26 août 2010

Un article de Garcia Marquez sur Hiroshima: « Le cataclysme de Damoclès »


Conference à Ixtapa, Mexique, 1986, traduit dimanche 8 janvier 2006, par dani(ce n’est pas moi, mais la traduction que j’ai trouvé sur un site intitulé « Se hace camino al andar).

Une fois, dans la librairie de l’aéroport de La Paz, j’ai trouvé un livre —ou plutôt un petit fascicule— publiant le discours de Gabriel García Marquez lors d’une conférence pour le désarmement à Ixtapa, au Mexique, en 1986.

C’est, depuis, devenu pour moi un texte majeur car, au delà de l’engagement auquel je souscris pleinement et de la qualité littéraire sur un sujet politique, c’est une des rares propositions que je connaisse pour une philosophie d’action positive face à l’éventualité de disparition de l’espèce humaine.

Une minute après la dernière explosion, plus de la moitié des êtres humains seront morts, la poussière et la fumée des continents en flamme vaincront la lumière du soleil, et les ténèbres absolues régneront de nouveau sur le monde. Un hiver de pluies oranges et d’ouragans glacés inversera le temps des océans et renversera le cours des fleuves, dont les poissons seront morts de soif dans les eaux ardentes, et dont les oiseaux ne trouveront plus le ciel. Les neiges éternelles couvriront le désert du Sahara, la vaste Amazonie disparaîtra de la face de la planète détruite par la grêle, et l’ère du Rock et des coeurs transplantés sera de retour à son enfance glaciale. Le peu d’êtres humains qui survivront à la première épouvante, et ceux qui auront eu le privilège d’un refuge sûr à trois heures de l’après-midi du lundi funeste de la catastrophe suprême, n’auront sauvé leur vie que pour mourir après par l’horreur de leurs souvenirs : La création sera finie. Dans le chaos final de l’humidité et des nuits éternelles, le seul vestige de ce qui fut la vie seront les cafards.

Messieurs les Présidents, Messieurs les Premiers ministres, cherEs amiEs [1],

Ceci n’est pas un mauvais plagia du délire de Jean dans son exil à Patmos, mais la vision anticipée d’un désastre cosmique qui peut survenir en cet instant même : l’explosion —dirigée ou accidentelle— même d’une partie minime de l’arsenal nucléaire qui dort d’un oeil et veille de l’autre dans les silos des grandes puissances.

C’est ainsi. Aujourd’hui, six août 1986, il existe dans le monde plus de cinquante mille ogives nucléaires placées. En termes domestiques, cela veut dire que chaque être humain, sans exclure les enfants, est assis sur un tonneau d’environ quatre tonnes de dynamite dont l’explosion totale peut éliminer douze fois toute trace de vie sur la Terre. La puissance d’anéantissement de cette menace colossale, qui pend sur nos têtes comme un cataclysme de Damoclès, pose la possibilité théorique de rendre inutilisables quatre planètes en plus de celles qui tournent autour du soleil, et d’influer sur l’équilibre du système solaire. Aucune science, aucun art, aucune industrie ne s’est doublée elle même comme l’a fait l’industrie nucléaire depuis son origine, il y quarante et un ans, ni aucune autre création du génie humain n’a jamais eu autant de pouvoir de détermination sur la destinée du monde.

La seule consolation face à ces terrifiantes simplifications, —si tant est qu’elles puissent nous servir à quelque chose—, c’est de vérifier que la préservation de la vie humaine sur la terre est toujours moins coûteuse que la peste nucléaire. Car du seul fait d’exister, la terrible apocalypse captive dans les silos de la mort des pays les plus riches est en train de brader les possibilités d’une vie meilleure pour tous.

Dans l’assistance à l’enfance, par exemple, c’est une vérité arithmétique primaire. L’UNICEF a calculé en 1981 un programme pour résoudre les problèmes essentiels des cinq cent millions d’enfants les plus pauvres du monde. Il comprenait l’assistance sanitaire de base, l’éducation élémentaire, l’amélioration des conditions hygiéniques, l’approvisionnement en eau potable et en alimentation. Tout ceci paraissait un rêve impossible de cent mille millions de dollars. Cependant, c’est à peine le coût de cent bombardiers stratégiques B-1B, et de moins de sept mille fusées Crusero, dans la production desquelles le gouvernement des États-Unis va investir vingt et un mille millions de dollars.

Dans la santé, par exemple : avec le coût de dix porte-avions nucléaires Nimitz, des quinze que vont fabriquer les États-Unis avant l’an 2000, on pourrait réaliser un programme préventif qui protégerait pendant ces mêmes quatorze années plus de mille millions de personnes contre le paludisme, et éviter ainsi la mort —rien qu’en Afrique— de plus de quatorze millions d’enfants.

Dans l’alimentation, par exemple : l’année dernière, il y avait dans le monde, selon les calculs de la FAO, environ cinq cent soixante millions de personnes soufrant de la faim. Leur moyenne calorique indispensable aurait coûté moins de cent quarante neuf fusées MX, des deux cent vingt trois qui seront placées en Europe occidentale. Avec vingt six de ceux-là, on pourrait acheter les équipements agricoles nécessaires pour que les pays pauvres acquièrent leur suffisance alimentaire dans les quatre prochaines années. Ce programme, de plus, coûterait moins de la neuvième partie du budget militaire soviétique de 1982.

