La véritable guerre contre la « terreur » doit commencer
dimanche 22 août 2010
Mark LeVine - Al Jazeera
Comment pouvons-nous considérer l’idée que vingt millions d’êtres humains sont sans-abri et six millions confrontés à une famine immanente, avec peu ou pas de nourriture disponible sur place pour au moins les deux années qui viennent ? Comment évaluer avec précision les besoins en nourriture et en logements pour 20 000 000 de personnes ? - six zéros marquent de façon bien plus palpable l’ampleur de la catastrophe que le mot « millions ».
Plus largement, comment aider le sixième pays le plus peuplé du monde - avec 170 millions d’habitants - à se remettre d’une inondation qui a littéralement enfoui le tiers de la nation sous les eaux, pendant que, par une cruelle ironie du sort, elle prive une multitude de gens d’eau potable ?
Depuis près de dix ans, les Etats-Unis et leurs alliés mènent une soi-disant « guerre contre le terrorisme » dans les bad-lands d’Afghanistan et du Pakistan. Mais aujourd’hui, une autre « guerre contre la terreur » doit commencer, une guerre qui exige de mobiliser l’attention, les ressources, et les compétences bien au-delà de celles qui sont consacrées actuellement à une guerre dépassée. Si on ne sait pas faire cela, il en résultera une montée de l’extrémisme à une échelle qu’on pourrait bien n’avoir jamais connue.
Une terreur inimaginable
Imaginez-vous la terreur ressentie par 20 millions d’êtres humains, sans abri, sans eau, sans médicament ni nourriture ? Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations unies, avait vu bien de graves catastrophes mais après avoir survolé le pays submergé à ce point par les eaux, il déclara, visiblement choqué, qu’il n’avait « jamais vu une catastrophe d’une telle ampleur ».
Pendant qu’il s’exprimait, des survivants se saisissaient désespérément du moindre secours, se déchirant leurs vêtements les uns les autres et provoquant une confusion telle qu’à certains endroits, la distribution des aides a dû être arrêtée.
Cette terreur ne va pas insensibiliser les Pakistanais dans l’apathie ou la stupeur. Si on ne parvient pas très vite à un effort pour les aider sans précédent, ou au moins à la même échelle que les ressources consacrées à l’autre guerre, celle « guerre contre le terrorisme », il va monter une colère et un désespoir à un niveau inimaginable, avec des conséquences absolument impossibles à prévoir.
Des organisations « militantes » sont déjà sur le terrain à distribuer de la nourriture et des fournitures, pendant que le gouvernement pakistanais, comme à son habitude, tergiverse - son armée qui coûte si cher est mal équipée et mal entraînée pour se lancer dans une opération de sauvetage aussi massive.
Que des chiffres erronés
Et pourtant, examinons les chiffres qui sont actuellement discutés par le secrétaire général de l’ONU, le gouvernement des Etats-Unis et plus largement, par la communauté internationale.
L’ONU a demandé au départ 460 millions de dollars pour fournir et acheminer les secours. Jusqu’à présent (18 août), seuls 20% ont été promis. Le montant est inférieur et l’engagement plus faible que ceux qui furent promis pour Haïti après le terrible tremblement de terre de janvier.
Au moment où j’écris cet article, les Etats-Unis se sont engagés pour environ 76 millions de dollars mais le montant devrait certainement monter de façon importante. (150 millions au 19 août - AP - ndt)
Mais examinons ce montant : les USA dépensent actuellement au minimum 12 milliards de dollars, par mois, pour poursuivre la guerre en Afghanistan et, au-delà, la « guerre contre le terrorisme ». C’est 25 fois le montant que les Nations unies demandent pour aider les 20 millions de Pakistanais déplacés.
En y regardant de plus près, le Service de recherches du Congrès a estimé que les Etats-Unis dépensaient 1 million de dollars, par soldat et par an, sur le théâtre d’opérations de l’AfPak (Afghanistan-Pakistan). Ce qui représente plus de 300 millions de dollars par jour.
Chaque jour donc, les Etats-Unis, actuellement, dépensent trois fois et demi plus en AfPak que pour toute l’aide qu’ils proposent pour la population inondée.
L’administration Obama alloue un petit peu plus de 0,5% du budget mensuel des guerres des Etats-Unis - soit environ 3,8 dollars par personne concernée - pour soulager la terreur vécue par des dizaines de millions de personnes, celles précisément qui vivent dans le pays qui sert de base à l’ennemi déclaré des Etats-Unis.
