Paroles de femmes tunisiennes
« Le drame que nous avons vécu et qui continue pour des centaines de nos frères, est sans commune mesure avec ce que les femmes, épouses, mères et sœurs ont enduré pendant ces longues années », confia récemment Mohamed Tounekti, libéré au mois de mars 2005, après avoir purgé une peine de quatorze ans de prison, à Mohamed Lamari, son ami. Et d’ajouter « certes, les prisonniers ont connu l’humiliation, la torture, les procès iniques, l’enfer de la prison, mais la femme, qui a connu elle aussi le purgatoire, a assuré l’éducation des enfants, maintenu la cohésion de la famille, travaillé dur afin de pourvoir à nos besoins. C’est elle qui a entretenu l’espoir des prisonniers dans les ténèbres de leurs cellules ».
Et de s’écrier « …Gloire à Dieu et à la Femme Tunisienne » !
« 8 Mars journée internationale de la Femme »
Paroles de Femmes TunisiennesPar Ginette Skandrani 3 JUIN 2005« Le drame que nous avons vécu et qui continue pour des centaines de nos frères, est sans commune mesure avec ce que les femmes, épouses, mères et sœurs ont enduré pendant ces longues années », confia récemment Mohamed Tounekti, libéré au mois de mars 2005, après avoir purgé une peine de quatorze ans de prison, à Mohamed Lamari, son ami. Et d’ajouter « certes, les prisonniers ont connu l’humiliation, la torture, les procès iniques, l’enfer de la prison, mais la femme, qui a connu elle aussi le purgatoire, a assuré l’éducation des enfants, maintenu la cohésion de la famille, travaillé dur afin de pourvoir à nos besoins. C’est elle qui a entretenu l’espoir des prisonniers dans les ténèbres de leurs cellules ». Et de s’écrier « …Gloire à Dieu et à la Femme Tunisienne » !Gloire à la femme tunisienne certes, mais pas à toutes les femmes et encore moins à une certaine Nebiha Gueddana, ministre de la Femme et de la Famille qui, réagissant à un rapport d’A.I. du 3 juin 1993, intitulé « La torture, l’intimidation, le viol et le harcèlement pratiqués contre des centaines de femmes en Tunisie », écrit, dans les colonnes de la très accueillante Jeune Afrique, en juin 1993, à propos des femmes détenues dans les prisons : « Vous serez surpris de voir leurs conditions de vie. Elles bénéficient d’une formation professionnelle, d’activités de loisirs, de conférences. Elles ont la télévision, un jardin, un pédiatre, un médecin, un psychiatre »… « De quoi donner envie aux Tunisiennes de passer des vacances en taule », commentera Le Canard Enchaîné du 23 juin 1993. Gloire à la femme tunisienne certes, mais pas à toutes les femmes et encore moins à certaines de celles qui peuplent la secte de l’ATFD, longtemps aveugles, sourdes, muettes et insensibles à l’implacable répression qui s’est abattue depuis quinze longues années, sur leurs concitoyennes et qui n’ont pas trouvé mieux, pour annoncer leur engagement politique et mériter les miettes du festin européen, que d’appeler l’Etat policier à sévir contre les signes de religiosité qu’elles jugent envahissantes, de certaines de leurs consœurs ! Gloire à la femme tunisienne, à toutes celles qui ont été contraintes de divorcer de leurs maris emprisonnés, à toutes celles qui luttent au quotidien pour élever seules leurs enfants, celles qui, selon les propos de Noura Borsali « bataillent au quotidien, sans chercher à être sous les projecteurs et à accaparer l’attention autour d’elles » … « celles qui font preuve aujourd’hui et plus que jamais de courage en ces temps épiques que nous vivons»… «… toutes celles qui, toutes les semaines, se voient contraintes de transporter souvent dans des conditions déplorables des provisions à ceux ou à celles qui ne rêvent qu’à cet instant de les apercevoir ou de les entrevoir pendant un laps de temps- oh combien court- dans leurs lieux d’enfermement devenus leurs seuls lieux d’existence »… «…celles privées de leurs moyens de subsistance et préoccupées par leur pitance incertaine … celles interdites de parole et enfouies dans une peur quotidienne qui les assaille » … « celles qu’on agresse parce qu’elles ont osé dire non à la peur, à l’interdiction, en somme à la spoliation de leur citoyenneté mais sans qu’on parle d’elles… ». Gloire à la Femme Tunisienne dans la grande prison, aux épouses, filles, sœurs, mères et proches des centaines de prisonniers islamistes, des milliers d’anciens prisonniers et des tous nouveaux, dans les affaires de Zarzis, de l’Ariana et prochainement de Grombalia, incarcérés et lourdement condamnés au terme d’une loi « anti- terroriste » sortie de l’imagination maladive d’un régime terroriste, mais aussi en exil, à Malika, Amira et Bochra Manai… à Nour El Houda, dont le nom à lui seul est déjà tout un projet, à toutes les Ramla et encore… à toutes ces femmes françaises qui se sont mobilisées depuis le début des années 1990 pour la Tunisie, les Tunisiens et les Tunisiennes et se sont dépensées sans compter. A Hélène Jaffé (AVRE), Claudine Chiffaudel (C.A.A.R), Hélène Dupont (Libération de Nizar Châari), Violette Daguerre (C.A.D.H), Janine Borel (CLBA-La Conscience)… et à Ginette Skandrani qui n’a pas fini de payer son engagement pour toutes les causes justes à travers le monde. Et c’est en hommage à Ginette, au travail fabuleux qu’elle a accompli en solidarité avec les Tunisiens, bien longtemps avant tout le monde, que nous REpublions ces interviews qu’elle a réalisées dans les années 1998 et 1999 et par lesquelles elle a donné la parole à celles qui en étaient privées. 03/ 06/ 05 Ahmed Manaï I.T.R.I. Aïcha Keffi, 36 ans, professeur de théologie, mère d’une petite fille de 8 ans, arrivée en France le 6 juin 1998. Elle raconte : J’habitais à Bizerte, j’étais professeur de théologie dans un Lycée et en même temps je poursuivais des études à Tunis. J’ai été arrêtée et incarcérée en 1993 à cause des opinions politiques de mon mari qui vit en exil en France depuis 1992. J’avais récolté et donné de l’argent pour les familles des prisonniers du mouvement Ennahda dans le besoin. Je n’étais pas une militante et je n’avais commis aucun acte contre le pouvoir. J’ai été arrêté à plusieurs reprises entre 1993 et 1996 et à chaque fois questionnée sur mon mari : où il était, quelles étaient ses activités. La première fois en 1993, ils m’ont gardé quatre jours dans les locaux du poste de police de Bizerte, puis emmenée dans les locaux du Ministère de l’Intérieur. Les policiers ont arraché mes vêtements et m’ont menacé de viol. Ils m’ont frappé violemment sur la tête, la nuque, donné des coups de pied. Ils m’ont arraché les cheveux par touffes entières. Ils s’y sont pris avec une telle violence que cinq ans plus tard, j’ai toujours des douleurs dans la tête et dans la nuque. L’arrière de ma tête a été gonflé pendant très longtemps et encore aujourd’hui, je ne trouve pas de position pour dormir, après trois ans de séance de kinésithérapie. J’étais aussi paniquée de devoir laisser ma petite fille de deux ans toute seule. Etant déjà privée de son père, la pauvre avait tellement besoin de sa maman. Elle est d’ailleurs toujours traumatisée, plusieurs années plus tard, et malgré toute l’affection dont on l’entoure, elle n’a jamais pu oublier. - Et vos autres arrestations, elles se sont passées de la même façon ? Vous avez aussi été incarcérée pendant huit mois ? - J’ai été arrêtée et harcelée continuellement, jour et nuit, entre les arrestations depuis que mon mari a dû s’exiler pour sauver sa vie en 1992. En 1994, j’ai été jugée et condamnée à deux ans et trois mois de prison pour financement d’un parti politique et collecte de fonds, mais laissée en liberté et hautement surveillée. En appel, ma peine a été réduite à 9 mois. J’ai été incarcérée le 19 mai 1995, d’abord à Bizerte. « Vous savez, je dois vous dire et ceci en solidarité avec toutes les femmes qui passent par la centrale d’arrêt de Bizerte : le directeur de cette prison (M.E.K.) abuse sexuellement des femmes incarcérées. Il a surtout voulu abuser des femmes des dirigeants de Ennahda, pour les humilier. Certaines ont été violées. Quand la gardienne (Mme R.H.)m’a fait comprendre que ce serait bientôt mon tour en disant « Vous savez, c’est mon patron, je dois exécuter les ordres ». Je lui ai répondu : « C’est votre patron, ce n’est pas le mien ». J’ai été aussitôt envoyée par convoi à la prison de Monastir, pour me punir et rendre les visites de mes parents plus pénibles. Pendant ce temps, ma petite fille, était chez mes parents. Elle a pleuré tous les jours attendant sa maman derrière la porte d’entrée ce qui l’a fortement déprimée. Elle a été, lors de son arrivée en France dans un état psychologique déplorable dont elle se remet tout doucement. - Quand vous parlez de harcèlement entre les arrestations, ça se passe comment ? - Ils m’ont empêché de poursuivre mes études. J’étais en 3è cycle de théologie à la faculté de théologie de la Zeitouna à Tunis. Je voulais présenter ma thèse, tout en enseignant, ce qui était déjà compliqué car je me trouvais toute seule à assumer ma fille. Ils m’ont rendu mon déplacement impossible, car j’étais obligée de me présenter à tous les postes de police entre Bizerte et Tunis, distant de 60 km, ce qui était pratiquement impossible à réaliser. J’étais aussi obligée de me présenter au poste de police à Bizerte, certaines fois à plusieurs reprises la même journée. Je ne vivais plus, je n’avais plus de repos, les policiers faisaient irruption à la maison à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Je ne connaissais que la peur, je me méfiais de tout. Je n’osais plus sortir. - Vous vouliez rejoindre votre mari en France ? Est-ce que ça a été facile pour vous de quitter la Tunisie ? Comment avez-vous fait pour récupérer vos papiers, car d’après la majorité des réfugiés, le pouvoir confisque les papiers d’identité ? - Je n’ai jamais eu l’audace de demander des papiers. Avec