Assiège ceux qui t'assiègent !
traduit par Yves Gonzalez-Quijano
Les Arabes ont proposé une paix globale à Israël, en ne conservant qu'un cinquième du territoire de notre patrie historique. Israël a répondu à cette offre généreuse en déclarant, le lendemain, une guerre totale.
Une fois encore, nous montrerons que nous sommes les plus forts sur le plan moral puisque c'est la seule chose que nous pouvons encore prouver ; le rapport de forces continuera à s'imposer, en dépit de tous les arguments intellectuels ou juridiques, jusqu'à ce que l'on s'aperçoive que ceux qui ne peuvent répliquer, parce que la paix est leur seul choix stratégique, sont précisément dans l'impossibilité d'obtenir cette paix !
Dans la noirceur de chaque nuit, des crimes ; dans chaque rue, des cadavres ; sur chaque mur, du sang qui hurle. On refuse aux vivants les droits les plus élémentaires à seulement survivre, et les morts n'ont même pas le repos de la tombe… Pourtant, malgré tout, demeure la volonté d'un peuple qui n'a d'autre choix que de résister. Et au milieu des battements de notre cœur blessé, nous nous demandons combien de temps il faudra applaudir à un Christ qui monte à son Golgotha ?
Est-ce parce que le conflit israélo-arabe ne concerne plus que les seuls Palestiniens que l'on constate, sur cette scène drapée de rouge et de noir, pareille impuissance ? Il faut craindre que le cri d'Arafat ne soit figé en icône car il est porteur d'une esthétique du martyre qui dispense toute une nation du besoin d'agir en ce Vendredi saint interminable. Parce que les larmes soulagent le cœur, parce qu'elles lavent le corps des morsures salées de la douleur, les téléspectateurs arabes ont guetté en sanglotant la retransmission en direct du héros tragique atteignant au couronnement de sa destinée, celle qui parachèverait le mythe : qu'il finisse en martyr, en martyr, en martyr…
Non, les Palestiniens n'ont certes pas besoin de ressentir plus ce qui fait leur solitude, leur singularité, et ils ne souhaitent pas jouer davantage encore le rôle de victime expiatoire ! Ce qu'ils veulent, c'est exister hors de la métaphore, vivre là où ils sont nés, libérer ce morceau de terre qui est le leur, cette part d'humanité qui est la leur, de l'emprise des mythes et de la barbarie de l'occupation, du mirage d'une paix qui ne leur a promis que la destruction.
Mais leur droit à vivre, leur droit à une existence ordinaire, sur cette frange plus mince qu'un rêve mais suffisamment large pour un cauchemar, est sous le siège d'une réalité israélienne bardée de modernité guerrière et de mythologie raciste.
Sous le siège aussi d'un décret américain qui, en plaçant la destinée du monde entre les cornes d'un taureau pris d'un galop fou, a supprimé toute distance entre les Etats-Unis et Israël.
Sous le siège du suivisme absolu des Etats arabes, tellement absolu qu'ils ne savent même plus quémander, ni flatter une opinion publique en colère contre tout.
Et nous nous demandons combien de fois les Palestiniens devront être assiégés pour que les Arabes sentent qu'ils partagent le même destin, qu'ils sont eux aussi assiégés et prisonniers, mais sans offrir la moindre résistance… Les télévisions nous dispensent d'explication dans chaque maison, c'est notre sang qui est versé, dans chaque conscience. Ceux qui ne se sentent pas palestiniens aujourd'hui, au plus profond de leur cœur, ne reconnaîtront plus ce qui fonde leur identité, non pas que les valeurs "oubliées", jour après jour, au cours d'un processus de paix inique aient été retrouvées, mais bien parce qu'à une logique étroite de pertes et de profits, au pessimisme de la pensée, s'est substituée la volonté d'affirmer l'unique sens de notre existence : la liberté.
Les Palestiniens n'ont pas le choix : face au programme d'anéantissement que s'est donné l'occupation israélienne, largement dotée de subventions américaines, ils ont choisi de résister, de faire front, à tout prix, le dos au mur, les yeux tournés vers une lueur d'espoir, une lueur qui, inexplicablement, continue à apparaître grâce à leur courage.
Et nous nous demandons si, parmi ceux qui président, là-haut, aux destinées du monde, on a changé d'avis… L'homme de la rue a déjà sa réponse à cette fausse question. Mais il en est une autre, que l'on ne pose pas, et qui consiste à se demander si l'on peut encore croire qu'il y a, dans cette région, un peuple de trop, le peuple palestinien, pour la seule et unique raison que le sang qu'il verse est un appel à la liberté, dans un monde qui n'en veut pas car il ne recherche rien d'autre que la stabilité de la servitude, subie ou volontaire.
La guerre totale que les Israéliens livrent sur la terre de Palestine, dans ce qui fait l'âme de la Palestine, suscite bien des interrogations, en premier lieu sur les relations arabo-israéliennes et arabo-américaines. C'est Israël qui s'est empressé d'annoncer qu'il menait cette guerre pour sa survie, que sa "guerre de fondation" n'était pas encore achevée… Et quand donc le sera-t-elle ? Si cela veut dire quelque chose, c'est bien que la liquidation du mouvement national palestinien demeure à l'ordre du jour, y compris dans le contexte du processus de paix, que les Palestiniens sont toujours menacés dans leur existence.
C'est Israël qui nous incite à reprendre le combat là où nous l'avons commencé, à reconsidérer, non sans ironie, notre conception actuelle du conflit ; c'est lui également qui a déclaré la guerre à la paix, telle qu'elle avait été conçue. Qu'y a-t-il donc pour menacer son existence et le pousser à la défendre avec une telle sauvagerie ? Serait-ce la guerre que les Arabes ne lui déclarent pas ou bien la paix qu'ils lui proposent ?
Il faut que subsiste le mensonge pour que la société israélienne puisse continuer à faire bloc autour de ses mythes fondateurs, pour que l'on continue à défigurer la nature du combat entre une occupation qui touche à sa fin et une résistance qui s'approche de la victoire. L'occupation serait-elle une condition essentielle de l'existence d'Israël ?…
Notre seul salut passe par la défense de notre existence, en tant que Palestiniens, en tant qu'êtres humains ; la défense des "frontières" de cette existence, quand bien même nous avons le dos au mur… Nous n'avons pas le choix, pas le choix…
Mahmoud DARWICH
(paru dans As-Safir, Beyrouth le 5 avril 2002 ; dans la Revue d'études palestiniennes, n° 84, été 2002)
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