Nous voulons vivre |
[ 18/05/2010] |
Azmi Bishara
Les projets de Salam Fayyad pour la Palestine et les Palestiniens ne sont rien d’autre qu’un festival populaire arrangé où l’occupé plie devant ses oppresseurs, écrit Azmi Bishara.
Août 2008 - Une fillette palestinienne et sa mère attendent à un checkpoint des troupes israéliennes d’occupation placé en plein territoire palestinien à côté de Naplouse - Photo : Zoriah Féliciter Israël le jour de son « indépendance », ou création, équivaut en quelque sorte, à le féliciter d’avoir réussi son vol armé de la Palestine et l’expulsion systématique du peuple palestinien. C’est ce que nous pouvons dire lorsque les félicitations proviennent des présidents étasunien, français ou ivoirien. Mais quand c’est un chef d’État arabe qui congratule Israël « le jour de sa fondation » nous ne pouvons que garder le silence. Je m’empresse d’ajouter que notre silence n’a rien de contemplatif ; c’est plutôt un silence impuissant, parce que dans ce cas nous restons sans voix. Notre langue, dit-on, est un pays qui est commun à nous tous, mais de toute évidence, c’est un pays dans lequel (Al-Mutanabbi vient encore une fois à la rescousse) « la jeunesse arabe est étrangère de par son visage, de sa main et de sa langue ». Ce n’est pas la première fois que de telles les félicitations ont été envoyées, et ce n’est probablement pas la dernière, malgré tout ce que l’on pourrait espérer. Le phénomène ne devrait pas non plus nous surprendre. En fait, ce qui serait surprenant, c’est d’être surpris. Néanmoins cette année-ci, on a dépassé toutes les bornes. La majorité des habitants de Gaza font partie des réfugiés qui ont été expulsés de leurs maisons en 1948, ce qui veut dire que les félicitations ont été adressées à celui qui les a chassés et est devenu le maton de la plus grande prison du monde. Il y a quelque chose de très suffoquant et confiné dans ce phénomène cette fois-ci, et les tunnels étouffants de Gaza par lesquels les gens se traînent pour respirer un peu semblent plus faciles à manœuvrer que les tunnels de la politique arabe. Un de ces tunnels politiques obscurs a conduit à une interview accordée à Haaretz, le 2 avril 2010, par le président nommé du gouvernement palestinien nommé. Il y profère des propos du genre : « les gens qui croient qu’Israël est la terre de la Bible ne me posent aucun problème.... Mais il y a beaucoup de collines et d’espaces inhabités sur cette terre. Pourquoi ne construisez-vous pas là-bas et ne nous donnez-vous pas l’occasion de faire notre vie ? » Il a aussi dit « le principal contentieux dans la région n’est pas entre vous et nous, mais entre les modérés et les extrémistes » et « Nous sommes en train de construire pour recevoir les réfugiés dans l’État palestinien ». Il reprend le langage des Israéliens. Certaines expressions sont même empruntées au vocabulaire des colons qui prétendent qu’ils construisent « sur des collines inhabitées ». Ceci nous rappelle les officiels arabes qui se vantent de comprendre la langue des Étasuniens, après quoi nous nous rendons compte que cela signifie qu’ils feront inconditionnellement tout ce que Washington leur demandera de faire (condition bien sûr sine qua non pour certains types d’ « accords »). Avec une dextérité consommée, l’ancien officiel de la Banque mondiale, actuellement employé de la « communauté internationale », a ramené le concept d’État aux « zones habitées » qui doivent être équipées avec ce qui est nécessaire à la survie. Ces zones s’insèrent si parfaitement dans la notion israélienne d’un État palestinien installé sur des parcelles densément peuplées des territoires palestiniens ! Il suffisait ensuite d’ajouter en murmurant que ceci était nécessaire pour empêcher la croissance des éléments terroristes et de laisser entendre que le droit au retour des Palestiniens signifiait seulement que les réfugiés auraient le droit de retourner dans cet État palestinien morcelé. L’Occident est en train de financer une illusion d’optique compliquée. L’objectif est de faire croire que la vie dans les enclaves palestiniennes surpeuplées est quelque chose d’ordinaire, pour faire passer comme normal ce qui est artificiel, pour imposer le calme pendant que l’Autorité palestinienne (AP) construit les bâtiments officiels garnis de façades élégantes et organise un énorme jeu illusoire sous l’occupation. Au début, l’idée des bantoustans palestiniens était une théorie. Ensuite, certaines personnes ont pris la théorie au sérieux. En plaidant en faveur de cette formule, elles ont essayé de prouver que la théorie a l’air pire que sa mise en pratique. Ceux qui en ont eu l’expérience ailleurs ont constaté qu’elle