la vague de répression qui a envahi toute la Tunisie, c’était trop risqué, surtout que j’étais toujours en procès. Je n’avais même plus le droit de quitter Bizerte et je devais toujours me présenter au poste de police. Vous savez, c’est une véritable guerre psychologique qui détruit toute la population y compris les plus forts. Celui ou celle qui n’a pas vécu cela ne peut comprendre. Tout le monde a peur. La répression, contrairement à ce qu’on raconte en général, ne concerne pas uniquement Ennahda. Tous les partis d’opposition sont la cible du pouvoir. Les gens de la ligue des droits de l’homme subissent le même sort. (Harcèlements, privations de ressources et de déplacement). Ils empêchent l’aide financière de la famille ou des proches qui sont à leur tour inquiétés. Concernant les femmes dont les maris sont en exil, là c’est vraiment un pur esprit revanchard, car ils savent bien que ces femmes s’occupent en priorité de l’éducation de leurs enfants. J’ai décidé de partir par n’importe quel moyen, je n’en pouvais plus. Ils sont arrivés à me déstabiliser complètement. J’ai d’ailleurs subi une grave dépression nerveuse que je soigne toujours. - Vous êtes arrivée en France le 6 juin 1997, vous avez été la première des « femmes otages » – pour lesquelles leurs maris avaient entamé une grève de la faim – libérée. Comment avez-vous eu votre passeport ? - Après l’intervention des autorités françaises, des associations de défense des Droits de l’Homme, c’est Amnesty International qui m’avait adoptée comme prisonnière d’opinion, la campagne faite en France pour libérer les « femmes otages en Tunisie », les policiers sont venus pour me demander de présenter mes papiers pour avoir un passeport en disant : « Vous avez eu une grâce présidentielle. Vous pouvez choisir : soit reprendre vos études et votre poste de professeur, soit rejoindre votre mari en France. Vous n’avez rien fait. Vous n’êtes responsable d’aucune violence. Vous avez le droit de vous déplacer tout en continuant à vous présenter au poste de police pour la signature ». J’ai choisi de partir, de rejoindre mon mari car je savais bien qu’ils n’allaient pas arrêter de me harceler. D’ailleurs après mon départ, ils ont harcelé tous les membres de ma famille en leur demandant « Comment elle a fait pour avoir ses papiers ? » - Vous n’aviez pas peur que cette autorisation de quitter le pays était un piège ? - Je n’avais rien à perdre. J’ai tenté ma chance. Nous n’avions aucune garantie. Avec ma fille, nous étions entre le rêve et la réalité. C’était notre ultime chance. Nous avons bien fait, car en arrivant en France, nous avons retrouvé la chaleur d’une famille, la paix, la stabilité. N’empêche, que les premiers jours, je me réveillais en sursaut à 8 heures pour me présenter comme d’habitude au poste. J’avais oublié que je n’étais plus en Tunisie. Encore aujourd’hui je ne supporte pas cette heure : 8 heures est une heure d’indignité. J’ai d’ailleurs commencé à écrire par rapport aux heures : De 7 heures à 8 heures le temps devient éternel De 12 heures à 13 heures, les heures passent lourdes Je vais aller une deuxième fois au poste de police J’ai peur de ne plus revoir ma fille La nuit je dors toujours avec la hantise du rendez-vous de 8 heures. L’heure du condamné, des insultes, des menaces. - Vous ne regrettez pas la Tunisie ? - Non pas la Tunisie d’aujourd’hui qui est devenue une grande prison où les Tunisiens étouffent. En France, j’ai trouvé la liberté de me déplacer de m’exprimer, même en tant qu’étrangère. Ma fille mène une vie équilibrée, en famille sans oublier qu’elle a des problèmes qui lui viennent de son enfance volée par le pouvoir tunisien. Je n’oublierai jamais ces moments affreux que nous avons vécu. Je ne travaille pas. Mon mari est responsable d’une société technico-commerciale. Je m’occupe de ma fille tout en continuant mes études en sciences politiques. - S’il y avait une ouverture du pouvoir en Tunisie, seriez-vous prête à y retourner ? - Bien sûr. Mais il me faudrait des garanties. On ne sait jamais qui va prendre la suite. Il y a des risques que le suivant prenne le même chemin totalitaire. - Vous dites que la Tunisie est un régime totalitaire. Comment voyez vous une future démocratie dans votre pays? - La démocratie, c’est déjà apprendre à accepter les autres tels qu’ils sont. Je suis contre le parti unique qui décide de tout, tout seul. Je respecte tous les partis. Le multipartisme, en instaurant la concurrence ne fera qu’enrichir la Tunisie. Ben Ali avait promis la démocratie pour le peuple et que la Tunisie serait pour tous les Tunisiens, vous voyez bien ce que ça a donné - Vous vous- êtes bien adaptée en France ? - J’ai beaucoup d’amis Français et étrangers, surtout Tunisiens. Mon quartier de banlieue est calme. Les gens sont serviables. Je n’ai aucun problème. - Le soleil tunisien ne vous manque pas trop dans cette grisaille Parisienne ? - De toute façon, en Tunisie nous n’avons pas droit au soleil, le pouvoir en profite tout seul. Quand vous n’avez pas le droit de vous déplacer, de quitter la ville pour aller à la plage, dites-moi comment vous pouvez profiter du soleil, quand vous passez vos journées entre les commissariats. Nous sommes enfermées chez nous, c’est une autre prison qui est encore plus dure que la première. Comme nous sommes des pestiférés et pour ne pas créer d’ennuis à nos proches nous nous enfermons chez nous. Ils veulent arriver au but de nous isoler chez nous et ils y arrivent. Ceci vaut pour tout le peuple tunisien.- Le pouvoir tunisien parle beaucoup de libération de la femme tunisienne est-ce un prétexte pour se donner un air respectable vis-à-vis de la Communauté Européenne ? - La femme tunisienne a toujours et de tout temps, été militante intellectuellement consciente de sa responsabilité. Elle tient toujours à sa position dans la société et croit que c’est seulement à travers la démocratie qu’on peut obtenir une société d’égalité entre les hommes et les femmes. Ca ne se décrète pas d’en haut, ça se gagne et ça se mérite. D’ailleurs il y a beaucoup de femmes en prison. Je pense constamment à deux amies de Bizerte : Mme Mahjouba Boukris, infirmière, purge une peine de 7 ans et 5 mois. Son mari travaillant aussi dans la santé, est en prison pour 12 ans. Ils ont trois enfants qui sont dans la rue, toute la famille étant en prison. Je m’inquiète beaucoup pour le sort de ses enfants. Mme Mahjouba a été arrêtée en même temps que moi, condamnée pour appartenance à un parti non autorisé et collecte de fonds. Mme Kairia Galali, elle aussi condamnée pour le même motif, purge une peine d’un an et 3 mois. Elle est âgée de 48 ans et mère de trois enfants. Encore une famille déchirée comme beaucoup de familles en Tunisie.Malika Khier Manaï, Tunisienne d’origine Algérienne, naturalisée en 1982, sage-femme, directrice de crèche à Ouardanine, est arrivée en France en octobre 1992 avec ses cinq enfants pour y rejoindre son mari, réfugié politique depuis 1991. Elle raconte : Je suis réfugiée politique alors que je n’ai jamais fait de politique. Je n’ai appartenu, ni adhéré et encore moins milité dans aucun parti politique, organisation ou association légale ou interdite. Mon mari par contre a fait de la politique. Il était dans l’opposition comme il se doit pour un patriote dans un pays livré à l’arbitraire. Il a été candidat indépendant aux élections législatives de 1989 et candidat à la candidature à l’élection présidentielle de mars 1994. Nos ennuis avaient déjà commencé en 1987, du temps de Bourguiba, avant que Ben Ali, a l’époque premier ministre ne s’empare du pouvoir. Mon fils Bilal a été arrêté et a été condamné à 3 ans et 3 mois de prison pour appartenance à une association non reconnue par l’Etat. Il a fêté ses 15 ans en prison. Mon mari a été arrêté en avril 1991 à Tunis, maintenu au secret pendant 14 jours et sauvagement torturé au Ministère de l’Intérieur. Il fut relâché sans inculpation et autorisé à voyager à l’étranger pour reprendre son poste aux Nations Unies. Mes enfants et moi, par contre, sommes demeurés en Tunisie, otages du pouvoir. Mon mari a dénoncé, de l’étranger, les conditions de vie de ses concitoyens, l’emprisonnement, la torture et les atteintes aux droits de l’homme. Les représailles contre sa famille n’ont pas tardé. Ma fille, 15 ans à l’époque, a été arrêtée en octobre 1991, en classe, et inculpée d’appartenance à une association interdite. Une semaine plus tard, ce fut le tour de son frère âgé de 18 ans. Leur procès ont duré dix mois et ont donné lieu à 23 audiences. Ils ont été acquittés en première instance puis en appel. En mai 1992 la police a commencé à faire le siège de notre maison. Ce blocus a duré 43 jours. Nous avons fait face à des persécutions continuelles, à des provocations des comités de quartier. La famille, les amis terrorisés ont fini par nous fuir. Ceux qui sont restés en contact avec nous ont subi des menaces proférées par les autorités. Notre isolement était total. Je voyais pourtant ce qui se passait autour de moi : des milliers de personnes dont beaucoup de femmes victimes innocentes de la répression aveugle et sauvage qui s’était abattue sur la Tunisie depuis quatre ans. J’ai connu personnellement une dizaine de femmes, au gré des audiences de tribunal, des visites à la prison ou à l’hôpital, dans les postes de police et de la garde nationale. Des femmes violentées, menacées de viol, battues, torturées, persécutées, harcelées systématiquement par les autorités. Mais quand ma fille a recommencé à être menacée, j’ai décidé de fuir avec mes cinq enfants. Q : Comment vous avez réussi à échapper à la surveillance et à fuir la Tunisie ? C’était vraiment la grande évasion. Ahmed l’a décrite sommairement dans Supplice tunisien, mais en réalité c’était plus compliqué. Cela avait nécessité de longs