Lésiner
Imaginez ce qui arrivera quand le choléra, qui est déjà détecté, et d’autres maladies se déclareront vraiment au milieu de ces millions de personnes déplacées. Imaginez la terreur si les enfants commencent à mourir par milliers. Et puis, l’hiver arrive.
S’il vous plaît, pardonnez l’indélicatesse de la question qui suit, mais, quel est le diable qui conseille Barack Obama ? Je ne veux pas dire par là que lui, ou n’importe qui avec un QI moyen, ait besoin d’être conseillé sur ce qu’il faut faire en pareille circonstance.
Mais, les USA dépensent 12 milliards de dollars par mois pour se débarrasser de quelques milliers de personnes qui les haïssent, dans une région qu’ils considèrent d’une telle importance stratégique qu’ils vont continuer à dépenser tout cet argent en dépit d’une situation désastreuse de l’économie états-unienne et du peu d’éléments qui pourraient laisser penser que leur stratégie est vraiment la bonne.
Une catastrophe de proportion biblique s’est abattue justement sur la population qui est la première visée par cette guerre, et les Nations-Unies demandent l’équivalent d’un peu d’argent de poche pour aider les secours à s’acheminer et à sauver d’innombrables vies.
Et que promet l’administration Obama ? Un petit peu plus de 17% des fonds qui sont indispensables !
Pourquoi le président US ne fait-il pas simplement un chèque pour couvrir la totalité du montant si d’autres font traîner le paiement en longueur ? Après tout, qui se sent proche, personnellement, de l’intérêt des Etats-Unis pour la façon dont le Pakistan va évoluer ?
Est-ce vraiment le moment de se mettre à compter sou après sou ? Il n’y a pas une seule estimation sur la guerre d’Afghanistan qui parvienne à démontrer que les plus de 1 000 milliards dépensés pour elle ont permis d’améliorer la situation.
Alors, pourquoi Obama devient-il soudain si prudent avec les impôts US quand six millions d’enfants risquent des maladies mortelles par les eaux et qu’on attend des dizaines de milliers de femmes à accoucher dans les semaines à venir (et aussi à ce que jusqu’à 25 000 de ces nouveau-nés ne survivent pas si la situation actuelle perdure) ?
Une guerre contre la pauvreté
Songez à toute cette bonne volonté qu’il susciterait si Obama se levait et déclarait : « Si nous pouvons dépenser 12 milliards de dollars par mois pour nous battre contre quelques milliers d’hommes - et de tribus -, vos compatriotes, nous pouvons sûrement dépenser un milliard pour aider des dizaines de millions d’entre vous à rester en vie, dans leurs foyers et en bonne santé ».
D’après le premier responsable du contre-terrorisme, John Brennan, si les Etats-Unis se sont engagés dans une campagne « multigénérationnelle » contre Al-Qaïda, ne serait-il pas sage de nous engager également dans une campagne multigénérationnelle contre la pauvreté, les inégalités, l’autoritarisme et la corruption ?
L’administration Obama ne comprend-elle pas que la guerre n’est plus susceptible d’apporter les résultats espérés ?
En plus de ces sommes dérisoires promises (et si on se base sur Haïti, seul un petit pourcentage de cet argent sera effectivement remis), les deux dirigeants, américain et pakistanais, se sont engagés à continuer la guerre contre les Taliban au Pakistan, notamment dans les régions les plus touchées par les inondations.
Au cours du dernier week-end, les missiles US ont tué 12 personnes. Au même moment, 19 hélicoptères américains participaient à la mission de secours.
Exactement, quel est ce message qui est envoyé ? « Nous donnerons peu pour que vous restiez en vie, mais nous ferons en sorte de continuer à vous tuer même pendant cette période de grande nécessité ».
Un « nouveau Pakistan »
Pendant ce temps, Asif Ali Zardawi, le président incapable du Pakistan, déclarait à ses compatriotes : « Le découragement est interdit dans notre religion. Nous considérons que cela est un test de nous-même par Allah. C’est un test pour nous et pour vous. Nous allons essayer de répondre à tous vos souhaits. Nous construirons de nouvelles maisons pour vous. Nous construirons un nouveau Pakistan. »
Bien sûr, personne ne croît cela, et ne le croirait même en temps normal.
L’élite foncière du Pakistan a toujours été au centre des immenses problèmes sociaux, économiques et politiques du pays. Elle ne s’est jamais préoccupée de « répondre aux souhaits » de la masse des Pakistanais, extrêmement pauvre, et sur le dos desquels s’est faite longtemps la richesse de cette élite.
Dans leur majorité, ces riches du pays n’ont construit des maisons que pour eux-mêmes, et le « nouveau Pakistan » dont il est question, depuis même la création du pays il y a soixante ans, n’a jamais été qu’une chimère pour l’immense majorité de la population.