offre une façon de vivre relativement confortable, et ajoutent-ils, la formule est de plus en plus séduisante lorsque vous la comparez avec, chronologiquement, le chaos de la lutte populaire armée du passé récent et, sur le plan de l’espace, le sort de ceux qui vivent sous blocus à Gaza et qui rejettent ladite formule. Naturellement, ils ne se réfèrent absolument pas à la cause nationale palestinienne. L’homme qui a énoncé ses idées si éloignées du discours national palestinien a été nommé à la tête de l’AP après un coup de force perpétré contre un gouvernement élu. Lors de ces élections, il avait obtenu 1 % des suffrages populaires. Il n’y a pas longtemps, il était le ministre des finances imposé par Washington à Yasser Arafat, lorsqu’Arafat était assiégé à Ramallah. La presse israélienne l’a surnommé « le Ben Gourion palestinien ». Vous imaginez ça ? Récemment, le magazine Time le classait parmi les 100 personnes les plus importantes du monde. Et pourquoi donc ? Un des avantages de l’impérialisme est qu’il peut nous classer dans ses catégories (telles que « modéré » ou « extrémiste »), nous identifier selon ses notations et ses hiérarchies et nous décerner des récompenses et des honneurs. L’interview susmentionnée de Haaretz m’a incité à jeter un coup d’œil sur les interviews accordées par des officiels palestiniens à la presse israélienne ces dernières années. L’examen se révéla pénible et stressant, et après deux jours de lecture engourdissante, j’ai renoncé, bien que je sois persuadé qu’il y a matière à un livre sur la manière d’inoculer une personnalité de colonisé et qu’il suffirait de trouver des chercheurs et des écrivains ayant le courage d’entreprendre une étude de ce type. Ce n’est pas mon cas, mais dans ces textes que j’ai parcourus, j’ai pu constater que, dans pratiquement toutes les interviews, les officiels utilisaient les termes et les concepts israéliens pour décrire le peuple palestinien et la situation dans laquelle il se trouve et qu’ils offraient des concessions gratuites à l’opinion publique israélienne. C’est comme s’ils étaient tous animés du désir de plaire, ou au mieux, d’obtenir l’admiration de leur public au prix d’une drôlerie pendable. Presque tous les officiels sont revenus sur certaines de leurs déclarations le lendemain de leur interview - en arabe, et sans demander de rétraction ou de rectification au journal hébreu qui avait publié l’interview. Les politiciens souffrant de complexe d’infériorité à qui le fait d’impressionner les occupants monte à la tête, se réveillent le lendemain soudainement pris de peur quant à la réaction du peuple occupé. Du point de vue de la puissance occupante, le poseur palestinien, bouffi par les éloges et les tapes dans le dos israéliens, est captif des concessions qu’il leur a faites sans rien recevoir en retour si ce n’est le label de « modéré ». Alors, quand il commence à faire marche arrière sous les regards courroucés du public palestinien, les Israéliens se moquent de sa faiblesse, disent que c’est un menteur et le citent comme un exemple caractéristique du caractère arabe. Entre-temps, ses poses, - qui consistent notamment à laver le linge sale palestinien devant le public israélien, en critiquant le chaos et la corruption internes, en se moquant du Hamas et d’autres- n’ont rien changé à la position israélienne et n’ont absolument rien apporté de positif. Les concessions gratuites ne font qu’encourager l’adversaire à aller plus avant, sans frais, et à exiger davantage. Il rétorquera bien sûr qu’il a obtenu un résultat significatif. Il dira qu’il a donné aux « forces de la paix en Israël » le moyen de persuader les Israéliens d’accepter l’idée d’un État palestinien. On ne dit pas est que cela signifie présenter un État palestinien comme une solution au problème démographique israélien et désigner les officiels qui font plaisir à la presse israélienne à coup d’interviews conciliantes prouvant qu’il existe des Palestiniens modérés et souples qui seront de bons partenaires pour la paix et qui peuvent toujours être persuadés de faire de nouvelles concessions. À peine avais-je terminé de parcourir ces interviews, dont le langage à lui seul mérite une étude séparée, que le président de l’AP lançait une « offensive » pour obtenir l’approbation du public israélien. Maintenant que l’administration Obama a montré clairement jusqu’où elle veut faire pression sur Israël, et étant donné que « vivre signifie négocier », les négociations doivent être la seule façon d’aller de l’avant. Mais au lieu de se contenter de négocier avec le gouvernement israélien, le président de l’AP a escaladé son « offensive » en lançant des négociations avec