Rony Brauman : « De quel droit demander à Kadhafi de partir ? »
L'ex-président de Médecins sans frontières s'insurge contre le « coup d'Etat humanitaire » d'une guerre légale mais illégitime.
Dans un appel commun vendredi, Barack Obama, David Cameron et Nicolas Sarkozy affirment que l'avenir de la Libye ne peut être envisagé avec Kadhafi. Cette prise de position révolte Rony Brauman, l'ancien président de Médecins sans frontières, pourfendeur de l'ingérence dite humanitaire, qui se demande « de quel droit » les dirigeants des trois puissances occidentales peuvent appeler au renversement d'un régime.Un mois après le début des frappes aériennes contre l'armée de Kadhafi, Rony Brauman était vendredi l'invité de L'Info.com, une émission commune de France Info et de Rue89, animée par Mireille Lemaresquier.
Professeur à Sciences-Po Paris et à l'université de Manchester, Rony Brauman critique vertement l'action de l'Otan pourtant autorisée par le conseil de sécurité de l'ONU :
« Le conseil de sécurité étant la source de la loi internationale, cette guerre est légale. Je ne la trouve pas légitime pour autant, je ne la trouve pas utile pour autant et je ne la trouve pas gagnable pour autant. » (Voir la vidéo intégrale de l'entretien)
Bernard Kouchner, et qui a trouvé une traduction onusienne avec la « responsabilité de protéger » adoptée en 2005.
Pour cet ancien dirigeant de MSF, la matrice commune des humanitaires français, ensuite éparpillés et divisés, on n'a pas retenu les leçons de l'enlisement en Afghanistan, ou celles du coûteux fiasco irakien.
« Je ne suis d'accord ni sur la méthode, ni sur les objectifs »
Mais fallait-il pour autant laisser massacrer la population de Benghazi comme le lui promettaient Mouammar Kadhafi et son fils Saïf al-Islam en cas de reprise de la capitale insurgée ? Rony Brauman s'explique :
« J'aurais très bien compris que l'on exerce une pression autour de Benghazi par une pression militaire, par des survols, par une attitude extrêmement active et déterminée dès lors qu'il s'agissait de prévenir un massacre à Benghazi. L'argument selon lequel cette tuerie était imminent est recevable.
On parle aujourd'hui de “dizaines de milliers de morts évités”, ce qui me semble relever du registre de la propagande, mais la menace du massacres proférés par Kadhafi était à prendre au sérieux, et je comprends très bien que dans le contexte des révoltes arabes, dans le périmètre géographique où cela se situait, il y avait quelque chose à faire.
Mon opposition n'était donc pas à “faire quelque chose”, mais au “quelque chose” qui a été décidé. Et cette décision a été de protéger la population libyenne dans son ensemble. Ça n'était plus briser le siège de Benghazi, mais étendre son autorité sur l'ensemble du pays.
Pour moi, cela signifiait le renversement du régime – et je n'ai aucun attachement au régime de Kadhafi –, ce qui signifiait déclencher une situation politique, une réaction en chaîne sur laquelle on n'avait plus aucun contrôle. D'autant plus que c'était fait à partir des airs.
On entrait dans une guerre – car renverser un régime par la force, c'est un acte de guerre – avec les mains liées dans le dos mais en donnant des coups de pieds partout. C'est-à-dire, en étant sûrs de provoquer un chaos partout, sans pour autant se donner les moyens d'atteindre l'objectif.
Je ne suis d'accord ni sur la méthode, ni sur les objectifs. Je pense que l'époque où il était envisageable d'aller révoquer des dirigeants pour les remplacer par d'autres, de choisir les régimes qui convenaient aux puissants est révolue.
Elle n'est pas seulement révolue sur le plan moral, sur le plan politique, elle est aussi révolue sur le plan pratique. Car le niveau de violence qu'il faut utiliser pour imposer sa volonté est désormais interdit. »
« La position que je défends est difficile »
Rony Brauman reconnaît que sa position est fragile, car, dans le contexte des révolutions arabes et du capital de sympathie que le soulèvement des populations contre les dictatures, la voie était étroite.« La position que je défends est difficile. Mais nous n'avons le choix qu'entre des positions difficiles : ne rien faire du tout, faire un peu, ou faire trop.