Dans l’éducation par exemple : avec seulement deux sous-marins atomiques Trident, des vingt cinq que se propose de fabriquer le gouvernement actuel des États Unis, ou avec une quantité similaire des sous-marins Tifon que construit l’Union Soviétique, on pourrait enfin tenter la fantaisie de l’alphabétisation mondiale. Par ailleurs, la construction des écoles et la formation des maîtres qu’il faudra au Tiers Monde pour faire face à la demande additionnelle en éducation dans les dix années à venir, pourraient être payées avec le coût de deux cent quarante cinq fusées Trident II, et il en resterait encore quatre cent dix-neuf pour assurer le même accroissement de l’éducation dans les quinze années suivantes.

On peut dire, finalement, que l’annulation de la dette externe de tout le Tiers Monde, et sa récupération économique pendant dix ans, coûterait à peine plus de la sixième partie des dépenses militaires du monde pendant le même laps de temps. Cependant, face à ce gaspillage peu commun, c’est le gaspillage humain qui est encore plus inquiétant et douloureux : l’industrie de la guerre maintient en captivité le plus grand contingent de savants jamais réuni dans une quelconque entreprise dans l’histoire de l’humanité. Gens des nôtres, dont la place naturelle n’est pas là-bas mais ici, à cette table, et dont la libération est indispensable pour qu’ils nous aident à créer, dans le domaine de l’éducation et de la justice, la seule chose qui peut nous sauver de la barbarie : une culture de la paix.

Malgré ces dramatiques certitudes, la course à l’armement ne cède pas un instant de trêve. Maintenant, pendant que nous déjeunons, il s’est construit une nouvelle ogive nucléaire. Demain, quand nous nous réveillerons, il y en aura neuf de plus dans les armureries de la mort de l’hémisphère des riches. Avec ce que coûterait une seule d’entre elles cela suffirait —ne serait-ce que pour un dimanche d’automne— pour parfumer de santal les chutes du Niagara.

Un grand romancier de notre temps s’est un jour demandé si la terre ne serait pas l’enfer d’autres planètes. Peut-être est-ce bien moins que cela : un village sans mémoire, délaissé de la main de ses dieux dans les banlieues reculées de la grande patrie universelle. Mais le soupçon grandissant que ce soit le seul lieu du système solaire ou a eu lieu la prodigieuse aventure de la vie, nos traîne sans piété vers une conclusion effrayante : la course à l’armement va dans le sens contraire de l’intelligence.

Et non seulement de l’intelligence humaine, mais de l’intelligence de la nature elle-même, dont la finalité échappe même à la clairvoyance de la poésie. Depuis l’apparition de la vie visible sur la terre, il a dû s’écouler trois cent quatre-vingt millions d’années pour qu’un papillon apprenne à voler, puis cent quatre-vingt millions pour fabriquer une rose sans autre engagement que d’être belle, et quatre ères géologiques pour que les êtres humains —à la différence de leur arrière grand-père Pithécanthrope—, soient capables de chanter mieux que les oiseaux et de mourir d’amour. Ce n’est en rien un honneur pour le talent humain, à l’âge d’or de la science, d’avoir conçu la manière pour qu’un processus multi-millénaire si dispendieux et colossal, puisse retourner au néant d’où il vient par le simple fait d’appuyer sur un bouton.

C’est pour tenter d’empêcher que cela ne survienne que nous sommes ici, sommant nos voix aux innombrables qui plaident pour un monde sans armes et une paix juste. Mais même si cela survient —et plus encore si cela survient—, il ne sera pas totalement inutile que nous soyons ici. Des millions de milliers d’années après l’explosion, une salamandre triomphale qui aura parcouru de nouveau l’échelle complète des espèces, sera peut-être couronnée comme la plus belle femme de la nouvelle création. C’est de nous que dépend, hommes et femmes de science, hommes et femmes des arts et des lettres, hommes et femmes de l’intelligence et de la paix, de nous dépend que les invités à ce chimérique couronnement n’aillent pas à leur fête avec les mêmes terreurs que nous aujourd’hui. Avec toute la modestie, mais aussi avec toute la détermination de l’esprit, je vous propose que nous prenions ici et maintenant, l’engagement de concevoir et fabriquer une arche de la mémoire, capable de survivre au déluge atomique. Une bouteille de naufragés sidéraux jetée dans les océans des temps, pour que la nouvelle humanité d’alors sache par nous ce que ne leur raconteront pas les cafards : qu’ici a existé la vie, qu’en elle a prévalu la souffrance et a dominé l’injustice, mais que nous avons connu l’amour et nous avons même été capables d’imaginer le bonheur. Et qui sache et fasse savoir pour tous les temps, qui ont été les coupables de notre désastre, et à quel point ils ont été sourds à nos clameurs de paix, pour que celle-ci fusse la meilleure des vies possibles, et avec quelles inventions barbares et pour quels intérêts si mesquins ils l’ont effacée de l’univers.

P.-S.

Je me permets de traduire et reproduire ici l’intégralité du discours de Gabriel García Marquez, dans l’esprit de l’article L122-5 du code de la propriété intellectuelle, qui autorise « la diffusion, même intégrale, (…) à titre d’information d’actualité, des discours destinés au public prononcés dans les assemblées politiques, (…) ainsi que dans les réunions publiques d’ordre politique (…) ».

Datant de 1986, il y a sans doute une interprétation extensive à considérer que ce texte reste « d’information d’actualité ». Mais on peut malheureusement considérer que c’est le cas. Par ailleurs est-ce applicable internationalement ? En tout cas mon souci est de respecter le droit d’auteur de Gabriel García Marquez et ce serait poli ne serait-ce que de l’informer de cette page web. Si quelqu’un sait comment le contacter, je l’en remercierais !

Et si, au delà du discours, le projet « d’arche de la mémoire » proposé par García Marquez est entrepris, je serais heureux d’y participer.

Notes
[1] en espagnol, GGM dit : « amigos, amigas ».

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