03 mai 2010

Insulte à la mémoire d’une militante antiapartheid

lundi 3 mai 2010

Vivian Tabar
The Palestine Chronicle - Badil


Un village détruit n’est pas qu’un village détruit, c’est la destruction de ce qui perdure d’une vie, d’une société, d’une communauté aujourd’hui en exil, interdite de retour.

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Coretta Scott King a passé sa vie à combattre ces pratiques de racisme et d’apartheid.


Ces dernières années, le Fonds national juif (FNJ) a annoncé son intention de reconstituer une partie de la forêt de Birya, en Galilée, et de lui donner le nom de feue Coretta Scott King, la célèbre militante pour les droits civiques et antiapartheid, et épouse de Martin Luther King Jr. La forêt Coretta Scott King est en cours d’aménagement, dans le cadre de l’opération « Rénovation du Nord », une campagne du FNJ à 400 millions de dollars qui vise à reconstituer ses forêts dans le nord qui furent détruites lors de la violente agression d’Israël contre le Liban, l’été 2006.

Environ 2 millions d’arbres, dit-on, furent complètement brûlés, ou endommagés sans espoir de repousser, par les roquettes Katuysha du Hezbollah tirées sur toute la frontière sud du Liban. L’initiative, en partenariat avec des églises afro-américaines des Etats-Unis, est destinée à « renforcer les liens entre les Noirs et les juifs ». Selon un communiqué du FNJ, la forêt sera comme « un hommage à Coretta Scott King et à son message de paix et d’égalité. »

King était une militante bien connue qui a combattu les lois Jim Crow - politique de ségrégation couverte par l’Etat et qui regroupait de nombreuses lois institutionnalisant le racisme U.S. -, pendant le Mouvement des Droits civiques (1945-1970). La discrimination méthodique aux Etats-Unis était façonnée sous le slogan « Séparés mais égaux », mais la situation était séparée et aussi inégale alors que les Africains aux Etats-Unis étaient ouvertement victimes de discriminations dans tous les domaines de la vie, au point d’avoir l’interdiction d’utiliser les mêmes établissements que les Blancs, tels les restaurants, les cabines téléphoniques, les salles de bains, les fontaines d’eau, les transports, pour ne citer que ceux-là. Cette politique fut appliquée avec une violence bestiale par l’Etat, la police et les racistes blancs qui harcelaient les familles noires, et souvent procédaient à des lynchages d’une grande violence en public, et en toute impunité.

King a continué son combat pour la justice, la dignité et l’égalité, pour la défense des travailleurs, des femmes et des homosexuels jusqu’à sa mort, en 2006. Elle est particulièrement connue pour son opposition active à l’apartheid en Afrique du Sud, appelant aux boycotts, désinvestissements et sanctions contre ce régime d’apartheid jusqu’à ce que la politique raciste soit abolie.

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Fontaines séparées à Oklahoma city, USA

On ne peut s’empêcher d’être troublé par l’ironie amère de cette appropriation de la vie et de l’héritage de Coretta Scott King. Que ressentirait-elle, cette femme qui s’est levée contre la discrimination et l’apartheid, si elle savait que son nom était utilisé par une organisation qui pratique délibérément la discrimination contre les Palestiniens, au seul motif qu’ils ne sont pas juifs ? Et, qui plus est, une organisation qui n’est pas seulement une pierre angulaire du système d’apartheid israélien, mais aussi partie intégrante de la colonisation sioniste de la Palestine, avec un rôle clé dans le nettoyage ethnique de son territoire, depuis le début de l’organisation jusqu’à maintenant. Le rôle du FNJ était d’acquérir des terres dans et autour de la Palestine avec des fonds collectés en Europe et en Amérique du Nord. Les terres détenues par les FNJ étaient contrôlées et utilisées par des juifs, exclusivement.

L’acquisition de la terre palestinienne s’est avérée plus facile en théorie qu’en pratique car les Palestiniens avaient pris conscience des objectifs du mouvement sioniste, ce qui les avaient conduits, dans les années 1930, à boycotter les entreprises et institutions sionistes. Le FNJ s’est évertué à rechercher de riches propriétaires terriens arabes ne vivant pas sur leurs terres et n’y étant pas attachés, mais possédant officiellement de vastes domaines en Palestine ; il leur proposait de grosses sommes d’argent pour les leur acheter. Malgré cela, le FNJ et les autres acquéreurs sionistes de terres ne purent récupérer plus de 7% de la terre de Palestine en 1948.

