05 avril 2011

De Zarzis à Lampedusa :
«Moi, Bilal, clandestin»

 
Bilal Zairi sur le port de Zarzis. Par deux fois, le jeune Tunisien a déjà tenté de gagner l'île italienne de Lampedusa. Photos : Cyrile Biton et Giuseppe Carotenuto.
Bilal Zairi sur le port de Zarzis. Par deux fois, le jeune Tunisien a déjà tenté de gagner l'île italienne de Lampedusa. Photos : Cyrile Biton et Giuseppe Carotenuto.

D'une rive à l'autre de la Méditerranée, Le Figaro Magazine a suivi un jeune Tunisien qui a fui son pays.


La troisième tentative aura été la bonne. À 23 ans, Bilal Zairi a finalement réussi à quitter Zarzis, ce petit port tunisien sur la Méditerranée, face à l'île de Djerba, où il est né et où il a grandi sous l'étouffant régime de Ben Ali. Il est aujourd'hui sur le sol européen. Chaque fois qu'il trouvait un peu d'argent pour son passage, un bateau, un passeur, son obsession grandissait. Il répétait les mêmes formules: «Je sens l'air de l'Italie», «Je sens la France». Bilal dilatait ses narines, écarquillait les yeux, respirait profondément. Il mimait ce qu'il avait éprouvé les deux premières fois où il avait frôlé les eaux italiennes, presque arrivé à l'île de Lampedusa, l'actuelle porte d'entrée en Europe des clandestins tunisiens.
 
Une jeune femme vient de lui remettre son «billet» avec son nom et son numéro de téléphone.
Une jeune femme vient de lui remettre son «billet» avec son nom et son numéro de téléphone.
 
Fils unique demeuré avec sa mère divorcée, Bilal s'est jeté à corps perdu dans la révolution de jasmin. Sur la place de la Jeunesse, au centre-ville de Zarzis, comme tous ses copains qui ont, depuis, pris le large, il a défié et insulté la police qui assurait l'ordre du dictateur tunisien. «Les premiers soirs, raconte-t-il, je regardais s'il n'y avait pas de policiers qui m'attendaient quand je rentrais chez moi. Après, on est allés chez eux, on est entrés dans leurs appartements.» Ces cerbères, qui contrôlaient la population, et donc l'émigration, ont fui et ne sont toujours pas revenus dans les rues de Zarzis. La voie maritime pour l'Europe s'est ouverte, béante.
Aux premiers jours de février, un mois où quelque 5000 Tunisiens sont arrivés à Lampedusa, Bilal a une première fois embarqué pour l'île italienne. C'était la cohue sur la jetée au bout du port de Zarzis.
Les gardes-côtes sont restés sur leur navire. «De toute façon, ils ont un seul bateau pour surveiller 160kilomètres de rivage!», s'exclame Ahmed Faouzi Khenissi, le maire de la ville. Les militaires, seuls dépositaires de l'autorité publique, ont préféré organiser les départs, plutôt que de s'y opposer. «À l'époque, on voulait éviter les affrontements avec la population», rappelle l'élu. «Trop de monde voulait quitter Zarzis, se souvient Bilal. Mais les militaires ne laissaient partir que les bateaux en bon état. Moi, je leur ai donné mon nom. Il était sur la liste: ils ont contrôlé, et ils m'ont laissé passer.»
Le chalutier sur lequel avait pris place Bilal s'est cependant fait rattraper dans les eaux internationales par un navire de guerre tunisien. Retour à Sfax, puis à Zarzis. Bilal a récupéré la plus grande partie des 2000 dinars (un peu moins de 1000 euros) qu'il avait donnés pour son passage. C'est l'usage. Il a aussitôt retenté sa chance. Le 11 février dernier, il était sur l'embarcation heurtée et coulée par le navire de guerre tunisien «Horria 302». «Ils l'ont fait exprès, assure Bilal. Ils ont reculé, et ils ont coupé notre bateau en deux. Heureusement, un hélicoptère italien est arrivé. Sinon, on serait tous morts. Les militaires ne voulaient pas nous sauver.»
Cette affaire dramatique, dans laquelle une trentaine de clandestins ont sans doute péri, a fait grand bruit à Zarzis et dans toute la Tunisie. «Mais c'est comme avant, le pouvoir dit n'importe quoi, on se moque des gens», s'insurge Farouk Lehiba, qui a perdu son fils de 17 ans et se bat pour que la vérité éclate. Ce naufrage n'a porté aucun coup à l'émigration. Le sentiment d'injustice aurait plutôt renforcé la détermination des candidats au départ. «Non, j'ai pas peur. Tous mes copains sont déjà partis», répète Bilal, qui ne voit pas ce qui pourrait le retenir. Dans les hôtels et clubs de vacances où il a travaillé, à Zarzis et à Djerba, il gagnait 350 dinars par mois. «Qu'est-ce que tu veux faire avec?», questionne le jeune homme, qui préfère évoquer ces touristes françaises, généralement plus âgées, qu'il a séduites. Parmi toutes ses conquêtes, seule Christine trouve grâce à ses yeux. Il s'est promis de lui rendre prochainement visite dans la région parisienne.
 