préparatifs, pendant des mois, une coordination avec le passeur en Algérie, des contacts, des messages codés au téléphone qui était sur écoute. En fait, je me demande comment notre projet n’a pas été découvert depuis les premières semaines et comment six personnes, soumises à une étroite surveillance policière, ont réussi à voyager de jour, par les transports publics, de Ouardanine, au Sahel, jusqu’à Ghardimaou, à la frontière algérienne, dans un pays quadrillé par la police, sans qu’elles soient contrôlées une seule fois. Mais c’est la grâce Divine ! Je le raconterais peut-être un jour ! Q : J’imagine, que ça n’a pas été facile pour toi qui aimes la Tunisie, de recommencer si facilement une nouvelle vie en France? M.K. : J’ai abandonné une maison que nous avions construite de nos mains avec le produit de plus de vingt ans de travail et un métier où je m’épanouissais, un quartier vivant et chaleureux, un endroit que j’aimais énormément. Mais la vie de mes enfants était en jeu. Je n’avais plus le droit d’hésiter. Nous sommes passés par l’Algérie pour rejoindre la France. Arrivée à Paris, maman m’a dit : « Ma fille Dieu t’aime pour t’avoir permis d’échapper à ce bourreau et d’avoir pu garder ta dignité » Je n’ai jamais oublié ces phrases. Peu importe la grande maison, le boulot, le soleil, le climat, les jolies plages et la vie communautaire s’il faut payer par la peur, les angoisses, la crainte que le bourreau vous massacre vos enfants. Et puis la dignité, ça ne se marchande jamais. Ma mère avait raison. Q : Dis, moi Malika, je vais te poser une question un peu indiscrète. En Tunisie, d’après ce que tu m’as raconté, tu portais le hidjab, alors que là tu ne le portes plus, du moins depuis que je te connais, je ne t’ai jamais vu le porter. Pourquoi ? M.K : L’Etat Tunisien m’avait collé une étiquette d’islamiste ce que je n’ai jamais été. Par contre je suis musulmane pratiquante et respectueuse des traditions de l’islam et je l’ai toujours été. J’ai donc porté le hidjab considérant que c’était une forme de résistance au moment où les femmes qui le portaient allaient en prison. Je voulais protester contre cette tyrannie et exprimer ma solidarité avec ces femmes. Q : Dis moi, Malika depuis que nous organisons des rassemblements sur les atteintes aux droits de l’homme, à la liberté d’expression, que nous dénonçons les tortures, les emprisonnements arbitraires ou le manque de justice en Tunisie, ne penses-tu pas qu’il serait de la plus extrême urgence d’unir l’ensemble de l’opposition Tunisienne, toutes tendances confondues ? L’union fait la force c’est bien connu. M.K : C’est aussi mon avis. L’instauration d’une société plurielle ne se fait pas sans transition. Cependant l’opposition tunisienne qui est très diversifiée politiquement et idéologiquement est quand même bien éveillée aux dures réalités que leur impose un général président sans vergogne, qui n’hésite pas à exclure par tous les moyens les mécontents. Prisons, tortures, viols, intimidations sont devenus le quotidien de tout un peuple. Tous les opposants tendent, chacun de créer sa propre mini- organisation par des activités médiatiques – relations, presse, livres journaux- en s’organisant tant bien que mal. Cela ne suffit plus. Même si les avis diffèrent, ils seront tôt ou tard conduits à œuvrer pour un même but : exiger la libération sans condition de tous les prisonniers d’opinion et à terme la démission de Ben Ali. Si nous voulons construire une alternative à la dictature, pour une société multipartiste et respectueuse des différences nous sommes condamnés à nous unir. Sinon cette situation risque de durer longtemps et aucun d’entre nous ne reverra la Tunisie. Q : Ben Ali se veut toujours le champion de défense du statut de la femme dans la société tunisienne et donne toujours en exemple la femme tunisienne par rapport à la condition féminine dans le monde arabe. Je me suis toujours méfiée en entendant ce genre de discours tenu par un anti-démocrate. Quel est ton avis ? M.K : Avant lui, Bourguiba s’était déjà fait un grand défenseur de la condition féminine (interdiction de la polygamie entre autres, ramadan à la carte pour les femmes). Il voulait surtout faire ressembler la femme tunisienne à l’image de la femme occidentale. Ce qui est une image faussée car depuis des décennies la femme tunisienne s’est montré concernée et impliquée dans le développement de la société. En 1969, ma belle-mère organisait déjà, avec un groupe de femmes de Ouardenine une manifestation contre la collectivisation forcée des terres. Elle est d’ailleurs restée toute une journée en garde-à-vue. Ben Ali a freiné l’élan de toutes ces femmes, en imposant plusieurs interdits (entre autres : le port du hidjab), accompagné de toute une escorte de harcèlements, d’exclusions, de marginalisations, d’atteintes à la pudeur, pour leurs opinions ou celles de leurs parents. Dans les faits, il a visé l’opposition féminine toutes tendances politiques confondues. Certaines femmes, avec beaucoup de courage, prennent conscience qu’il faut dénoncer les persécutions dont elles sont victimes et interviennent souvent dans les médias pour secouer l’opinion internationale et relayer l’opposition de l’intérieur du pays. Les femmes islamistes ne peuvent quant à elles, réagir car elles sont écrasées immédiatement et n’obtiennent pas beaucoup de soutien international. Ce qui prouve en tout cas, que nous les femmes, nous n’avons pas attendu un dictateur pour nous libérer. Wassila Soltani Réfugiée tunisienne en France depuis 1993, originaire de Tunis, enseignante à l’école primaire nous raconte : Le 16 novembre 1990, c’était un mercredi, si ma mémoire ne me fait pas défaut, j’étais à la maison avec maman et mes deux filles. Maman venait de me ramener mes deux filles, Chayma un an et Asma deux ans et demi, pour qu’elles restent avec moi pendant deux semaines, car c’est elle qui les garde pendant que je travaille. Il était 20 h 30, j’attendais mon mari et tout à coup j’entends frapper à la porte de la chambre. Je dis « entre » croyant que c’était mon mari. J’ai entendu une voix d’homme criant : « ouvre la porte ». J’avais la petite dernière sur les bras car elle était fiévreuse et j’ai ouvert la porte. Ce que j’ai vu en premier, c’était un pistolet pointé fermement sur ma poitrine. J’ai reculé en essayant de tirer la porte et j’ai vu plein d’hommes en civil qui chargeaient des pistolets. J’ai dit : « Mais qu’est-ce qu’il y a ? Où est mon mari ? ». Il y a un civil qui rigole en disant : « Ton mari où il est ? » J’avais très peur car ils sont rentrés dans la chambre des enfants, au premier étage. Ils avaient sauté par-dessus le mur pur s’introduire dans la maison, car la porte était fermée. Quand ils avaient frappé à la porte, ils avaient déjà fouillé le rez-de-chaussée du duplex que nous habitions, pendant que j’étais occupée en haut, avec mes enfants et ma mère malade. Q : Et les enfants, j’espère qu’ils dormaient toujours, car ce genre de situation est un véritable drame pour l’enfance tunisienne car elle risque de les traumatiser à vie ? S.W : Au début oui, ils dormaient. D’ailleurs les policiers ont caché leurs pistolets et m’ont dit « laissez les enfants, et donnez- moi la clef de la porte d’entrée ». Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Il y avait 21 policiers en civil dans la maison, je les avais comptés. Il y en avait encore plus dehors, plus les voitures, les projecteurs. Tout le quartier était ameuté. La rue était entièrement déserte, les gens se sont tous enfermés chez eux. Un voisin m’a dit, bien plus tard : « Un policier m’a dit : rentre chez toi et ferme la porte ». Ils m’ont demandé les clefs, car le chef ne voulait pas grimper sur le mur car il était en costume cravate et devait donc passer par la porte. Je paniquais et ne me souvenais plus où j’avais mis les clefs. Ils ont commencé par me rassurer en disant : « Bois de l’eau, tu es jeune, ce n’est rien ». C’est comme s’ils me draguaient. Ils me mettaient la main sur l’épaule et tout ceci devant ma mère. Ma mère a pris peur et a dit « Où sont les clefs, cherche les clefs ». Quelqu’un est rentré dans la chambre à coucher et a trouvé les clés, a ouvert la porte pour faire rentrer le chef. J’étais appuyée en bas de l’escalier, il m’a croisé en montant. Au même moment, le bac de lessive accroché derrière la porte de la salle d’eau qui venait d’être fouillé, est tombé en faisant un grand vacarme. Les policiers ont tous couru vers l’autre côté en criant « prends ton pistolet ». Ils sont allés se cacher derrière la vigne. Q : De quoi avaient-ils peur ? Je ne les trouve pas très courageux. Vous qui saviez que c’était un bac de lessive qui leur faisait peur, ça a dû vous amuser et surtout vous rassurer de les voir se cacher ? « J’ai dit n’ayez pas peur, c’est le bac de lessive que vous avez mal raccroché tout à l’heure quand vous avez fouillé la salle d’eau ». S.W : Je n’avais pas tellement peur pour moi, mais je pensais à mes enfants et à mon mari qui n’était toujours pas rentré. Le chef m’a demandé mon nom et mon métier et m’a dit : » On rentre dans la chambre « . Il a ouvert la porte de la chambre des enfants qui dormaient toujours. Il a fermé et a dit « suis- moi ». Nous sommes rentrés dans le salon. Il a commencé à fouiller partout. Q : Il ne vous a pas dit ce qu’ils cherchaient? S.W. : Non. Tous les policiers fouillaient partout même derrière les cadres, les livres. Ils avaient trouvé un petit cahier où la petite, celle de deux ans et demi, essayait d’écrire. Un policier m’a demandé : « C’est quoi ça ? » J’ai dit : « C’est le cahier de ma fille ». « Elle a quel âge ? » » Deux ans et demi » « Elle sait écrire ? » « Oui je lui apprends les lettres en arabe ». » Vous êtes propriétaire de la maison ? Elle est à vous ? » « Oui ». Puis ils s’essuient