Après la Nakba en 1948, au cours de laquelle plus des deux tiers du peuple palestinien furent expulsés, et interdits de retour, de leurs maisons et de leurs terres, les biens de ces réfugiés furent confisqués et transférés à l’Etat d’Israël nouvellement créé. Un débat, au sein du mouvement sioniste, eut lieu sur la façon de gérer les avoirs du FNJ, entre ceux qui voulaient garder le FNJ, et ceux qui voulaient transférer les terres qu’il contrôlait à l’Etat. L’argument qui l’a emporté fut que, en maintenant le FNJ, l’Etat israélien pouvait se garder une façade de démocratie, tout en permettant la discrimination par une politique foncière pour poursuivre la dépossession, et en ayant autorité sur la politique foncière du FNJ. Le FNJ reçut 15% des terres des villes et villages dont les Palestiniens avaient été déplacés, sur lesquelles il allait construire des parcs et des forêts pour cacher les preuves du nettoyage ethnique de la Palestine par Israël, et pour fournir à l’organisation une autre image publique, celle d’une organisation écologiste.

Se considérant lui-même comme « le gardien de la terre d’Israël pour les juifs, à perpétuité », le FNJ, dans sa constitution, interdit la vente et la location de terres à des non-juifs - conformément à l’une des maximes prioritaires du sionisme, la notion raciste de « rachat de la terre » ou, du point de vue des propriétaires légitimes de la terre, de nettoyage ethnique. Le FNJ s’est agrandi alors sur les terres volées aux réfugiés palestiniens au profit exclusif des juifs, qu’ils vivent en Israël, au Canada, en Europe ou ailleurs, pendant que leurs propriétaires légaux, les réfugiés palestiniens et les personnes déplacées à l’intérieur de la Palestine, sont interdits de retrouver ou de réclamer ce qui est leur bien, simplement parce qu’ils ne sont pas juifs. Ainsi, n’importe lequel parmi les un million deux cent mille citoyens palestiniens d’Israël peut entrer et se balader dans un parc ou une forêt du FNJ, et observer les vestiges de son village, mais sans pouvoir réclamer sa terre, même s’il a la clé de sa maison et le titre prouvant qu’il en est le propriétaire. Quant aux plus de 6 millions de réfugiés palestiniens, ils ne peuvent espérer ne serait-ce que revoir leurs terres puisque Israël leur interdit l’entrée du pays, sans parler de leur retour dans leur patrie.

Après 1948, les Palestiniens qui purent rester dans la Palestine occupée de 1948, virent avec horreur comment les villages palestiniens étaient nettoyés, rasés et transformés en colonies réservées aux juifs, en kibboutzim et en forêts nationales. En quelques années, Saffuriyya devint Tzipuri, Sa’as’a se transforma en Sasa, les mosquées et les églises abandonnées furent aménagées en bars ou en écuries, ou laissées à l’abandon, la vieille ville de Jaffa fut vidée de ses habitants pour s’appeler Yafo et devenir une colonie d’artistes israéliens, tout cela intégré dans un nouveau tracé international et méthodique de la carte de la Palestine afin d’effacer son passé arabo-palestinien, et de l’insérer dans le rêve sioniste.

Le FNJ joue un rôle essentiel dans le gommage de l’histoire de la Palestine. Aujourd’hui, il y a plus de 100 forêts et parcs créés de cette façon, tous sur des terres de villages palestiniens détruits, des terres qui appartiennent à des réfugiés. Comme le FNJ l’a reconnu franchement dans un communiqué de presse, « Israël n’a pas la chance d’avoir des forêts naturelles. Si le nord d’Israël est couvert d’arbres, c’est parce qu’ils ont tous été plantés manuellement il y a 2 ou 3 générations, par les pionniers de l’Etat. » En mettant des arbres là où autrefois se trouvaient des maisons et des villages entiers, le FNJ tente de « dissimuler » et d’effacer toute preuve de l’existence et de l’histoire palestiniennes sur cette terre. Ces arbres recouvrent les sites où eurent lieu des expulsions par la force, des massacres, et un nettoyage ethnique.

En dépit de ce rôle, en tant qu’institution clé dans la mise en œuvre et la maintenance de l’apartheid israélien, le FNJ agit comme une organisation multinationale « caritative », ce qui veut dire que dans des pays comme le Canada où le FNJ a un tel statut caritatif, une partie des dons qui lui sont versés revient au donateur sous forme de réduction fiscale. Son statut d’organisation caritative est rendu possible grâce à des projets rénovateurs de « plantations d’arbres » pour des motifs « écologiques », il se configure ainsi, et de manière trompeuse, comme une organisation liée à l’environnement à laquelle les personnes du monde entier peuvent apporter des dons en argent pour la plantation d’arbres, ou pour avoir des forêts à leur nom, sans savoir nécessairement qu’ils se font ainsi les complices des crimes du FNJ, comme c’est actuellement le cas pour la défunte Coretta Scott King.