Certains dans cette élite ont œuvré assidûment pour changer la culture politique du pays et remédier aux inégalités rampantes qui sont la source de tant de problèmes au Pakistan.
Mais le système est si dépendant de cette dynamique, et des grands patrons du pays, des Etats-Unis et de leurs guerres, qu’il s’est avéré impossible de reconstruire le système d’une manière plus durable.
Le moment pour une trêve
Si les craintes du secrétaire général de l’ONU et d’autres responsables humanitaires sur l’étendue de cette catastrophe se confirment, l’administration Obama n’aura plus qu’une seule option si elle veut que cette catastrophe naturelle ne condamne pas à l’échec son objectif stratégique de pacification du Pakistan et de l’Afghanistan.
Il doit immédiatement proclamer le cessez-le-feu en Afghanistan et au Pakistan, proposer une trêve aux Taliban, et s’engager à mettre toute la puissance de ses dizaines de milliers de soldats actuellement sur place et l’énorme capacité de l’US Air Force et de ses équipements, à leur disposition, pour secourir le Pakistan.
Il ne saurait y avoir de meilleure stratégie pour gagner l’autre guerre, aujourd’hui de moindre importance, « la guerre contre le terrorisme ».
Imaginez la réaction des Pakistanais si, au lieu de rivaliser avec les Taliban et Al-Qaïda à coups de drones, de missiles et d’EID (engins explosifs improvisés), les Etats-Unis prenaient la tête d’une aide massive et d’un travail de reconstruction.
Imaginez si les Etats-Unis et d’autres dirigeants de la coalition, des spécialistes et des personnels de l’humanitaire, étaient capables de travailler avec les organisations populaires - beaucoup d’entre elles étant liées à des mouvements conservateurs et potentiellement extrémistes - et, dans ce processus, de commencer à construire des chaînes de confiance et de solidarité avec ces mêmes groupes qui actuellement n’ont que méfiance à l’égard des intentions et des objectifs américains.
Comment réagiraient les Pakistanais dans la misère si les combattants des Taliban et d’Al-Qaïda revenaient dans leur village pour recruter des gens pour le djihad contre les Etats-Unis, s’il s’avérait que les Etats-Unis dépensaient vraiment leur argent pour reconstruire, et non pour détruire ?
Comment réagiraient-ils si, au lieu d’approvisionner l’élite foncière corrompue du pays en « récoltes, engrais et semences » (ce sont les mots du secrétaire général), les Etats-Unis utilisaient leur dynamisme pour travailler avec les forces populaires afin de briser ce cycle de dépendance et de corruption, en donnant les moyens aux petits agriculteurs de prendre le contrôle du système agricole de leur pays ?
Une telle stratégie pourrait réussir, là où les bombes et les aides aujourd’hui échouent.
Réorganiser le champ de bataille
La question reste de savoir si l’administration Obama et plus largement les dirigeants concernés dans le monde ont l’honnêteté, la volonté, et le dévouement nécessaires pour assumer cette oeuvre en dépit des multiples forces qui, de tous côtés, se ligueraient contre eux.
Une chose est sûre cependant, les Taliban et Al-Qaïda n’attendent pas la réponse à cette question. Ils ont déjà réorganisé le champ de bataille, de manière à ce toutes les bombes et tous les secours ne puissent s’y opposer.
En attendant, c’est aux citoyens qu’il appartient de prendre l’initiative.
Peut-être que tous les multimillionnaires qui ont promis la moitié de leur fortune à des œuvres humanitaires pourraient songer que c’est le bon moment, aujourd’hui, de passer à l’acte et de sortir leur argent. Et les artistes et organisations humanitaires qui, rapidement, se sont regroupés pour organiser un concert pour Haïti seraient bien avisés s’ils faisaient quelque chose de similaire pour le Pakistan.
Jamais autant qu’aujourd’hui, les Pakistanais n’ont eu besoin de savoir que le monde se souciait d’eux et qu’il les aidera à surmonter ce drame sans précédent.
Si nous ne faisons pas plus pour combler le vide, alors on sait parfaitement qui le fera, et ce que cela signifiera pour l’avenir du Pakistan, et pour le nôtre.
Mark LeVine est un professeur d’histoire à l’UC Irvine et un enseignant-chercheur au Centre pour les Etudes du Moyen-Orient au Lund University de Suède. Ses derniers livres sont Heavy Metal Islam et Umpossible Peace : Israël/Palestine since 1989.
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18 août 2010 - Al Jazeera - photos : AFP - traduction : JPP
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