les pieds sur le tapis. Q : Pourquoi font-ils ce geste ? S.W. : Je ne sais pas, peut-être qu’ils sont jaloux car la maison est à nous et surtout elle est bien entretenue. Le chef est très poli et contrairement à ses troupes me parle tout doucement, mais il ne me dit toujours pas pourquoi ils sont là. J’ai demandé : « Vous cherchez quoi ? » « On fait notre travail ». Après la fouille, un des policiers a emmené le cahier de ma fille. Il y avait un cadre au-dessus de l’armoire avec une photo de mon mari et moi, faite le jour de nos fiançailles. Un des policiers a demandé : »C’est lui ? » J’ai dit oui. Il a retourné le cadre. Je ne comprenais toujours pas pourquoi ils étaient là. Q : A l’époque dont vous me parlez, il me semble que la répression sévissait déjà largement ainsi que la chasse aux Nahda, donc vous deviez bien vous douter que toute ce théâtre concernait votre mari ? S.W : Mon mari avait déjà été arrêté en 87, sous l’ancien régime et avait fait 6 mois de prison sans jamais avoir été jugé. C’est un musulman pratiquant qui n’a jamais fait de politique et ne s’est jamais occupé de rien ; Ce n’est même pas un militant. Quand ils ont quitté la maison, ils ont dit : »Votre mari doit venir nous voir dès son retour ». J’ai dit : « Ou doit-il venir » « Il le sait. » J’ai pensé qu’ils l’avaient peut-être déjà arrêté. Quand je suis descendue, j’ai trouvé tout en désordre, tout était pèle mêle. Le repas était toujours sur la cuisinière. Personne n’avait dîné, même les enfants s’étaient endormis le ventre creux, car nous attendions mon mari. Il n’est jamais rentré. Ils ont laissé des policiers dans la rue. Je tremble de peur et ne peux même plus me tenir debout. Je m’inquiète pour les enfants et ma mère qui n’arrête pas de pleurer. Le matin, à 6h et demi, j’ai pris mon cartable et je suis allée à l’école. En rentrant, à 4 h et demi j’ai trouvé ma mère et mes enfants complètement paniqués. Il y a des gens qui étaient passés dans la journée pour se renseigner sur mon mari, dont personne n’avait de nouvelles. Q : Quand avez-vous eu de ses nouvelles? S.W : Il avait quitté la Tunisie, je ne connais pas la date exacte. Il m’a envoyé une lettre de Libye disant que tout allait bien. Q : Ils ont continué à vous harceler ? S.W : Un proche m’a dit que j’étais suivie en permanence par deux personnes. Il est certain qu’ils pensaient que mon mari n’allait pas tarder à me contacter. Ils sont aussi allés chez mon beau-frère pour le chercher. Ils l’ont emmené au commissariat de police pour l’interroger durant toute une journée. Q : Et vous êtes restée toute seule dans la maison ? S.W : Mes parents habitent Le Kef, c’est au nord de la Tunisie. Mon père a insisté pour que je ne reste pas toute seule. J’ai fait une demande pour changer d’école et je suis allée enseigner à l’école primaire de Kef. Mais comme ils s’en sont pris à toute la famille, mon autre frère a été gardé deux jours à la police, toute la famille a été interrogée, mon père, ma mère, mes sœurs. Mon autre frère inscrit en fac a été privé de bourse. Je portais à l’époque un petit foulard, car le « hidjab » était interdit. Ils m’ont ordonné d’enlever le foulard devant mes élèves. Je l’ai enlevé car j’avais besoin de travailler, me retrouvant toute seule avec mes enfants. J’aime beaucoup mon métier, j’aime beaucoup enseigner aux enfants. Q : Mais vous-mêmes, à part les harcèlements dont vous parliez, ne vous ont-ils plus convoquée à la police ? S. W : Un soir de janvier 1992 après 19 heures, ils m’ont enmenée en voiture au commissariat, il faisait déjà nuit. Ils ont klaxonné devant la porte de mon père au Kef. Il y avait deux policiers. Ma sœur a ouvert la porte. Ils ont demandé : « Où est Wassila ? ». Je venais de terminer la prière et je suis sortie. Ils m’ont demandé ma carte d’identité. J’avais très peur car des bruits commençaient à se répandre sur les femmes qui subissent les violences policières. J’ai montré la carte, ils l’ont prise en disant : « Viens tout de suite au commissariat ». Nous sommes dans une petite municipalité et les femmes n’ont pas l’habitude de sortir la nuit, surtout non accompagnées par un membre masculin de la famille. Mon père n’étant pas rentré, j’ai demandé à ma mère de m’accompagner, avec ma fille. Les policiers, à mon arrivée ont dit : « Ah ! C’est toi ! C’est Wassila !! Attends !!! » Après une demi-heure d’attente, les deux policiers qui m’ont emmenée sont revenus et l’un d’entre eux m’a appelé dans un bureau. Et quel bureau !! De ma vie, je n’avais jamais rien vu d’aussi sale. Il y a des bouteilles de vin vides qui traînent partout, des bâtons et tout un fouillis de choses. C’est sale, dégoûtant et ça pue. Le chef, comme l’appelaient les policiers, est installé derrière son bureau. Il me dit « ferme la porte derrière toi ». Il a une enveloppe avec des photos. Il regarde les photos. J’étais installée sur une chaise avec ma petite fille sur les genoux. Il m’a demandé mon nom, si je faisais la prière et si je portais le « hidjeb ». (En ce moment là, j’avais bien trop peur pour le porter.) Il m’a dit : « Si tu mets le « hidjab » gare à toi. Ton mari c’est un cochon, un chien. Il va mourir dans une cellule. Il fait n’importe quoi celui-là ». Ma fille a dit : « Mais comment il traite mon papa qui est si gentil ? » Elle a commencé à pleurer silencieusement et à trembler. « Depuis, combien de temps n’as-tu pas couché avec ton mari ? ». L’autre policier a dit : » Hé ! Fais attention c’est un manque de respect ». Celui qui m’interrogeait a dit » Fais attention à toi, car je peux te garder ici ». Ils m’ont relâchée tard dans la nuit. Chaque jour ils passent devant la maison et demandent « Où est ton mari ? » Ils ont interdit aux femmes du village de porter le »hidjeb » et de mettre un petit foulard à la place et chaque jour ils passent pour contrôler ce que les femmes portent sur leur tête. Q : C’est ridicule ! Est-ce qu’ils poussent l’absurde jusqu’à rentrer dans les maisons pour contrôler la tête des femmes? S.W : Pas toujours. Mais une de mes amies qui balayait devant la porte et qui portait un foulard pour se protéger de la poussière a été emmenée au poste. Elle n’a jamais été pratiquante. Malgré mon attachement à la Tunisie, j’ai commencé à réfléchir aux moyens de la quitter pour ne pas créer des ennuis à ma famille. J’ai quitté ce pays la mort dans l’âme. Q : Donc, vous attendez avec impatience de pouvoir retourner en Tunisie avec votre mari et vos enfants ? S.W : Ma fille a dix ans maintenant, elle pleure tout le temps car elle veut revoir sa grand-mère. Je voudrais revoir ma famille, mes amis. Mon frère a eu sa maîtrise en droit social, mais malheureusement à cause de la discrimination qui reste toujours envers la famille, il ne trouve pas de travail. Q : Vous pensez que la dictature finira par s’atténuer, et qu’un jour vous pourrez rentrer chez vous ? S.W : Je n’ai pas beaucoup d’espoir, surtout après les 99,44% de Ben Ali. Jamila Ghaffar Jamila Ghaffar de Tataouine, mariée, mère de six enfants: deux garçons de 15 et 9 ans, et quatre filles de : 13, 12, 10 et 7 ans. La petite dernière est née alors que son papa était déjà exilé, elle l’a vu pour la première fois alors qu’elle avait déjà 6 ans passés. Mère au foyer, femme d’un responsable syndical régional, fonctionnaire à la Direction Régionale de l’Equipement, elle raconte : « Nos problèmes avaient déjà commencé en 1985 lorsque mon mari était responsable syndical régional de l’U.G.T.T, au moment de la crise syndicale provoquée par le parti au pouvoir : le NEO-DESTOUR (Bourguiba, déjà Ben Ali et M’zali). C’était ce qu’on a appelé la guerre des clans, qui commençait à préparer la succession du pouvoir. Hedi Baccouch était le directeur du Neo – Destour. Mon mari, qui a refusé de se soumettre lorsque le syndicat a été récupéré par le pouvoir, a été contraint de démissionner de sa fonction syndicale. Les harcèlements ont commencé à cette époque. Tous les syndicalistes indépendants étaient dans le même cas. Après le coup d’Etat de Ben Ali, tout le monde espérait un changement, surtout que le discours du 7 Novembre avait redonné confiance au peuple. Les syndicalistes comme mon mari avaient beaucoup attendu du nouveau gouvernement. Ils ont vite compris qu’ils ont été trompés. Ben Ali a commencé par sélectionner une équipe de syndicalistes de l’UGTT qui lui étaient dévoués et qui étaient plus à son service qu’à celui des travailleurs. Il y a eu une prise de pouvoir dans le syndicat en 1988. Habib Achour, le chef syndicaliste a été éliminé car la ligne Achouriste était la plus indépendante. Mon mari a quand même été réélu secrétaire général régional du syndicat, par la base de la région, car il était très estimé de ses collègues. Il a en 1989, soutenu la liste indépendante pour les élections législatives de 1989. C’est à cette occasion que nous avons découvert le vrai visage de Ben Ali et de son régime qui avait trompé tout le monde. Le masque est tombé ce 2 avril 1989, car la répression a commencé et ne s’est plus arrêtée depuis ce jour. Un mois après les élections législatives la police est devenue très active. Mon mari savait qu’il allait être une cible dans les jours qui allaient suivre, à cause de son soutien à la liste indépendante. Il a été convoqué au commissariat pour remettre son dossier à jour et pour cela, il devait apporter des photos d’identité. Mon mari ne comprenait pas, car son dossier était récent. On lui a répondu que c’était la Direction Centrale qui l’avait exigé. En même temps plusieurs collègues et amis lui ont fait comprendre qu’il était sous surveillance et qu’il devait faire très attention. Un agent a demandé des renseignements sur mon mari auprès des voisins. Cette surveillance a duré presque une année. Le 30 juillet 1990, un des collègues de mon mari a été arrêté, accusé injustement de