on the Israel-Palestinian Interim Agreement, 5 oct 1995, disponible (en anglais) sur le site du Ministère des Affaires Etrangères israélien. [7] Checkpoints and Barriers : Searching for Livelihoods in the West Bank and Gaza, disponible (en anglais) sur le site de la Banque Mondiale. [8] Voir à ce sujet mon article Comment les Etats-Unis ont organisé une tentative de putsch contre le Hamas ici. [9] Voir à ce sujet mon article L’échec programmé du plan silence contre nourriture ici. [10] Voir à ce sujet mon article Les dynamiques économiques palestiniennes ici [11] Palestinian Reform and Devlopement Plan, disponible ici et Palestinian Central Bureau of Statistics, (PCBS). [12] D’après les chiffres du Palestinian Central Bureau of Statistics (PCBS) et du FMI. [14]Voir à ce sujet le long rapport de l’International Crisis Group, Squaring the Circle : Palestinian Security Reform under Occupation, (septembre 2010), disponible ici. [15]Hussein Agha and Ahmad S. Khalidi, A Framework for A Palestinian National Security Doctrine, Chatham House, Londres, 2006, pp. 84-86. [16] Voir note 11. [17] Ending the occupation, Establishing the State, disponible ici. [18] Ibid, p.16. [19]La situation de Gaza et du Hamas mériterait, comme je l’ai indiqué plus haut, un article à part entière. On peut cependant noter ici que le Hamas est dans une position relativement contradictoire : courant politique qui s’est construit et développé dans les années 90 et 2000 en rejet de l’AP et d’Oslo, il est aujourd’hui dans une position de gestion de l’appareil de l’AP à Gaza qui ressemble à s’y méprendre à la gestion antérieure de ce même appareil par le Fatah (monopole sur les services de sécurité, répression contre les oppositions, développement du clientélisme…). On pourra ici se référer utilement à Yezid Sayigh, Hamas Rule in Gaza : 3 Years On, disponible ici. [20]Discours du Général Dayton au Washington Institute for Near East Policy, 7 mai 2009, disponible ici. [21] Je reprends ici une partie des réflexions entamées, avec Pierre-Yves Salingue et Ayshah Handal en septembre 2002 sous le titre Palestine : Quel avenir pour le mouvement national de libération ? Disponible ici [22] Voir mon article Congrès de Béthléem : la seconde mort du Fatah, ici. [23] A l’exception notable de la fête annuelle du FPLP à Gaza. [24] Voir Saleh Abdel Jawad, La politique israélienne envers le peuple palestinien : Un sociocide, publié dans Inprecor numéro 517, disponible ici. | |
29 octobre 2010
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