100 clandestins payant chacun 2000 dinars

En voyant tous ces jeunes fuir leur ville, plusieurs internautes, sur la page Facebook «Zarzis TV» qui a participé à la mobilisation contre le régime de Ben Ali, ont critiqué ces «traîtres» à la révolution de jasmin. «Ce sont plutôt des victimes», corrige Walid Fellah, responsable de ce site. Il fait observer que les nouveaux émigrés ne sont pas des étudiants, mais des jeunes sans formation, comme Bilal, qui ne veulent pas attendre l'instauration d'une Tunisie démocratique pour commencer à vivre.
 
5h du matin, Bilal saute dans une arque qui attend les fugitifs sur une plage de Zarzis pour rejoindre le bateau au large.
5h du matin, Bilal saute dans une arque qui attend les fugitifs sur une plage de Zarzis pour rejoindre le bateau au large.
 
Pour l'instant, le parfum de la liberté européenne est plus entêtant que les promesses de la révolution. À Zarzis, nombre de garçons entre 17 et 25 ans sont déjà partis. Mais il reste des candidats au départ à Tataouine, Medenine et Tunis, où les passeurs vont désormais démarcher leur clientèle. Si le trafic baisse demain, ce ne sera que par manque de bateaux !
L'Italie détruit toutes les embarcations transportant des clandestins. «Un pêcheur peut vendre son bateau 100000dinars à un passeur», explique Mohamed, qui gère quatre navires pour le compte d'un patron invisible. L'homme poursuit : «Un filet pour le thon, ça vaut 70000dinars. Le pêcheur retire tout ce qu'il y a sur son bateau. Il le déclare volé. Après, il peut s'en racheter un autre.» Le passeur aura, lui, entassé sur le chalutier plus de 100 clandestins ayant chacun payé 2 000 dinars. Sur les 100 000 dinars gagnés, il faudra payer le capitaine, les rabatteurs, les chauffeurs...
Dans la maison où Bilal a finalement atterri, ce dimanche soir vers 21 heures, ils sont plus d'une cinquantaine à attendre, comme lui, le signal du départ. Ils sont autant dans une maison attenante, près de la plage, derrière le club Sangho, où jadis étaient invités les hôtes du régime. Deux trentenaires originaires de Zarzis, mais vivant désormais en Europe, dirigent les opérations. Une femme ramasse l'argent. Elle donne à chaque jeune un ticket, où est inscrit son nom et son numéro de téléphone. Elle garde le double sur la souche de son carnet. Ce billet garantit d'être en partie remboursé si le passage vers Lampedusa échoue.
Autour de Bilal, ils sont peu à parler français. Nombre d'entre eux sont mineurs. Ils viennent de loin, de Tunis parfois. Ils fument quasiment tous du haschisch, pour tromper l'attente, se donner du courage. Certains montrent sur leurs épaules et leurs dos des impacts de balles, souvenirs de la révolution de jasmin. Bilal dit qu'il a déjà participé à deux voyages pour Lampedusa. Il y a un jeune de Tataouine qui, plusieurs fois renvoyé du sol européen, en est à sa sixième tentative !
Le signal du départ est finalement donné à 5 heures du matin. Par groupe de sept, ils sortent de la maison, montent dans des voitures jusqu'à la plage. Une dizaine d'hommes, certain munis de hachoirs à viande, surveillent les manœuvres. Des bateaux à moteur font l'aller et retour jusqu'au navire au large, qui donne par intermittence des coups de phares dans la nuit, au loin sur la mer.
 

Serrés flanc contre flanc, assourdis par le martèlement des pistons

 
Dans les barcasses de pêche, transis de froid, les clandestins guettent les vedettes des gardes-côtes italiens, qui signifient le salut.
Dans les barcasses de pêche, transis de froid, les clandestins guettent les vedettes des gardes-côtes italiens, qui signifient le salut.
 