trafic de faux papiers, d’organisation de rassemblements et de collecte de fonds. Ce collègue ayant été sauvagement torturé et n’ayant pu résister, a donné des noms dont celui de mon mari qui était donc recherché Il a immédiatement pris la décision de fuir. Nous n’étions pas au courant, personne de son entourage n’a rien su. Il est sorti le matin et n’est plus rentré le soir. Toute la famille était inquiète. Q : Comment avez- vous su qu’il était arrivé à s’enfuir ? J.G. j’étais surprise, je ne pensais pas qu’il allait quitter la maison. Je n’étais au courant de rien. Il y avait une telle tension autour de nous, j’étais angoissée et en même temps je devais me taire, ne pas poser de questions. Le pire, c’est que je n’avais aucune nouvelle. Je ne savais même pas s’il était en fuite ou s’il lui était arrivé quelque chose. Pendant une semaine, je pensais qu’il allait finir par rentrer. J’attendais toujours. Puis, un mois plus tard, j’ai fini par comprendre qu’il ne rentrerait plus avant que la situation politique ne change. Q : La police ne vous a-t-elle pas interrogée ? J.G : Elle est venue trois fois le premier jour de sa disparition. Ils ont demandé de ses nouvelles à tous les membres de la famille. Mon beau-père, mon beau-frère, ma belle-sœur et moi-même ; nous avons tous répondu : » Il est allé faire des courses » La police est revenue une semaine plus tard. Ils ont posé les mêmes questions, mais d’une manière beaucoup plus agressive. Ils ont interrogé tous les enfants, des petits jusqu’aux grands : » Où est votre père ? ». J’étais alors enceinte de trois mois et très fatiguée. Ils sont revenus tous les jours. Puis ils ont espacé leurs visites, tout en organisant un blocus autour de la maison. Ils ont commencé à se servir des mouchards – des voisins ou même des gens que je pensais proches de nous – qui nous surveillaient jour et nuit. Il y avait deux voitures garées devant la porte pour observer les allées et venues des visiteurs. Ils prenaient l’identité des gens qui osaient encore venir nous voir. Nous étions complètement isolés de tous. Q : Et vous, comment avez-vous vécu ce harcèlement ? J.G : Très mal, surtout que je ne savais rien de mon mari. Plus tard il m’a expliqué que c’était pour ma sécurité et celle des enfants et de la famille qu’il m’a laissée dans l’ignorance et que ça lui a été tout aussi pénible de ne pas savoir ce qui se passait dans sa famille. Il a voulu nous protéger, c’est pour cela qu’il n’a même pas donné un coup de téléphone ou fait passer des nouvelles. Voyant qu’il n’y avait aucune nouvelle, au bout de trois mois, les policiers ont commencé à venir à la maison, à tout moment, de jour comme de nuit et sans prévenir. Ils ne sonnaient pas, ils forçaient souvent la porte. Ils ont tout fouillé, même les chambres de mon beau-frère et de ma belle-sœur. Ils n’ont même pas respecté mon beau-père de 87 ans. Ils l’ont fait se lever pour fouiller son lit. Ils cherchaient des papiers. Ils ont confisqué le passeport de mon beau-frère et de sa nièce qui était étudiante à Kairouan, les actes de propriété de la maison, divers papiers dont un permis de conduire et pris les petits bijoux des fillettes. Q : Avez-vous tout de suite compris ce qui vous arrivait, pourquoi la police s’acharnait contre votre famille ? J.G : Ils avaient déclaré une guerre sans merci contre les gens d’Ennadha et leurs familles, ou leurs sympathisants. Après la conférence de presse du Ministre de l’Intérieur Kallal Abdallah, le nom de mon mari avait été cité dans le journal comme acteur d’un prétendu complot. Il n’était pas, à cette époque membre d’En Nadha, mais il a quand même été accusé. J’ai compris qu’il était en fuite et qu’il ne pouvait nous contacter à cause du système répressif qui s’était mis en place. Q : Et vos enfants, comment ont-ils vécu cette période? J.G : L’aîné, qui avait 7 ans à l’époque a souvent été arrêté sur le chemin de l’école. Les policiers le faisaient monter en voiture pour lui poser des questions. Il était traumatisé et ne voulait plus aller à l’école, car il avait vu les menottes sur le siège arrière de la voiture. Il me demandait tout le temps : « Qu’est ce que je dois faire ? » Je lui répondais : « Tu ne sais rien, personne ne sait rien « . Plus tard, ils l’ont emmené au commissariat. Il était terrorisé, d’ailleurs tous mes enfants l’étaient. C’était la guerre des nerfs pour toute la famille. Les voisins n’étaient pas méchants, mais ils étaient incapables de faire quelque chose, de venir à la maison par peur d’être interpellés, d’être dénoncés par les mouchards. L’ambiance générale du quartier avait changé, tout le monde se méfiait de tout le monde, l’atmosphère était étouffante. Je ne sortais plus de la maison, ma belle famille s’occupait des courses. Presque toutes les familles des militants syndicaux ou politiques étaient dans le même cas. Q : De quelle façon avez-vous appris que votre mari avait réussi à fuir ? J.G : Presque par hasard, par des connaissances qui m’ont dit en août ou septembre 1991, que mon mari se trouvait en Algérie et qu’il avait passé par Tripoli pour fuir la Tunisie. Je n’ai d’ailleurs appris, qu’en arrivant en France il y a environ un an, comment il s’était caché en Tunisie pendant quelques mois, puis sa fuite à travers la Libye et l’Algérie. Q : Comment avez-vous pris la décision d’essayer de quitter la Tunisie avec vos enfants ? J.G : C’était pour moi du domaine de l’impossible. Je ne pensais pas revoir un jour mon mari. J’étais désespérée. Puis l’occasion s’est présentée au moment où, lors du voyage de Ben Ali en France en octobre 1997, plusieurs familles ont été libérées. Q : Est-ce que vous étiez sur la liste des familles, dont les grévistes tunisiens de la faim en France, avaient demandé la libération ? J.G : Je n’ai jamais su. C’est la police qui est venue me voir. Une semaine avant mon départ, ils étaient passés pour me poser quelques questions : « Où est passé l’argent que ton mari t’a envoyé ? Tu as reçu du courrier, montres le nous. D’où vient l’argent que vous dépensez ? » J’ai répondu : « Il nous vient du beau-père, d’ailleurs nous ne faisons aucune dépense exceptionnelle. Nous portons toujours les mêmes vêtements ». La surveillance avait toujours continué. Nous étions suivis pendant les courses ou lorsque nous allions voir un médecin. Puis un jour, la surprise est arrivée. Deux voitures se sont arrêtées devant la maison. Q : Pourquoi deux voitures ? J.G : Car il y a deux services : un de la Garde Nationale et l’autre de la Police politique et ils viennent toujours à deux. Ils sont rentrés dans la maison. L’un d’eux m’a demandé des nouvelles de mon mari et l’autre m’a dit : « Nous avons l’ordre de vous faire des passeports. Il faut nous accompagner immédiatement, vous et vos enfants, au commissariat ». Mon beau-frère qui était présent a dit : « Les enfants sont à l’école et je n’ai pas de voiture pour aller les chercher « . Nous n’avions pas de photos, pas d’extraits de naissance. Ils ont répondu que ce n’était pas un problème que c’était leur affaire et qu’ils allaient s’en occuper. Je les ai accompagnés, toujours avec les deux voitures. Nous avons cherché les enfants à l’école puis nous avons fait les photos, cherché les extraits de naissance à la mairie. J’ai trouvé bizarre que ces extraits aient été délivrés aussi vite. Nous avons eu les passeports en deux heures. A ce moment-là, les policiers m’ont dit : « Vous pouvez aller rejoindre votre mari qui est en France, à condition d’informer la police sur le jour et l’heure quand vous quitterez le territoire avec vos enfants. On m’a donné le passeport le 22 Octobre, le jour où Ben Ali visitait la France. Mon rêve se réalisait. J’allais quitter ce cauchemar. Q : Vous ne regrettez pas la Tunisie ? J.G : Je ne regrette rien, car rien ne me donnait ni la joie, ni le bonheur. J’ai été opprimée alors que je n’ai jamais fait de politique. J’étais pratiquante musulmane et j’élevais mes enfants. Je n’ai jamais travaillé en dehors de mon foyer. Ca a été un soulagement pour moi de retrouver mon mari, d’apprendre qu’il avait le statut de réfugié politique depuis 1992, qu’il avait trouvé un emploi d’agent de surveillance après cette longue période où il a dû se cacher et qu’il pouvait de nouveau vivre comme tout le monde. J’ai surtout été soulagée de quitter cet enfer et que mes enfants puissent réapprendre à sourire. Q : Et pourtant, j’imagine que vous aimez votre pays ? J.G : Qui n’aime pas son pays ? Mais il n’y a plus rien qui m’y rattache. Je n’arrive pas à oublier les années noires que j’y ai vécu. Q : Vous pensez y retourner un jour ? J.G. : Si un jour, il y a une démocratie et une justice pour tous, j’y retournerai volontiers. Q : Et vos enfants, comment ont-ils vécu cet exil, comment se sont- ils adaptés à l’école ? J.G. : Au début c’était très difficile, surtout à cause de la langue qu’aucun d’entre eux ne maîtrisait, mais ils ont commencé à suivre des cours de soutien à l’église de Bois-Colombes donnés par le Comité de Soutien aux réfugiés et cela leur a été très profitable. Nous espérons qu’ils finiront par oublier le cauchemar qu’ils ont vécu. Cet entretien a été réalisé par Ginette Skandrani et Malika Manaï Mémoire de Lycéenne : Amira Manaï de Ouardanine, Wilaya de Monastir, venait de fêter ses 15 ans lorsqu’elle a été arrêtée le 15 octobre 1991 au Lycée. Cette date est restée inscrite dans sa mémoire. Elle raconte : J’étais en troisième année secondaire. J’ai été arrêtée à la sortie du cours de gymnastique, au moment où je me rendais en cours d’arabe. Le surveillant m’a appelé en disant : « On a quelque chose d’important à te dire ». Dans le bureau du surveillant, j’ai trouvé trois autres filles du lycée venant des classes supérieures (seconde et terminale). Nous avons tout de suite compris, vu l’ambiance générale, que