chaque Israélien individuellement. Il a dévoilé sa stratégie hardie et agressive lors d’une réunion du conseil révolutionnaire du Fatah. Le président de l’AP sera bientôt surpris par une horde de négociateurs. Quelque 6 millions d’Israéliens ainsi que des partis politiques et des associations, se précipiteront à sa rencontre pour lui demander instamment de donner la preuve de son réel désir de paix et de faire davantage pour garantir leur sécurité. Néanmoins, il ne pouvait pas attendre que tout cela commence. Le jour suivant l’annonce de son « initiative », il a décidé de presser les Israéliens, et nous-mêmes par la même occasion, en donnant une interview à la télévision sur le canal 2 israélien afin d’enterrer les derniers restes du discours national palestinien de son gouvernement. « Il n’y a pas de crise de confiance avec Netanyahu » a-t-il proclamé. En ce concerne le droit au retour, il a dit « nous parlons d’une solution juste et convenue » et « nous nous mettrons d’accord sur la solution et la présenterons au peuple palestinien ». Autrement dit, le président palestinien a donné à la puissance occupante le droit d’accepter ou de refuser le principe du droit au retour et ce qu’il présentera au peuple palestinien n’est rien moins que la formule israélienne pour une solution acceptable. Il prie sans doute pour que Netanyahu réponde favorablement à cette stratégie parce que il ne veut pas que les Palestiniens « ne fût ce que envisagentd’organiser des manifestations ». Il est probable aussi que son zèle pour en appeler au public israélien et américain juif l’amènera finalement à s’adresser à l’AIPAC. L’opinion publique israélienne et les instruments israéliens aux USA se rendront assurément compte que le leadership de l’AP sous l’occupation a renoncé à tous les moyens de persuasion, hormis des paroles conciliatrices, et qu’il s’est résigné à son statut d’otage de l’autorité d’occupation. Il est entendu que la fin du chapitre est courue d’avance. Lorsque que le prochain chapitre s’ouvrira, son protagoniste sera l’homme qui a abandonné le discours national, qui a renié les droits nationaux et qui est arrivé depuis l’extérieur du mouvement national. L’ancien officiel de la Banque mondiale, qui se vante d’être pragmatique, offre des solutions au jour le jour à la place d’une cause nationale. Il dit que ceci est pratique et il se prélasse dans l’admiration d’un Occident tellement pragmatique parce qu’il ne perd pas son temps en politique - laissant cette tâche à l’Occident, au quartet et à Israël tandis qu’il se concentre sur l’édification des structures économiques. Malheureusement, l’aspect économique de ces types de structures est un mirage. Les prétendues structures économiques sont des instruments politiques et après l’accomplissement de leur tâche, les organisations qui les financent les laisseront tomber. L’économie palestinienne en Cisjordanie camoufle les arrangements et les mesures de sécurité. C’est une économie de rentier qui vit de l’aide en échange de services sécuritaires et politiques, une économie édifiée entièrement sur des subventions étrangères en échange de certaines positions politiques et animée du désir de promouvoir ceux qui acceptent les conditions israéliennes et donnent la priorité à la protection de la sécurité d’Israël. L’homme qui patronne cette économie est dans la politique jusqu’au cou, mais il s’agit de la politique de l’Occident et du quartet. Son économie est basée sur le service de cette politique, et avec l’aide que celle-ci génère, il paye des salaires et construit les façades d’institutions économiques. En cas de réticence du Fatah, il répondra avec son pragmatisme consommé, en attribuant à ses officiels une majorité des sièges dans son cabinet. Ce type de politique en apparence apolitique rappelle celle qui en appelait au peuple palestinien, par l’intermédiaire des médias israéliens, pour qu’il abandonne la résistance qui fâche les Israéliens et détruit les maisons et qu’il combatte les « extrémistes » ainsi que l’Organisation de libération de la Palestine. Le slogan de cette campagne était « nous voulons vivre ». Il y a deux sortes d’« amour de la vie » : l’un pour les États agresseurs, tels qu’Israël, et l’autre pour leurs victimes, telle que la Palestine. Dans le premier cas, il n’y a pas de contradiction entre l’amour de la vie et la politique et la participation politique ; le nationalisme, la religiosité et la sécularité ; la littérature et les arts ; le nihilisme et la dissolution ; l’armée, le Parlement et le processus électoral ; l’industrie, l’agriculture et les sciences, et même la guerre en cas de besoin. Ceci est valable pour Israël comme pour