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Village d’Ain Al-Zaytoun, avant sa destruction et le massacre.
(Photo PalestineRemembered)

La forêt de Birya, aujourd’hui forêt Coretta Scott King, n’est pas un cas isolé, et elle n’est pas hors de ce processus vicieux. La forêt de Birya, l’une des plus grandes forêts artificielles d’Israël, est implantée sur les ruines de six villages palestiniens rasés dans la région de Safad. Les villages palestiniens de Dayshym, Alma, Qaddita, Birrya, Amqa et Ain Al-Zaitoun sont tous dissimulés sous cette forêt. Tous ces villages ont été effacés pendant la Nakba, et leurs habitants, tués ou expulsés. C’est à Ain Al-Zaitoun que se produisit un horrible massacre qui coûta la vie à 70 personnes. Certains pourraient reconnaître ce village d’Ain Al-Zaitoun, dans celui de Bab el Shams, où un massacre est écrit à l’identique et de façon frappante dans le célèbre roman La Porte du Soleil) d’Elias Khoury, roman porté à l’écran sous le même nom.

Il faut dire une chose sur la violence des activités forestières du FNJ. Les maisons et les villages sont des cadres à l’intérieur desquels s’expriment parmi les aspects les plus sincères de l’humanité, des endroits où les gens aiment, rient, pleurent, dînent, portent le deuil d’êtres chers, et célèbrent des fêtes et des naissances. Les fonctions du FNJ sont comme une agression directe sur l’humanité de ces vécus. Un village détruit n’est pas qu’un village détruit, c’est la destruction de ce qui perdure d’une vie, d’une société, d’une communauté aujourd’hui en exil, interdite de retour. L’acte s’inscrit dans un plan de nettoyage ethnique qui ne vise pas simplement à faire partir physiquement un peuple aborigène de sa terre, mais aussi à s’en débarrasser totalement, à « désarabiser » le paysage de toute trace de ce peuple aborigène.

Maintenant, imaginons la bestialité de cette violence depuis la place d’un Palestinien déplacé à l’intérieur qui vit en Israël, l’un de ce quart de million de Palestiniens qui furent déplacés de force en 1948, mais qui réussirent à rester à l’intérieur des frontières de ce qui est devenu aujourd’hui Israël. Cette personne, déplacée à l’intérieur de la Palestine, qui vit souvent à quelques kilomètres de son village, est par force confrontée quotidiennement au vol de sa terre et à sa profanation coloniale. C’est là une forme de violence qui conduit et chasse les natifs hors des limites de ce qu’ils ont toujours vécu, qui rend le paysage méconnaissable de sorte qu’ils deviennent des étrangers, des immigrés dans leur propre pays, des intrus qui se faufilent entre les buissons pour entrevoir leur ancien village, où pour voler des oranges sur les orangers plantés par leurs parents ou grands-parents.

Cette violence est si forte qu’elle s’est ancrée dans la vie de tous les jours où des actes quotidiens apparemment innocents, faisant partie d’une routine normalisée, sont criminels, impliqués dans le processus plus large de la dépossession. Par exemple, un homme qui fait son jogging dans un village détruit auquel un réfugié n’a pas accès, ou une mère qui joue avec son enfant dans un parc aménagé sur une maison détruite, sont des actes qui rappellent et renforcent la dépossession du moi palestinien, de la famille et de la communauté palestiniennes ; l’anéantissement de notre vie, de nos souvenirs et de tout ce qui est normal, pour que d’autres s’installent. Vos droits sont mis en péril au profit de ces autres qui sont considérés comme plus importants que vous, et à qui on accorde des droits et des privilèges que vous n’avez pas. En tant que telle, l’oppression des Palestiniens devient nécessaire afin que cet Etat puisse continuer à offrir à ses citoyens le privilège de faire leur jogging, sans être perturbé moralement.

Coretta Scott King a passé sa vie à combattre ces pratiques de racisme et d’apartheid. Il n’y a aucun doute, renommer la forêt de Birya en son honneur est l’un des plus graves déshonneurs et l’une des plus graves insultes qui puissent être infligés à sa mémoire. Même si le FNJ avait planté les arbres cette forêt sans utiliser son nom, ce serait une honte de plus à ajouter à toutes celles du mouvement sioniste, que d’associer ces combattants pour la liberté des Noirs, aux nettoyages ethniques de Dayshym, Alma, Qaddita, Birryya, Amqa et Ain Al-Zaitoun, au massacre des martyrs d’Ain Al-Zaitoun, au régime d’apartheid d’Israël.


* Native de Nazareth, Vivian Tabar est écrivain et militante, elle vit à Montréal. Cet article a d’abord été publié sur Badil.org, le magazine du Centre de documentation Badil, à Bethléhem, Palestine.


Sur ce même sujet :

- Cette terre était la leur - Hannah Mermelstein - The Electronic Intifada
- Un parc israélien, leçon de l’histoire oubliée - Jonathan Cook
- La guerre feutrée d’Israël - Fred Schlomka - YnetNews
- Le figuier - Iris Keltz - CounterPunch

30 avril 2010 - Badil - The Palestine Chronicle - traduction : JPP

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