- Ne rien faire du tout, c'était extrêmement coûteux, moralement, politiquement ;
- faire un peu, c'était le compromis qui aurait été à mon avis souhaitable, c'est-à-dire affirmer un soutien politique et donner au rapport de force en faveur des insurgés une réalité un peu plus substantielle ;
- entrer dans une guerre, qui est, qu'on le veuille ou non, d'agression, une “guerre juste” au titre de la “responsabilité de protéger” des Nations unies. Je suis de ceux qui critiquent ce mécanisme car plutôt que de “protéger”, on devrait plutôt parler de “coup d'Etat humanitaire”. »
« Donner un peu d'air aux Libyens et éviter un massacre »
Rony Brauman, qui a fréquenté les champs de bataille et d'insurrection du monde en tant que médecin, tente de définir une position qui pourra sembler froide et dépassionnée, aux antipodes de ces Libyens qui agitent le drapeau français et disent « merci Sarkozy » face aux caméras de télévision française.« Quand on s'insurge, quand on se soulève, on prend des responsabilités, et il faut être capable de les assumer. Lorsqu'on lutte contre un pouvoir, avec l'idée naturellement de le renverser, il faut se donner un rapport de force interne, il fait le construire. S'il s'agit de s'appuyer sur des forces extérieures, là on rentre dans les rapports entre la minorité et les empires qui a caractérisé l'époque impériale, et on va droit à la catastrophe.
Je ne crois pas que cela soit un service durable à une insurrection que de venir avec les gros sabots des armées étrangères pour en assurer la consistance militaire.
Notre responsabilité est celle d'intervenant extérieur, de spectateur, de voisin aussi, ce qui n'est pas indifférent. Il fallait faire quelque chose de ponctuel, pour leur donner un peu d'air et éviter un massacre. Mais pour le reste, il fallait assumer publiquement que le renversement de Kadhafi était l'affaire des Libyens et pas celle des puissances étrangères. »L'ancien président de MSF reconnaît sa surprise de voir l'idée même de l'ingérence humanitaire revenir en force, même si c'est pour des raisons opportunistes, car il pensait qu'elle « gisait quelque part dans les décombres de Bagdad »…
L'Afghanistan, scénario catastrophe de la Libye ?
La guerre d'Afghanistan est pour lui l'antithèse de ce qu'il faut faire, et le scénario catastrophe de ce qui pourrait se produire en Libye. Pour lui, le recours ne doit avoir qu'un objectif précis et limité, comme lors de la première guerre du Golfe qui avait pour but de faire partir les troupes irakiennes du Koweït.« L'intervention d'Afghanistan, il y a dix ans, avait un but irrécusable et accepté par tous, qui était de détruire les bases à partir desquelles l'attaque du 11-Septembre avait été lancée. Ça, personne ne le contestait.
Ensuite, il s'est agi de détruire le régime, et ensuite de construire une nation, puis de construire la paix, de protéger la population contre les talibans… Et ça donne la guerre la plus longue dans laquelle sont engagés les Etats-Unis.
Nous menons là-bas une “guerre des droits de l'homme” qui se solde par des milliers et des milliers de morts, et des bavures, une haine croissante contre les forces d'occupation étrangères, 200 000 hommes au sol, des milliards de dollars dépensés en pure perte, un régime accusé de corruption, redevenu le premier producteur de drogue au monde.
Bien sûr qu'il ne fallait pas aller en Afghanistan ! Il faut d'ailleurs s'habituer à l'idée que le monde ne nous demande pas comme shérifs, que nous ne sommes pas le juge de la planète, que cette époque est révolue, pour le meilleur et parfois pour le pire.
Je suis scandalisé, révolté, de voir que Obama, Cameron, et Sarkozy, peuvent publier une tribune expliquant que Kadhafi doit partir. De quel droit peuvent-ils dire ça ? Du droit du plus fort ? »Rony Brauman sait qu'il joue actuellement les Cassandre, allant à contre une intervention qui reste populaire dans l'opinion française dans la foulée des révolutions tunisienne et égyptienne, et qu'aucun politique n'ose de ce fait critiquer. Mais il assume ce rôle d'intellectuel à contre-courant, une voix dissonante pour empêcher le règne absolu de l'émotion ou de la manipulation.
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