nous allions être arrêtées. D’ailleurs peu de temps auparavant, plusieurs jeunes lycéens avaient déjà subi le même sort et l’on en discutait dans le lycée. J’ai demandé au surveillant pourquoi il nous avait convoqué j son bureau. Il a répondu : » Ce n’est rien du tout, Juste quelques questions à vous poser. Ne vous inquiétez pas. Nous allons d’ailleurs prévenir vos parents. » Environ une demi-heure plus tard, une voiture de police est arrivée. Nous étions toutes stressées. Les autres filles ont paniqué, pleuré. Ma panique s’est exprimée par le sourire. Les deux policiers nous ont emmené en voiture. Q : De très jeunes filles emmenées dans une voiture de police, entre deux cours, dans un lycée d’Etat, ça devait quand même être très inquiétant ? A.M. :Ils viennent au moment des cours, quand il n’y a personne dans les couloirs, quand les portes des classes sont closes, quand il n’y a ni prof, ni élève dehors. Ils procèdent à leurs arrestations d’une manière très discrète. Quand ils nous ont sorties du bureau, le surveillant a bien vérifié si la voie était libre et que personne ne pouvait nous voir. La voiture a roulé très vite pour éviter le regard de certains élèves qui venaient de sortir dans la cour au même moment. L’arrestation de quatre filles a immédiatement été diffusée car des élèves nous ont aperçu dans la voiture de police. Q : Si je comprends bien, l’administration en favorisant cette discrétion était complice de la police, ce qui est contraire à la déontologie de tout enseignement éducatif ? L’administration est non seulement complice, mais, pire nous étions surveillés par des élèves qui jouaient les espions. Ils étaient rémunérés pour services rendus par l’administration. Ils épiaient tous les faits et gestes de tous les élèves. Q : Vous les connaissiez? Les élèves étaient-ils au courant de cette infiltration ? A.M. Oui. Ils étaient d’ailleurs tenus à l’écart, personne ne les fréquentait. On savait tous qu’ils étaient complices de cet état de suspicion qui régnait au lycée. Vous savez, à l’époque – et je ne pense pas qu’il y ait eu un changement Entre- temps car ça se saurait – tout le monde se méfiait de tout le monde, au lycée, dans la rue, même en famille. Q : Ils vous ont emmenées où ? A.M. Au commissariat de Monastir. Dans la voiture, j’ai été la seule à essayer de discuter avec les policiers qui ont d’ailleurs répondu assez poliment à mes questions concernant notre arrestation et la durée de la garde-à-vue. » Oui on va être très accueillant avec vous. On va vous garder quelques jours. On a tout ce qu’il faut, on est bien équipé, les chambres sont confortables, il y a même la télé. » En arrivant au commissariat, j’ai été surprise de trouver des gens de ma ville. Je voyais bien qu’ils avaient été torturés. Ils attendaient leur tour pour être interrogés. J’ai aperçu l’un d’entre eux, qui était appuyé contre un mur. Il avait des bleus partout sur la figure. Il était tout enflé. Il avait un œil au beurre noir. Nous étions entourées par trois policiers qui nous forçaient à marcher vite. J’ai juste eu le temps d’entrevoir les gens, mais la scène nous a beaucoup marquées. Q : Comment s’est passé l’interrogatoire ? A.M. Ils nous ont emmenées dans un bureau où il y avait quatre policiers. Ils nous ont pris nos cartables pour les fouiller. Ils ont demandé notre identité. Ils ont d’ailleurs ironisé sur mon prénom : « Amira (princesse en arabe) avec le prénom de ta mère Malika (la reine) ça fait très famille royale. » Ils ont emmené mes trois camarades dans un autre bureau, me laissant toute seule. Un secrétaire a sorti sa machine à écrire et l’interrogatoire a commencé. Les policiers se sont relayés pour me poser des questions. Peu de questions me concernaient directement. Ils m’ont surtout interrogée sur mon père. A chaque fois qu’un policier rentrait dans la pièce, il demandait : « C’est bien la fille à Manaï ? » Q : Quel genre de question concernant ton père ? Où se trouve actuellement ton père ? Quelles sont ses relations ? Tu connais les gens qu’il fréquente ? Un des policiers était très agressif. A cette période, comme c’était interdit au lycée, je ne portais pas le « hidjab » pendant les cours. Mais je le mettais dès la sortie. Le policier m’a demandé pourquoi je portais le hidjeb. » C’est ton père qui t’a forcée à le porter ? » Je lui ai répondu : « Ce n’est pas le cas. D’ailleurs ma mère ne le porte pas. C’est par conviction que je le porte. » Je l’ai d’ailleurs porté très jeune, sans être influencée par personne. Bien au contraire, mon entourage ne comprenait pas toujours ma décision. J’ai choisi librement et en toute connaissance de cause de porter le hidjeb. C’était aussi une manière de m’affirmer en tant que jeune fille musulmane. Ce policier était très vulgaire et d’une agressivité choquante. Ils étaient d’ailleurs tous très impolis et sans respect pour mon jeune âge. A un moment donné, j’ai refusé de répondre. Il a sorti son revolver, l’a posé sur la table et m’a dit : « Si tu ne réponds pas à toutes les questions posées concernant ton père, on va changer de méthode. » Il utilisait son fouet et frappait sur le bureau ou par terre pour créer une tension de peur. Il a vu que je ne pleurais pas et que je gardais mon calme et ça l’a énervé. Comme j’avais tendance à sourire, il croyait que je me moquais de lui. A un moment, j’ai dit « On me parle poliment sinon je ne réponds plus ». C’est là que le commissaire de Ouardanine est rentré dans la pièce et m’a dit : » On ne va pas trop t’embêter avec les questions. Mais tant que tu n’auras pas répondu, nous serons obligés de te garder et l’interrogatoire sera plus long. Je suis depuis longtemps en poste à Ouardanine et je n’ai jamais entendu quelque chose de désagréable concernant votre famille. Vous avez une bonne réputation. Je connais tous les membres de votre famille. Vous êtes très appréciés. » Contrairement aux autres policiers, il était très calme et très poli. Mais il posait les mêmes questions. « Où est votre père? J’ai répondu : « Aucun d’entre nous ne sait où il est. Je vous jure que je ne sais rien et je ne peux pas inventer. » Ils m’ont aussi demandé où était mon frère Bilal. Dans quelle Fac se trouvait-il? J’ai dû mentir par peur qu’on l’arrête. J’ai dit : « Il est à Tunis » Malheureusement ça n’a pas empêché son arrestation dans la soirée. Ils m’ont gardée une demi-journée. Q : Ta famille a dû s’inquiéter de ton absence ? Ta mère a-t-elle été prévenue ? A.M. Ma mère qui avait été prévenue, est arrivée au bout de trois heures. Ils lui ont dit : « Ta fille a avoué ». Elle a réagi vivement : « Qu’est ce qu’elle a avoué ? » « Qu’elle faisait partie d’un mouvement non autorisé ». Elle s’est énervée et leur a répondu que c’était quelque chose qu’ils avaient inventé de toutes pièces. Elle a signé un papier et a pu me ramener à la maison, mais mes ennuis ne faisaient que commencer, car ma convocation de me présenter au Procureur de la République a empoisonné ma vie. Q. : Lorsque je discute avec les tunisiennes, toutes tendances politiques confondues, elles disent toutes que l’isolement qui suit l’enfermement est souvent pire que la prison, je pense que la surveillance que tu as dû subir, a dû être terrible vu ton jeune âge? A.M. Le jugement n’a été prononcé qu’un an après l’arrestation et j’ai été déclarée innocente. Mais en attendant, j’ai été empêchée de poursuivre mes études, le lycée m’étant interdit tant que je ne ramenais pas la preuve de mon innocence. Je suis restée à la maison durant trois mois, récupérant les cours pour ne pas avoir de retard dans mes études. Malheureusement les amis de classe m’ont fuie par peur d’être inquiétés à leur tour. Il y avait juste une amie qui a eu le courage de continuer à m’amener les cours. C’était une période où nous étions très surveillés. Nos voisins, nos amis, même certains membres de notre famille s’étaient écartés par peur des terribles persécutions qui s’abattaient sur les gens fréquentant les suspects d’opposition à la politique de Ben Ali. Au bout de trois mois, j’allais très mal moralement, je ne supportais plus la solitude. Ma mère a pris la décision de m’inscrire dans un lycée privé à Sousse, car l’espoir de ma réintégration dans mon lycée commençait à s’amenuiser. Pendant toute cette période je passais devant le juge pour mineurs, soit tous les lundis, soit un lundi sur deux. Je ne le savais jamais à l’avance, et ça perturbait mon emploi du temps. L’affaire a passé en cour d’appel et c’est là que j’ai rencontré beaucoup d’autres jeunes filles arrêtées dans le même cas que moi. La majorité d’entre elles ne portait même pas le hidjeb, mais elles avaient quelqu’un dans leur famille qui était opposant à la politique répressive de Ben Ali. J’ai compris l’étendue du désastre dans lequel était tombée la société tunisienne. Après mon passage en Cour d’Appel, le juge a prononcé mon innocence. Q : Que penses-tu du modèle de la femme tunisienne libérée et moderne qu’essaie d’imposer Ben Ali – comme récemment lors de la venue du couple Clinton – alors que personne n’ignore plus que nombre de femmes sont en prison, soit pour délit d’opinion, soit pour soutien à un de leur parent soupçonné d’être dans l’opposition ? A.M. Ben Ali répète souvent que les « Islamistes » obligent les femmes à ne pas étudier, à ne pas travailler, à rester à la maison. Je connais personnellement beaucoup de femmes tunisiennes, portant le hidjeb, qui poursuivent de hautes études et certaines sont médecins, journalistes, professeurs et d’autres métiers du même genre. En fait, à travers le message qu’il donne de la femme, c’est une image faussée qu’il donne de l’ensemble de la Tunisie. Si on compare les réalisations des femmes, je pense que la femme tunisienne a pris une certaine indépendance avant l’arrivée de Ben Ali. Ce n’est pas lui qui a initié