les USA. En ce concerne les peuples occupés en revanche, « l’amour de la vie » doit être pratiqué très loin de la politique, des armes et de la résistance ainsi que des entreprises nationales et de la production autonome. Vivre la vie ainsi a pour symbole la cuisine - "kebab," "humous" et "tabbouleh" - et consiste en manifestations de liesse et en fêtes et concours pour remettre des cadeaux et des prix aux élites. L’occupation aime les cafés et les restaurants bruyants et bondés de Ramallah et elle diffuse des films sur ces locaux animés qui prouvent qu’il y a de la vie derrière les barrières. Quand la vie est ramenée à ce type de « désir de vivre » vous devrez la fabriquer car elle ne contient pas en soi le pouvoir de se régénérer. Il ne peut pas y avoir de vie sous l’occupation sans une lutte contre l’occupation. En l’absence d’indépendance et de souveraineté nationale, les chagrins et les joies et la vie elle-même ne peuvent exister que dans le contexte d’un projet d’indépendance nationale. Quand celle-ci est abandonnée ou qu’elle se défait, il ne vous reste qu’un festival populaire contraint qui passe pour authentique et pour l’amour de la vie. Les relations publiques, qui sont une science aux USA, s’efforcent de s’isoler de la vérité, de faire taire leur conscience et de ne pas se soucier de savoir elles commercialisent de la vérité ou de la fiction. C’est une branche appliquée de l’instrumentalisation ; leur domaine et leur mode d’application sont le marché ainsi que la productivisation des relations humaines. Leur fonction est de trouver la manière de commercialiser n’importe quoi, de créer un emballage qui fait vendre même les choses les plus horribles du point de vue esthétique ou moral. Mais même l’imagination la plus inventive des relations publiques aurait du mal à faire passer pour une forme de lutte nationale, l’admiration devant le plus grand plat de musakhan de Ramallah ou de kunafa de Naplouse, ou le partage avec le peuple, en position accroupie, d’olives et de fromage. Il n’est pas nécessaire de dire aux gens ce qu’ils mangent, tout comme vous n’avez pas besoin de leur dire que le ciel est bleu ou qu’« ils veulent vivre ». Vous n’avez pas besoin de commercialiser ce qui est évident. Vous n’avez pas besoin de relations publiques, de rédacteurs ou même de dirigeants politiques pour dire aux gens ce qui fait déjà partie de leur conscience quotidienne. Le travail des dirigeants politiques est d’aider les gens à répondre à des questions telles que "comment pouvons-nous vivre ?" « comment devrions-nous vivre ? » « La puissance occupante nous laissera-t-elle vivre lorsque nous déposerons les armes ? » « Qui financera toutes ces institutions économiques après que les pays donateurs auront cessé de s’y intéresser ? » « Qui financera les 200 000 emplois qui entretiennent plus de 1 million de personnes qui vivent de l’espoir que la prétendue communauté internationale financera un règlement injuste ? » « Qu’adviendra-t-il de nous sans le reste de notre peuple ? » « Qu’en est-il de nos obligations en ce qui concerne les réfugiés et Jérusalem ? » « Que reste-t-il comme vie à un peuple qui renonce à sa souveraineté en échange de miettes ? » Leur mission n’est pas de vendre de l’apathie déguisée en « nous voulons vivre ». C’est un produit bon marché de toute façon et comme tous les produits bon marché, sa date de péremption est courte.
* Azmi Bishara est issu d’une famille chrétienne palestinienne. Il devient membre de la Knesset en 1996, et est l’un des membres fondateurs du parti Balad. Il défend l’option d’un « État de tous les citoyens » et la laïcité par opposition au concept d’« État juif » et critique dans cette optique l’idéologie sioniste d’Israël. Azmi Bishara publie également des ouvrages en langues arabe, anglaise, allemande et hébraïque, sur les sujets de la démocratie et de la société civile, sur les droits des minorités nationales en Israël, sur l’islam et la démocratie et sur la question palestinienne, au sein de la société israélienne, dans les Territoires occupés et dans les autres États. Le 22 avril 2007, il démissionne de son poste de député, accusant les autorités de le persécuter pour ses positions politiques. Visé par une enquête policière dont on ignore les motifs, il a quitté le pays. Le 25 avril, la police déclare que Bichara est accusé de crime contre la sécurité d’Israël, de collaboration avec le Hezbollah libanais pendant l’invasion israélienne de 2006. Procédure pour retirer la nationalité israélienne à Azmi Bishara - Al Manar
14 mai 2010 - Al Ahram Weekly - Cet article peut être consulté ici : |
19 mai 2010
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