Les manifs vu du bunker de l'Elysée…
Nicolas Domenach - Marianne | Samedi 16 Octobre 2010
Les chiens aboient, la caravane passe. C'est un peu le mot d'ordre du gouvernement face à la gronde des retraites. Ils ont perdu la bataille du sentiment d'injustice mais gagneront la guerre de la réforme nécessaire. Nicolas Sarkozy joue l'homme pressé mais il ne semble pas comprendre qu'on ne badine pas avec les acquis sociaux français.
« Nous avons perdu une bataille, mais nous gagnerons la guerre… » Les sarkozystes de choc ne conçoivent toujours la retraite que comme une offensive. Leur gauche est enfoncée, leur droite s’effondre, leurs arrières sont débordées. : « à l’attaaaaque ». Contre la gauche évidemment et « la chienlit ». Il y aurait toujours une majorité de Français pour soutenir l’ordre contre le désordre. La « chienlit » aboie, la caravane gouvernementale passe, vieux proverbe post-soixante huitard remis au dégoût du jour !
On dira qu’ils ne comprennent rien à rien, qu’ils sont sourds et aveugles à ce flux vital de protestation d’abord, puis de rébellion plus vaste encore qui monte des entrailles de ce pays. Mais peu leur chaud ! Fi les manants, hi-fi les maroufles et leur jacquerie printanière en automne, force restera, veulent-ils croire, à ce qu’ils ont une fois pour toute appelé la raison d’Etat ou encore « l’exigence implacable de la réalité des grands équilibres », ce qu’en d’autres temps on appelait la pensée unique et qu’aujourd’hui les masses en mouvement ont rebaptisé « pensée inique ». La défaite, la seule qu’ils concèdent, et « momentanée » précisent-ils, c’est ce sentiment d’injustice qui s’est emparé de la société.
Mais ils tiennent à rappeler immédiatement qu’ils ont « gagné le premier round, celui de la réforme inéluctable », ce qui les conduirait à une « victoire finale » qui n’en sera que plus splendide, même si elle est différée ! Ces butors-là ne lâchent pas comme ça. Rien…
Pourtant à écouter les conseillers élyséens, on se demande parfois, s’ils vivent bien dans le même monde, dans la même France qui manifeste son mécontentement à pied ou par procuration devant sa télé. On s’interroge pour savoir si dans le bunker chamarré de l’Elysée, ils n’ont pas coupé leurs boîtes à images et à sons pour ne pas se laisser impressionner ou même ébranler par la vigueur de la contestation. A moins qu’ils ne mentent, qu’ils ne se mentent et que leurs mensonges soient nécessaires à leur hygiène combattante. Mais depuis les premières journées d’action syndicale ils voient « un mouvement qui «décélère» et une mobilisation qui «recule». De recul en reculade, il ne devrait plus y avoir que trois pelés, deux tondus et un chien galeux dans les rues et non des milliers, des millions de femmes et d’hommes, de jeunes aussi maintenant qui sont de plus en plus en colère.
C’est ulcérant à la fin d’entendre répéter d’abord par toutes les belles personnes du gouvernement qu’on vous écoute, et que… rien ne sera modifié. C’est exaspérant d’entendre ces « excellences » ressasser que vous n’êtes que l’expression du folklore protestataire français, un moment obligé du rituel national : « les tribus gauloises battent le pavé puis retournent à la maisonnée regarder la télé et honorer mémé ». Commentaire ethno-politique recueilli auprès de l’un des hauts dirigeants de l’UMP, qui tentait ainsi de se rassurer et de nous enfumer : « après le folklore des beaux jours vont venir les choses sérieuses : la radicalisation inévitable d’une frange de grévistes jusqu’au boutistes ne peut que provoquer l’éclatement du front syndical et le détachement du marais de l’opinion qui aura la bonne conscience d’avoir exprimé son mécontentement ». Mais la météorologie politico-sociale est une science incertaine…
Depuis le début de cette affaire les mêmes prévisionnistes à courte vue, relayés par l’immense majorité des commentateurs dits avisés, ont expliqué que les Français étaient « résignés à l’incontournable ». Les sarkozystes se vantaient de leur bon travail propagandiste et les éditorialistes de leur sagacité mondialiste: les exigences implacables du monde moderne devaient nous entrainer à des sacrifices largement consentis. « On ne s’attendait pas à ce que l’on nous offre des chocolats, relève un des experts ex-communication du Château, mais on pensait bien emporter l’assentiment général ». Et… patatras !