l’émancipation sociale, culturelle ou politique de la femme. Bien au contraire, en empêchant l’opposition de s’exprimer, il a aussi ralenti l’expression de la Tunisie au féminin. En tous les cas, la femme restera toujours un élément important du changement politique en Tunisie. Le gouvernement veut nous faire sentir que s’il exerce une telle pression contre nous c’est par rapport à nos parents opposants, c’est pour nous obliger à baisser la tête, pour nous apprendre à être des moutons dociles, des Tunisiennes modèles à montrer aux touristes. Dans mon cas, c’est le contraire qui s’est produit car j’estime beaucoup ce que fait mon père et je suis en accord avec toutes ses initiatives. Malgré tous les problèmes, je l’ai toujours soutenu et continuerai à le soutenir. Agée de 42 ans originaire de Sousse, institutrice bilingue, 4 enfants (deux filles de 17 et 14 ans et deux garçons de 11 et 12 ans), raconte : « Je suis venue en France de façon tout à fait normale en février 1987 accompagnant mon mari qui devait terminer ses études de psychiatrie. J’ai été arrêté à l’aéroport de Tunis où mon passeport a été confisqué. Mon beau-frère travaillant à la police et étant un confrère de Ben Ali, à l’époque ministre de l’intérieur a donné l’ordre de me rendre mon passeport. Ma famille a de tout temps eu des problèmes avec le pouvoir tunisien. Déjà en 1981, lors de mon mariage, mon frère jumeau et mon beau-père, arrêtés n’ont pas pu assister à mon mariage. Q : Votre famille était-elle déjà reconnue comme pratiquante ? Mme.E : Mon père était muezzin et c’était lui qui faisait l’appel à la prière depuis 40 ans à la grande mosquée de Sousse. Lorsque mon frère a été arrêté, le pouvoir a demandé à mon père de quitter son poste qui d’ailleurs était bénévole. Q : Etiez-vous tous pratiquants dans la famille ? Mm E : Nous sommes sept filles et nous sommes toutes pratiquantes. Les trois garçons aussi. Mon frère qui a 38 ans aujourd’hui a été arrêté en 1987, car il était membre de Nahda. Après quatre mois et demi de détention, de torture et d’humiliation, il a été libéré et acquitté. Mais le calvaire a véritablement commencé en avril 1991. Mon plus jeune frère, Bouraoui a été arrêté d’une façon absolument barbare. Il était quelqu’un de très discret. Un groupe de policiers est venue encercler le quartier. Ils ont cassé la porte de l’appartement, ils ont pris mon frère et l’ont emmené directement au Ministère de l’Intérieur. Sa femme enceinte, ayant assisté à toute cette sauvagerie a failli faire une fausse-couche. Il a été violemment torturé. Les gens qui l’ont vu inanimé, les jambes raides, nous ont dit qu’il était mort. Mon frère a fait le tour des morgues pour y chercher le cadavre. Le Ministre de l’Intérieur a convoqué les proches suite à la rumeur, alors qu’il avait tout d’abord dit ne rien savoir de lui. La famille a reçu l’autorisation de lui rendre visite. Il était complètement inanimé et ne bougeait pas. Même lors de son procès en 1992 il a été amené sur un brancard, car il ne pouvait se déplacer suite aux tortures. Mon frère et mon beau-frère ont été arrêtés en même temps. Mon père qui avait 77 ans étant hypertendu et diabétique a fait une hémiplégie partielle et ne s’en est jamais remis. Heureusement que j’étais en France. J’étais partie avant le déclenchement des événements. Q : Si je comprends bien, vous n’êtes jamais retournée en Tunisie ? Mme E : Je n’ai jamais pu retourner, même pour assister à l’enterrement de mon père. D’ailleurs je n’ai plus de passeport. Il était périmé en 1996 et je l’avais donné à renouveler. Le Consulat m’a opposé un refus. J’ai d’ailleurs eu énormément de problèmes, suite à cette situation, ainsi que mon mari pour renouveler notre carte de séjour et les papiers des enfants. Il a fallu que mon mari prenne contact avec le député de notre commune et envoie plusieurs courriers à d’autres députés. Avec le Comité des Sans Papiers, nous avons lutté et envoyé au moins 300 lettres dont celles adressées à toutes les ambassades en Tunisie, à l’Unesco, à l’Unicef etc. Les enfants ont eu leurs passeports tunisiens. Mon mari et moi sommes toujours apatrides. Nous ne pouvons quitter le territoire français. Mon mari étant médecin et travaillant dans les hôpitaux publics a été handicapé dans l’exercice de sa fonction par sa privation de passeport. Q : Et votre famille en Tunisie, est-elle toujours persécutée ? Mme.E. :Aucun membre de ma famille, ascendants et descendants, n’a de passeport et ne peut donc quitter le pays, car leur père, leur mère, leur frère, leur sœur ou un lointain cousin s’appelle Maklouf. Mon beau-frère a été arrêté et torturé car il avait participé à une manifestation contre la guerre du Golfe. Après sept mois de détention, il devait être libéré. Ses affaires étaient déjà chez lui et à la dernière minute, ils ne l’ont pas laissé sortir. Ma sœur a craqué et fait une dépression, car il a été recondamné à un an et demi de prison pour le même délit alors qu’il avait déjà purgé sa peine. Et ce n’est pas fini, car dernièrement il a été recondamné à quatre ans et demi de prison, toujours pour avoir participé à une manifestation de solidarité avec les frères irakiens en 1991. C’était un riche commerçant, très connu, et n’avait aucune relation avec les musulmans pratiquants. Son frère, lui aussi, non- pratiquant a été arrêté et détenu pendant plus de quatre mois. Les autorités lui ont dit: « Si vous voulez sortir, il faut partager vos biens. Il faut laisser la part de votre frère sans la faire fructifier ». La boutique a été fermée pendant six mois, ce qui a occasionné le chômage de 50 personnes. Le gouvernement a partagé les biens entre les trois frères, fait fonctionner les 2/3 et laissé l’autre tiers à l’abandon. Il a été obligé de signer des papiers dans les postes de police huit fois par jour. Sa femme a été obligée de travailler comme vendeuse pour subvenir aux besoins des enfants, car la famille n’avait pas le droit de les aider. Son fils traumatisé par la violence de l’arrestation de son père est toujours suivi par un psychiatre. Mon frère Bouraoui est toujours en prison condamné à vie car il est Nahda. Ma mère n’ose plus demander des nouvelles. Deux fils et un gendre arrêtés, dix petits-enfants sans pères, c’est toute une famille déchirée. Q : Vous m’avez dit que c’est toute la famille Maklouf qui est soupçonnée d’être dans le mouvement Nahda ? Vous ne pouvez rentrer au pays, vos frères sont en prison. Vos sœurs ont-elles aussi eues des problèmes? Mme.E : Les autorités s’en prennent autant aux hommes qu’aux femmes, elles ne font aucune différence. Je me rappelle en 1991, ma belle-sœur, après l’arrestation de son mari a été emmenée au Ministère de l’Intérieur à Tunis pour l’interroger sur ses revenus depuis qu’elle était toute seule. Elle était enceinte de sept mois et très fatiguée. Elle s’est évanouie. Ils ont eu peur et l’ont amené à la station de louage pour qu’elle rentre toute seule jusqu’à Sousse. Ma sœur aussi a subi la suspicion. Elle ne pouvait rencontrer personne pendant toute la durée de l’emprisonnement de son mari. Elle est sortie une seule fois pour présenter ses condoléances à l’occasion de la mort du père de sa copine. Sa copine et sa mère ont été immédiatement arrêtées et questionnées. Elle n’a plus revu personne. Q : Est-ce que vous avez des nouvelles récentes de votre famille ? Mme E : C’est toujours la même chose. Ils sont toujours espionnés, toujours surveillés. Les parents qui veulent voir leurs enfants ou leurs parents en prison ça leur coûte très cher. La prison est toujours très éloignée. Les détenus de Sousse sont à Bizerte, ceux de Bizerte sont à Gabès, au sud. C’est épuisant, les voyages coûtent cher, durent des fois toute une journée pour voir le prisonnier pendant dix minutes et à travers deux grillages. Q : Vous m’avez dit que votre petit frère est en prison depuis 1991 ? Mme.E : Il a d’ailleurs une fille huit ans qu’il n’a jamais vu autrement qu’à travers des barreaux. Il n’a jamais pu la serrer dans ses bras. Sa femme a été arrêtée dans la rue. On lui a arraché son foulard. Ils ont piétiné le foulard et elle a dû promettre qu’elle ne le porterait plus. Elle a d’ailleurs dû signer un papier. Q : Donc, en Tunisie, il vaut mieux ne pas porter le » hidjeb »? Mme.E : S’il n’y a pas trop de tension, de surveillance de la police dans la rue, les femmes portent le »hidjeb ». Si elles voient que la tension monte, elles l’enlèvent, vite fait. Ils essaient de donner une certaine image de liberté, surtout en été avec les travailleurs immigrés qui viennent passer leurs vacances au pays, et les nombreux touristes donc il y a moins de tension et les arrestations sont plus discrètes. Q : Mais pourquoi toutes ces persécutions ? De quel péril ont-ils peur ? Pourquoi toute cette paranoïa maladive ? Mme E : En Tunisie, tu es persécuté si tu es membre de Nahda ou soupçonné de l’être ou si tu as des relations avec des algériens. Si tu reçois un Algérien chez toi tu es interrogé par les policiers. Q : Et les Libyens ? Comment sont-ils reçus en Tunisie ? Mme. E : Ils veulent bien des Libyens car ils leur apportent des devises. Q : Mais pourquoi se focaliser sur les Algériens. Je me suis souvent rendue compte, du temps où je traversais la Tunisie avec des copains ou copines Algériennes, qu’ils ou elles étaient toujours suspectés et interrogés plus longuement que les autres ? Mme E : Pour le pouvoir de Ben Ali, les Algériens sont tous des terroristes. Chaque Algérien qui traverse la frontière est suspect. Q : Que pensez-vous du statut social de la femme tunisienne. Il y avait eu énormément d’acquis, il y a une dizaine d’années. J’ai l’impression que la Tunisie a du retard actuellement sur sa voisine. Je connais bien les femmes libyennes et je sais qu’elles sont très introduites dans les ministères, les