A bord, les bonnes places sont rares. Le bateau a embarqué 112 candidats à l'exil. Plus de 120 passages avaient été vendus mais une dizaine ont été renvoyés à terre : le « chargement » était trop lourd. Bilal connaît les coins à éviter : la proue, où l'on reçoit des paquets de mer, et le bastingage, que la gîte peut rendre dangereux. En deux tentatives avortées, il a appris à se protéger. Il file vers la cale et s'installe à côté du moteur. «Ça pue le gasoil, il fait chaud et ça fait du bruit, dit-il. Mais tu es bien à l'abri.» Ils sont une douzaine, serrés flanc contre flanc, dans les entrailles du bateau, assourdis par le martèlement des pistons. Ils s'éclairent à la lampe de poche. Avec quelques fruits secs et une petite bouteille d'eau en plastique glissés dans sa veste de cuir noir, Bilal va tromper sa faim et sa soif.
Ce matin-là, la Méditerranée accorde sa clémence aux jeunes Tunisiens. Le coup de sirocco de la veille, qui avait gonflé les vagues du canal de Sicile et noyé 35 clandestins naufragés, s'est arrêté comme par miracle. Le bateau glisse doucement d'un creux à l'autre vers la terre promise de Lampedusa. Bilal est rassuré. D'autant que celui qui tient la barre a déjà effectué le voyage plusieurs fois - «un bon marin»-, juge Bilal. Sous un soleil au zénith, les heures s'écoulent. La traversée s'éternise. A bord, un diabétique commence à se sentir mal : il manque de sucre. A l'arrière du bateau, un autre clandestin s'agite. Celui-là souffre d'une maladie mentale. «Vous me voulez du mal, crie le gars. Vous êtes tous mes ennemis!» Son compagnon de voyage a le plus grand mal à le calmer. Il explique que la « pilule » qu'il prend chaque jour ne fait plus effet...
Vers 19 heures, un bourdonnement lointain sort tout le monde de la torpeur. Un hélicoptère des gardes-côtes italiens approche. Ça y est : les clandestins comprennent que le salut n'est plus très loin. L'équipage va signaler leur position à la capitainerie de Lampedusa, qui dépêchera une vedette à leur secours. A bord du bateau, l'ambiance se détend. On entend le bruit de canettes de bière décapsulées. Ils vont bientôt fouler le sol italien.
Quatre heures plus tard, la silhouette grise d'un navire de la guardia di finanza - les douanes italiennes - surgit de la pénombre. Le faisceau d'un puissant projecteur balaie le pont du bateau de pêche tunisien. Il jette une lumière crue sur les visages fatigués des clandestins. Sur le journal de bord de la vedette, l'embarcation bleue devient « numéro 4 », la quatrième barcasse chargée de Tunisiens répertoriée ce jour-là par les gabelous de Lampedusa - le chiffre montera à 22. Remorqué vers le port, le rafiot est conduit jusqu'au môle, où une bonne dizaine de bateaux de Zarzis sont déjà amarrés les uns contre les autres. Bientôt, ils finiront tous sur le terrain vague qui jouxte le stade de football local. Un véritable cimetière marin.
La traversée s'achève sur le quai, où les policiers font aligner les jeunes gens en colonne par deux pour les compter. Bilal remarque à peine la froideur professionnelle de l'accueil. «Les gens de la Croix-Rouge nous ont donné du café et des couvertures pour nous réchauffer. Et ils se sont occupés des malades.»
 

Le nombre de réfugiés dépasse la capacité d'accueil

Des cars franchissent ensuite le portail du port pour emmener les clandestins vers leur premier domicile italien : le centre de secours et d'accueil. Située dans un vallon au cœur de la petite île Pélage, la structure gérée par le ministère italien de l'Intérieur déborde déjà. Elle héberge plus de 1 500 immigrés clandestins pour 850 places. L'afflux de Tunisiens qui ont profité de la chute de Ben Ali pour filer a submergé cette structure conçue comme un lieu de transit. En plus des dortoirs, la direction a réquisitionné salles de réunion et salles communes pour y installer des matelas. Arrivés au milieu de la nuit, Bilal et ses compagnons s'affalent sur les bancs en ciment d'un préau. Le lendemain, il retrouve ses copains de Zarzis et s'ajoute à leur chambrée. Ils sont déjà... 130.
Accoudé au bar d'un café de Lampedusa, Bilal savoure ses premières heures en Europe. Rigolard, il a réussi à tromper la vigilance des carabiniers qui verrouillent les alentours du centre d'accueil pour gagner le village. «Les Italiens sont gentils, dit-il. Ils nous donnent des spaghettis et des cigarettes.» Grâce à une pratique très correcte de la langue, il est déjà à son aise sur le confetti le plus méridional d'Italie, même quand certains le regardent de travers. Optimiste en diable, il envisage une suite sans encombre à son voyage. «Dès qu'ils auront pris mes empreintes digitales, ils vont m'emmener sur le continent italien. Et après, la France.» Voilà des semaines qu'ils ont échafaudé le scénario entre copains, à Zarzis. «A la frontière avec la France, tu prends le petit train local. Mais seulement le samedi ou le dimanche, quand il y a moins de policiers. C'est sûr à 100%!» Et après ? «Après, je rejoindrai ma tante, qui vit dans l'Essonne. A Morangis!» Bilal donne même rendez-vous sous la tour Eiffel. «Pour une dernière photo.»
 
Sous le soleil de Lampedusa, Bilal contemple le cimetière des bateaux tunisiens saisis par les gardes-côtes italiens.
Sous le soleil de Lampedusa, Bilal contemple le cimetière des bateaux tunisiens saisis par les gardes-côtes italiens.

 






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