28 avril 2010

Tu écris avec quelle main ?

mercredi 28 avril 2010 - 06h:32

Ramzy Baroud


Extrait du livre "Mon père était un combattant de la liberté, l’histoire de Gaza telle qu’on ne vous l’a jamais racontée"
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Ramzy Baroud

Tu écris avec quelle main ?

Dans notre camp de réfugiés, les écoles étaient fermées pendant de longues périodes tout comme les autres écoles de la bande de Gaza. Un matin d’une de ces journées sans école, mes frères et moi faisions la grasse matinée. Ma mère s’apprêtait à regarder une rediffusion matinale de “MacGyver”, une série US qui passait à la télévision jordanienne. Parfois, elle me demandait de lire les sous-titres, mais ce matin-là, elle se contenterait de regarder MacGyver transformer des événements quotidiens banals en prouesses impressionnantes qui stupéfiaient ses adversaires, en se passant de mes commentaires. Mon père repérait la chaîne pendant que ma mère partait préparer le thé.

Brusquement, j’ai été réveillé par une grosse botte appuyée contre mon visage. Mes frères aînés étaient particulièrement casse-pieds, mais mettre leur pied sur mon visage pendant que je dormais aurait été trop cruel, même pour eux. En me réveillant, je me suis trouvé entouré d’une foule de soldats qui avaient envahi la maison. Ils avaient poussé la grande porte, étaient entrés silencieusement et s’étaient frayés un chemin jusqu’à la chambre à coucher principale où mes frères et moi étions endormis. Anwar avait le sommeil lourd et il ne s’est réveillé que lorsque deux soldats ont commencé à le bourrer de coups de pied et à s’en prendre à son matelas.

Ma mère est arrivée en courant de la cuisine, pensant que le chahut venait d’une bagarre entre ses cinq fils, et elle est tombée sur une unité de l’armée israélienne passant les menottes à ses enfants qu’ils traînaient vers la rue. La scène était courante. Les soldats envahissaient souvent les maisons et cassaient les bras et les jambes des hommes et des garçons de manière à envoyer un avertissement sévère aux autres habitants du voisinage pour que ceux-ci comprennent que le même sort leur serait réservé s’ils poursuivaient leur intifada.

Mon père parlait un bon hébreu ; il l’avait appris pendant les années où il avait fait des affaires en Israël. Ma mère ne le parlait pas du tout, mais même si elle avait connu la langue, elle n’aurait pas été capable d’articuler la moindre phrase. Après un moment de silence, elle a poussé un cri et les a interpellés : « Je t’en supplie, soldat. Mes fils dormaient. Ils n’ont rien fait de mal. Je te baise la main, ne leur casse pas le bras. Je t’en supplie, qu’Allah te rende à ta famille sain et sauf. Que dirait ta mère si quelqu’un venait casser les bras de ses enfants ? Ô Allah, viens à mon secours. Mes enfants sont la seule chose que j’ai dans cette vie. Ô Allah, j’étais orpheline et j’ai grandi dans la pauvreté et je ne mérite pas cela ».

Au début, les soldats n’ont pas prêté attention aux supplications de ma mère et lui ont simplement répliqué : « Ferme-la et rentre », mais ses pleurs ont alerté les femmes du voisinage qui servaient de première ligne de défense dans de telles circonstances. Celles-ci se sont rassemblées devant leur maison en hurlant et en criant alors que les soldats nous alignaient contre le mur et apportaient leurs battes. Les soldats avaient pour habitude de demander à celui qui avait été désigné pour un tabassage : « Tu écris avec quelle main ? » et lui cassaient ce bras-là d’un coup de batte, puis ils cassaient l’autre bras et ensuite les jambes.

Quand le soldat a posé l’horrible question à un de mes frères, les supplications de ma mère se sont transformées en cris inintelligibles ; elle est tombée à terre et elle serrait les jambes du soldat comme dans un étau. Le soldat essayait de se dégager et deux autres sont venus à sa rescousse. Ils frappaient la frêle femme dans la poitrine avec la crosse de leur mitraillette tandis que mon père s’interposait entre le soldat en colère et ma mère désespérée.

Encouragées par la violence du spectacle, d’autant plus que ma mère semblait se noyer dans le flot de sang s’écoulant de sa bouche, les femmes du voisinage se sont rapprochées en jetant des pierres et du sable sur les soldats. Ce qui devait être un tabassage ordonné de plusieurs garçons s’est transformé en une scène chaotique dans laquelle les femmes bravaient les fusils et le gaz lacrymogène et les insultes lancées par les soldats israéliens, lesquels ont finalement battu en retraite dans leurs véhicules militaires et ont quitté la zone.

Grâce à ma mère, nos os sont restés intacts ce jour-là, mais elle en paya le prix. Elle était couverte de coups et saignait. Sa poitrine était meurtrie et elle avait plusieurs côtes cassées. On l’a emmenée d’urgence à un hôpital local et elle est restée immobilisée pendant plusieurs jours. Sa santé se détériorait au grand étonnement des médecins de l’hôpital Ahli qui espéraient qu’elle finirait par se remettre. Quelques jours plus tard, les médecins ont découvert que ma mère avait un myélome multiple. Apparemment, elle était malade depuis un certain temps, mais sa maladie avait été exacerbée par la violence de l’affrontement, ce qui n’augurait pas bien de la suite.

Elle a alors annoncé à la famille qu’elle souhaitait mourir à la maison car il n’y avait rien que les hôpitaux locaux, sous-équipés, puissent faire pour elle. Mon père ne voulait même pas en entendre parler. Mais comment soigner une malade atteinte de cancer qui a des côtes cassées, sans assurance-maladie, avec peu d’argent, dans une zone paralysée par les grèves, les couvre-feux et la violence quotidienne ?