institutions, les entreprises où elles ont souvent des postes de responsabilité. Qu’en est-il en Tunisie Mme.E : Pour avoir ce statut-là, il faut être une femme occidentalisée et dans les bonnes grâces du pouvoir. Il ne faut pas avoir des idées divergentes. D’ailleurs peu importe la divergence : religieuse, politique, sociale ou culturelle. Pour vivre en Tunisie il faut savoir suivre les normes. Il faut être des « Beni oui oui ». Une femme peut dire « Non » à tout sauf au pouvoir de Ben Ali. Car alors ce sera une catastrophe personnelle pour elle et pour toute sa famille. Le statut de la femme a beaucoup régressé depuis les premières années de l’indépendance. Bourguiba avait fait beaucoup pour les femmes, pour l’égalité, pour le respect du statut féminin. Avec Ben Ali c’est une catastrophe pour tous, femmes et enfants y compris. La liberté de la femme est résumée dans le matérialisme, la consommation et dans les apparences. Le pouvoir ne veut pas que les femmes soient cultivées, instruites, qu’elles pensent par elles mêmes ni qu’elles soient indépendantes dans leur choix. Le sens de la famille commence, à cause de la suspicion et de la mauvaise ambiance et de la répression, à se disloquer comme en 0ccident. C’est l’individualisme et le chacun pour soi. Je ne suis pas contre l’0ccident, mais dans chaque culture, il faut choisir ce qui nous fait progresser, pour atteindre le niveau des pays développés sans détruire notre identité. Aicha Dhaouadi Ce témoignage de Aicha Dhaouadi, réfugiée tunisienne, ancienne prisonnière d’opinion, a été fait au cours de la rencontre organisée le 26 juin 1999 à Paris à l’occasion de la Journée internationale des Nations unies en soutien aux victimes de la torture. Les actes de la rencontre ont été publiés sous le titre : Tortures, prisons et prisonniers politiques en Tunisie et peuvent être consultés sur de nombreux sites. Mesdames, Messieurs, L’ONU, qui s’intéresse à la manière dont sont traités tous les êtres humains, y compris ceux qui se trouvent détenus, s’est dotée d’un certain nombre d’instruments de droit international visant à protéger et à garantir les droits de l’homme et les libertés fondamentales au sein des prisons. Force est de constater que l’application de ces principes est déficiente en Tunisie, en dépit d’un discours officiel vantant le mérite de celle-ci dans ce domaine. De nos jours, ce n’est plus une inconnue! Les prisons tunisiennes sont devenues des lieux d’atteintes graves et systématiques aux droits humains les plus élémentaires. Les victimes de ces pratiques sauvages ne se comptent plus. Aujourd’hui, je suis venue témoigner de toutes atrocités commises derrière les barreaux dans ce pays qui se veut “havre de paix”. Je suis venue aussi parler au nom de tous les prisonniers politiques, étant moi-même ancienne détenue de conscience, vous faire part de leur calvaire et briser le mur de silence aussi pénible et coupable à leurs yeux que les barreaux et les murs de leur prison. La première chose qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque le mot prison est la question de l’isolement…Alors que les règles de l’ONU dans ce domaine précisent que les conditions dans lesquelles l’isolement doit être prescrit doivent être énoncées avec la plus grande précision et que “l’isolement prolongé” peut constituer une forme de torture, ce phénomène est devenu dans notre pays une forme de punition et de destruction pratiquée d’une manière organisée, systématique et arbitraire contre les détenus politiques. L’enfermement individuel dans des geôles exiguës, l’éloignement des prisonniers de leur lieu de résidence, les tracasseries et menaces dont font l’objet leurs proches pour qu’ils renoncent à leur droit de visite, s’inscrivent dans une démarche visant à couper le prisonnier politique des mondes “intérieur” – c’est-à-dire la population carcérale – et “extérieur” – famille et proches – et confirme ainsi le caractère torturant de l’isolement. Hélas, l’isolement n’est pas le seul instrument de torture utilisé par les détracteurs des prisonniers d’opinion en Tunisie, les peines et les traitements sont tout autant assimilables à la torture et à des peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants. Les prisonniers politiques, notamment ceux d’Ennahdha (La Renaissance) vivent au quotidien et endurent le supplice des mauvais traitements, de l’humiliation, de la violence, des chantages, de l’abus et de l’agression sexuels. Battus, fouettés, intimidés, violés- les femmes surtout -, les prisonniers d’opinion doivent faire aussi à des mesures discriminatoires, notamment la privation de soins médicaux (nombreux sont ceux qui ont payé de leur vie l’absence ou le retard prémédité de soins), la détérioration et l’insuffisance de la nourriture (elle est confisquée lorsqu’elle provient des proches), l’interdiction d’accès à tous les moyens d’information (médias, presse), le traitement du courrier… Ces conditions de détention extrêmement mauvaises, non seulement violent le droit du détenu à la dignité mais constituent aussi une punition cruelle et injustifiée, dangereuse pour la santé et même pour la vie du détenu: à ce titre, elles violent son droit à ne pas subir “la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants” reconnus par l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. A la fin de ce témoignage toujours éprouvant pour moi et indignant pour les défenseurs de la cause humaine, je voudrais rappeler aux tortionnaires quels qu’ils soient, commanditaires ou exécutants, que les conventions internationales dont ils se font les chantres stipulent qu’ “aucun responsable de l’application des lois ne peut infliger, susciter ou tolérer un acte de torture ou quelque autre peine ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ni ne peut invoquer un ordre de ses supérieurs ou des circonstances exceptionnelles telles qu’un état de guerre ou une menace de guerre, une menace contre la sécurité nationale, l’instabilité politique intérieure ou tout autre état d’exception pour justifier la torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.” A vous, Mesdames, Messieurs, ici présents, à tous les défenseurs des droits de l’homme, je voudrais dire que notre combat contre l’arbitraire et la torture doit être sans faille et sans répit…La grandeur des droits de l’homme est que pour toute victime qu’ils sont censés défendre, il y a toujours un défenseur. Rachida BEN SALEM-M’BAREK, Agée de 32 ans, mère de deux petites filles de cinq et sept ans a été condamné à deux ans et trois mois de prison ferme. Elle a été arrêtée le 18 mai 1997 à Ben Gardane, dans le Sud Tunisien, pour avoir tenté de franchir la frontière libyenne avec ses deux petites filles. Elle voulait rejoindre son mari réfugié politique aux Pays-Bas et quitter une atmosphère devenue de plus en plus oppressante. Elle n’a pourtant jamais fait de politique, se contentant d’élever ses deux petites filles. Mais comme cela est très courant en Tunisie, le pouvoir harcèle constamment les proches parents et amis des opposants ou prétendus tels et cherche à se venger des épouses de ceux qui sont arrivés à quitter le pays. Des milliers de femmes se plaignent de ces pratiques d’un autre âge, certaines ayant même été forcées de demander le divorce. Comme leurs passeports sont confisqués, elles ne peuvent quitter le territoire. Elles n’ont souvent aucun moyen de subsistance pour élever les enfants, ne pouvant travailler Elles ne peuvent compter ni sur leurs familles, ni sur leurs relations qui sont étroitement surveillées et considérées comme suspectes. Après un dur séjour de 13 jours au Ministère de l’Intérieur, Rachida a été transférée le 31 mai à la prison des femmes de Mannouba. La première audience de son procès n’a eu lieu que le 28 août 1997. Elle a été condamnée à deux ans et trois mois de prison. Ayant fait appel de sa condamnation, sa peine a été rallongée de trois mois, ce qui fait qu’elle entame sa deuxième année de prison. Rachida a été adoptée comme prisonnière d’opinion par Amnesty International et l’OMCT/SOS TORTURE, ce qui a contribué à faire connaître la dégradation des droits humains et spécifiquement l’atteinte au droit des femmes en Tunisie. De nombreuses femmes, certaines souvent sans jugement, croupissent depuis plusieurs années dans les prisons tunisiennes. Il suffit qu’elles soient liées de près ou de loin à des opposants, où qu’elles aient cherché à quitter clandestinement le pays, où qu’elles osent défendre les femmes poursuivies, comme l’avocate de Rachida, Radhia NASRAOUI, pour tomber sous le couperet de la machine judiciaire mise en route par les autorités du général Ben Ali. Contrairement à la propagande officielle tunisienne sur le statut de la femme tunisienne, ses droits, ses acquis, ses avancées politiques ou sociales, des milliers de citoyennes ayant osé revendiquer le droit à la parole ou continuant à soutenir leurs proches parents incriminés, sont soumises aux châtiments collectifs et à l’humiliation quotidienne. La libération de la femme passe aussi par le respect de la femme citoyenne à part entière. L’association des Avocats Européens Démocrates et l’association Avocat pour Avocat, soutenues par A.I. et une organisation des réfugiés ont organisé un rassemblement en toge d’avocat devant l’ambassade de Tunisie à LA HAYE le 18 mai 1998, pour protester contre les persécutions des femmes et défendre leurs homologues tunisiens. Les diplomates tunisiens ont bouclé toutes les entrées de l’ambassade en refusant à toute personne l’entrée des locaux. Cette initiative originale et spectaculaire ne demande qu’à se reproduire ailleurs pour aider non seulement les femmes et leurs avocats, mais l’ensemble des prisonniers d’opinion. Ginette Skandrani |
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