Le peuple français ne se résume pas en une équation publicitaire ni à des soldats de plomb que ferait manœuvrer à sa guise celui qu’ils surnomment méchamment « Nabotléon ». Mais il faudra écrire un jour, et quelle que soit la suite de ce conflit, ce moment, ce gouffre d’incompréhension radicale entre un chef d’Etat et ses concitoyens. Comment Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas compris que la retraite touchait, comme les congés payés, à l’histoire des conquêtes sociales et donc de la France, à notre mythologie nationale qui a fait de ce moment d’après travail un rêve de vie en bonne santé. On veut partir, on veut le droit de partir point trop usé ni cabossé par un travail qui n’est souvent pas ce qu’imagine Nicolas Sarkozy…
Les Français peuvent aimer leur travail, mais ils rêvent de le quitter…en bonne santé. Sans doute l’idée même de la retraite lui est-elle trop étrangère, et l’on ne parle pas seulement de retraite spirituelle qui chez lui se termine sur le yacht de Bolloré. L’ascèse n’est pas son truc et pas davantage la pêche à la ligne ou les plaisirs tranquilles après une existence de labeur.
Nicolas Sarkozy, même dans l’âge de la maturité est trop survolté, trop en guerre avec les autres quand ce n’est pas avec lui-même pour bien parler des retraités. Ses prédécesseurs en étaient tétanisés ne serait ce qu’à l’idée d’évoquer ce bouleversement des mentalités, lui n’a pas même mis de gants ni de mots de chirurgiens. Il a été incapable de prendre le temps, dont il était maître pourtant. Un an, deux ans, trois ans de négociations, voire dix, comme en Suède !, plutôt que quelques semaines de faux semblants de discussions à la hussarde. On ne tranche pas brutalement une telle question, on ne l’hystérise pas, on l’acclimate, on la polit, on l’apprivoise. « Dis, dessine moi une réforme… » Et l’on suspend longtemps le crayon, car il y va de la vie de tant d’hommes, et de femmes qui ont donné leur sueur et leur sang qu’on ne saurait les renvoyer à une équation budgétaire ni à un impératif comptable….
Sans doute une autre clef du champ de tir qu’est devenue par sa faute la scène sociale est-elle à trouver dans cet aveu de Dominique de Villepin qui a retenu les leçon de l’échec tragique de son CPE en 2006 : « la tentation funeste de l’héroïsme ». Parole d’expert : « il existe un mythe à droite sur la capacité de faire face à la rue ». On se grandirait à rester « droit dans ses bottes » comme le proclamait fièrement l’ancien Premier ministre Alain Juppé, enterré avec ses bottes de sept lieues présidentielles après la dissolution de 1997…
Nicolas Sarkozy n’a cessé lui de mesurer l’importance de son action réformatrice à l’ampleur de la mobilisation hostile. « A petites réformes, petits cortèges, à grandes réformes, grands défilés », se félicitait-il en insistant lourdement sur sa différence volontariste avec ce pusillanime Jacques Chirac qui « se débandait » au moindre frémissement infantile parcourant le pavé. La réforme des retraites devait donc être la grande œuvre de son quinquennat, le bouquet final d’un feu d’artifice jusqu’ici fort peu lumineux.
Cette fixation sur ce seul objectif l’a empêché de distinguer, et pourtant ça crevait les yeux depuis longtemps, la montée exponentielle du sentiment d’injustice sociale. Comme le résumait une pancarte en langage fort populaire : « des couilles en or pour la France d’en haut, des nouilles encore pour la France d’en bas ». Ou encore « le Fouquet’s pour les uns, la soupe populaire pour les autres… » La marque or du début du quinquennat s’est imprimée dans les chairs et dans les têtes.
Qu’on cesse les balivernes sur la France du refus permanent, cette poupée qui dirait non…non…non…quand on appuie sur le ventre rebondi de ses privilèges ! Ce n’est pas n’importe quelle réforme des retraites que refusent les manifestants, mais une « réforme injuste », symbole de toutes les injustices du sarkozysme. C’est sur ce terrain que les lignes du président ont été enfoncées. Il est vrai qu’elles étaient défendues par Eric Woerth devenu avec l’affaire Bettencourt le symbole du cul et chemise à broderies, du mélange des genres politique et fric dans la très haute société. Le ministre du Travail délégitimé, délégitime son travail. Plus il vante l’équité du projet, plus on est convaincu de son iniquité. Avec un tel avocat de la droite, la gauche peut se taire. C’est l’éloquence radicale d’un pouvoir en bout de crédibilité. En terminus ? Que nenni, nous assure-t-on au Château, le Président reste le Président, grand commandeur des événements….