Odyssée

Mon père a utilisé ce qui restait des économies de la famille pour soigner la maladie agressive de ma mère. Il a loué un taxi qui les accompagnait dans les dispensaires, les hôpitaux et les pharmacies. Les jours où on annonçait une grève générale, ils devaient marcher parfois pendant des heures. Ils étaient fréquemment absents, et ils rentraient épuisés. Ma mère se jetait sur son lit et mon père restait assis pendant de longues périodes entre quintes de toux et larmes.

Mais ma mère s’est encore affaiblie et avec le temps elle ne pouvait pas bouger sans de terribles douleurs. Mes parents ont décidé qu’ils ne pouvaient plus nous laisser seuls dans notre quartier qui était devenu très dangereux. Ils nous ont donc envoyés vers des endroits « sûrs » : la maison de parents ou d’amis, et à un moment, dans une petite hutte au milieu d’un verger sans eau courante, sans électricité, où nous vivions dans la peur continue d’être découverts et peut-être tués par des soldats israéliens.

Mes deux grands frères sont partis chez des amis, près de Gaza-Ville, tandis que moi-même et mes deux jeunes frères restions dans la hutte du verger à Gaza. Ma mère a été hospitalisée en ville et mon père partageait son temps entre elle et nous. Quand il arrivait, chargé de sacs de pains, de pommes, de bananes et d’eau, nous courions à sa rencontre pour le saluer. Les nouvelles étaient de plus en plus mauvaises. « Le sort de votre mère est entre les mains de Dieu », répétait-il en guise de pronostic médical. Il a finalement décidé de l’emmener en Égypte pour la faire soigner à l’hôpital Palestine au Caire. Zarefah a refusé ; elle a dit qu’elle préférait mourir dans sa maison, dans le camp de réfugiés. Mais lui insistait : il restait de l’espoir et il ne renoncerait jamais, jusqu’à son dernier souffle. Ils sont partis en Égypte avec mes jeunes frères. Mes frères aînés et moi avons été logés dans une petite chambre sur le toit d’un bâtiment à Deir Al Balah. Nous n’avions pas de téléphone et bientôt nous n’avions plus d’argent. Deux mois plus tard mes parents sont revenus.

La voiture dans la rue

J’ai été réveillé par un ami qui m’a dit d’une voix sombre que mes parents étaient rentrés. Il allait en dire davantage, mais je ne lui en ai pas laissé l’occasion ; j’ai rejeté la couverture et j’ai couru pour leur faire des signes depuis le toit. Mon père recevait l’accolade des voisins devant un pick-up. À l’intérieur il y avait un cercueil enveloppé dans le drapeau palestinien. C’était ma mère. Mon père a bientôt monté les escaliers. Il nous a serrés dans ses bras et nous pleurions tous. Il m’a remis un petit sac en plastique rempli de babioles que ma mère avait achetées pour moi en Égypte. « Elle vous envoie son amour et beaucoup de baisers », a dit mon père. J’ai caché ses cadeaux sous mon matelas et j’ai rejoint les autres dans le camp de réfugiés pour l’enterrer.

Nusseirat était sous couvre-feu et l’armée israélienne a autorisé l’enterrement à condition que seule la famille immédiate y assiste sous la surveillance des soldats israéliens. Nous sommes arrivés au cimetière chargés du cercueil et avons bientôt été rejoints par Mariam, la mère de Zarefah, qui est arrivée en courant en appelant le nom de sa fille. Nous avons commencé à creuser, mais les voisins qui guettaient par la fenêtre ont rapidement compris que Zarefah était morte et que nous étions en train de l’enterrer. Ma mère était très aimée dans le voisinage, particulièrement par les femmes âgées du camp qu’elle traitait avec une extrême gentillesse. « Allahou Akbar” a lancé une voix venant d’une des maisons des réfugiés. « Oum Anwar est morte », a crié une autre.

En quelques minutes, des cris de « Dieu est grand » ont résonné dans tout le camp. Des gens arrivaient de partout portant le drapeau palestinien ; des femmes, des enfants, des vieux et des vieilles, et des jeunes, descendaient tous vers le cimetière. Les réfugiés étaient indignés de ce qu’une pauvre femme doive être enterrée selon les instructions des militaires et était suivie, même jusqu’à la tombe, par les yeux des occupants, leurs fusils, leurs tanks et un hélicoptère militaire survolant la scène. Des jeunes ont commencé à lancer des pierres et les soldats ont riposté en tirant des balles et des gaz lacrymogènes. Mais les gens n’allaient pas se disperser facilement cette fois-ci. Des milliers d’entre eux ont fait en sorte que Zarefah quitte la terre et entre au paradis en compagnie de ses amis, traitée comme une martyre devrait être traitée. Alors que l’ambulance emmenait les blessés vers le dispensaire local, Zarefah a été descendue en terre parmi les chants et les versets coraniques récités en masse. Les cris de « Allahou Akbar » se mêlaient aux gémissements et aux prières de la foule, le son des bombes, les gaz lacrymogènes et l’hélicoptère qui nous survolait. À sa mort ma mère avait 42 ans.

Source : Which Hand Do You Write With ? Extrait du chapitre 10 (pp. 142-145) du livre de Ramzy Baroud "My Father Was A Freedom Fighter, Gaza’s Untold Story",publié chez PlutoPress

Traduit par Anne-Marie Goossens. Édité par Fausto Giudice





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