Pour preuve, ce renversement à venir du bouclier fiscal et cette promesse, pour juin 2011, d’une révolution de l’imposition qui déborderait la gauche par la gauche. Des éminences grises, tel Alain Minc, veulent y croire dur comme fer : « on alignerait enfin la fiscalité du travail sur celle du capital, ce qu’aucun gouvernement censément progressiste n’a osé faire ». Ce serait plus juste que juste. Le chef de l’Etat ne serait plus le chef ni l’obligé de la caste des possédants. Il n’aurait plus qu’à nous ressortir ses discours de Toulon ou d’ailleurs contre les patrons voyous et les banquiers banksters pour bien montrer qu’il y a bien un « fil rouge » dans son propos comme dans son action. Le magicien maraudeur reprendrait la main, sans craindre les sifflets du camp d’en face ni même la désaffection accablée de son public…
On ne sait pas là non plus si l’on nous prend pour des billes de clown, mais le désaveu des sondages est balayé d’un revers de main et d’un commentaire agacé : « ces enquêtes ne sont que des indications d’humeur, elles ne jugent pas des candidats à l’élection présidentielle en situation… ». Mais pourtant, il y a quinze jours encore, les meilleurs experts élyséens, le ministre de l’Intérieur lui même, nous vantaient l’efficacité bulldozer de la stratégie sécuritaire de Patrick Buisson.
Grâce à l’affirmation de l’autorité étatique dans la lutte contre l’insécurité et l’immigration clandestines, le chef de l’Etat, chef des Armées devait reconquérir inéluctablement ces électeurs des droites conservatrice et extrême. Résultat des courses estivales : Nicolas Sarkozy a reperdu ses gains à l’extrême droite, alors qu’à l’UMP même nombre de sympathisants centristes se sont détournés ! Et d’autres préoccupations se sont affirmées comme plus importantes que l’insécurité: le pouvoir d’achat, l’emploi et…les retraites.
Dans tous ces domaines privilégiés par les Français, son crédit recule, mais sans que les leaders de gauche en profitent, relèvent nos sarkozystes. Réflexion parfaitement exacte : les Français ne croient pas pour l’instant que les socialistes feraient mieux que le pouvoir en place. Ils les considèrent comme force d’opposition mais pas de proposition, ce qui laisserait de l’espoir aux mamelouks du président qui ont encore « deux arguments forts » dans leur arsenal : la position de sortant de Nicolas Sarkozy d’abord qui lui procure stature et possibilité d’initiative politique. A commencer par le remaniement, autrement dit le changement de Premier Ministre…
En remerciant François Fillon, en nommant une personnalité plus modérée, Jean-Louis Borloo ou François Baroin, ou Bruno Le Maire, le chef de l’Etat écrirait une nouvelle histoire, et entrainerait les médias comme les syndicats à tourner, momentanément, la page. François Chérèque, le patron de la CFDT le concède: une nouvelle donne gouvernementale risquerait de « casser la dynamique du mouvement social ». Difficile de manifester contre un ministre et un Premier Ministre qui viennent d’être nommés et vous proposent de faire « un vaste tour d’horizon des problèmes en suspens » et alors que la loi a été votée…
Mais ce nouveau gouvernement sera-t-il plus que le masque souriant d’un sarkozysme crispé sur son pouvoir et ses inégalités ? La question importune est tout aussi vite écartée par les sarkozystes qui sortent prestement leur ultime arme fatale : «l’union de la droite contre les divisions de la gauche»!
Face à la rue puis dans les urnes, le camp conservateur a perdu chaque fois qu’il était divisé. Cette fois ci, il tiendrait. Le ciment sarkozyste peut paraître effrité, bouffé par les intempéries, aucun rival n’est parvenu à le faire exploser. En dehors de Sarkozy pas de salut ! Dominique de Villepin, qui sait si bien écrire sur les arbres (1) n’est encore qu’un candidat de bois comme il est des sabres…
Alors qu’en face, c’est le trop plein. Personne ne s’impose, même si la cote de Dominique Strauss Kahn grimpe, l’anti strauss kahnisme monte aussi. « On compte sur Jean-Luc Mélenchon pour achever ce qui lui reste de velléités de se battre sur le sol national », dit-on à l’Ump. Alain Minc lui s’amuse à l’avance : « même si les Français peuvent parfois donner quelques signes de lassitude devant Sarkozy, qui tient seul la scène comme Fabrice Lucchini depuis trois ans et demi, après quelques mois de huis clos à gauche, ils seront plus que lassés !
Mais Lucchini est « infatigable » comme le disait Laurent Terzieff, et il ne nous fatigue pas parce qu’il dit des textes de Muray, Baudelaire, Nietzsche, Hugo, Céline, Molière. Sarkozy lui ressasse du Sarkozy…
(1) Le dernier témoin. Editions Plon.
http://syndicats.over-blog.com/article-f-les-manifs-vu-de-l-elysee-59039118.html
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