«On affirme, en Orient, que le meilleur moyen pour traverser un carré est d’en parcourir trois côtés.» Lawrence d’Arabie (Les Sept Piliers de la sagesse)
Il est courant d’admettre que l’Occident est parti à la conquête du Monde après la première révolution industrielle. En fait, il serait plus indiqué de remonter dans le temps pour s’apercevoir que l’hégémonie occidentale a débuté après ce qu’on appelle dans la doxa occidentale «Les Grandes découvertes». Prenant la relève d’un Orient et d’une civilisation islamique sur le déclin, et au nom de la Règle des trois C - Christianisation, Commerce, Colonisation,, il mit des peuples en esclavage. Il procéda à un dépeçage des territoires au gré de ses humeurs sans tenir compte des équilibres sociologiques que les sociétés subjuguées ont mis des siècles à sédimenter. Pendant cinq siècles, au nom de ses «Droits de l’Homme» qui «ne sont pas valables dans les colonies» si l’on en croit Jules Ferry un chantre enragé de la colonisation et de la grandeur de l’Empire colonial français-, l’Occident dicte la norme, série, punit, récompense, met au ban des territoires qui ne rentrent pas dans la norme. Ainsi, par le fer et par le feu, plus de 75% des richesses des Suds épuisés comprenant plus de 80% des habitants de la planète furent spoliés et détenus par 20% des pays du Nord.(1)
La religion instrumentalisée
Cependant, au sein même de cet Occident chrétien, le leadership fut disputé avec l’apparition d’une idéologie, le communisme. Pendant près de cinquante ans après la Seconde Guerre mondiale, l’équilibre du monde était détenu par deux grandes puissances, les Etats-Unis et l’Empire soviétique. L’Occident latin guidé par les Etats-Unis est sorti vainqueur de cette lutte sans merci et tous les coups furent permis, notamment l’instrumentalisation de la religion aussi bien pour déstabiliser la Pologne en mettant en lumière un électricien des changements de Gdansk - à qui on a attribué le prix Nobel pour lui donner une stature- soutenu par un pape polonais qui appelait ouvertement à la rébellion- N’ayez pas peur !- mais aussi en créant une internationale islamique sous l’égide d’un Oussama Bin Laden, leur meilleur allié avec les taliban qui furent dotés de missiles qui firent des ravages dans les chars soviétiques en Afghanistan. Après la chute de l’Union soviétique, les Américains, ivres de puissance et tentés par la posture de l’Empire, se devaient de trouver un «Satan de rechange».
Une étude du Pnac (Programme for New American Century) recommandait de chercher un motif pour relancer l’hégémonie américaine d’une façon définitive, notamment avec le déclin du pétrole dont il fallait à tout prix s’assurer des sources d’approvisionnement pérennes et à un prix «raisonnable». L’arrivée du 11 septembre fut du pain bénit. Le Satan de rechange tombait du ciel, l’Islam et terrorisme. Francis Fukuyama s’interrogeait à juste titre sur la fin de l’histoire maintenant que la pax americana régnait et paraissait durer mille ans. Ainsi, furent organisées les expéditions punitives que l’on sait un peu partout semant le chaos, la destruction et la mort. Pourtant, les signes d’un craquement de l’hégémonie occidentale commencèrent à poindre à l’horizon. Des voix inquiètes commençaient à douter de la pérennité du magister occidental.
Dans un discours à l’université de Princeton, Joschka Fischer ancien ministre allemand des Affaires étrangères faisait part de son inquiétude et désignait nommément l’Islam. Ecoutons-le :
«La situation actuelle nous enseigne que la question de la sécurité au XXIe siècle pour nous tous, et avant tout pour les États-Unis et l’Europe, ne peut plus être définie à l’aune des catégories traditionnelles du XXe siècle. Un totalitarisme d’un genre nouveau, le terrorisme islamiste et l’idéologie du Djihad, basée sur le mépris de l’homme, menacent la paix et la stabilité régionales et mondiales. (...) Aujourd’hui, notre sécurité est principalement menacée non pas par un seul État mais au contraire par un mouvement totalitaire d’un genre nouveau qui, ayant perdu l’Afghanistan, ne peut plus baser sa puissance sur le contrôle d’un autre État. Cette menace ne vise pas non plus les potentiels stratégiques des États-Unis et de l’Occident. Elle tend plutôt à ébranler leur moral et à déclencher des réactions qui renforcent le soutien au totalitarisme islamiste au lieu de l’affaiblir. Cette nouvelle menace est d’envergure, mais pire encore : elle essaye de créer un "choc des civilisations" basé sur la religion et l’appartenance culturelle, entre le monde islamo-arabe et l’Occident mené par les États-Unis. (..) Est-ce la fin de l’Occident? Cette question qui donne le frisson est actuellement en vogue. L’Occident ne serait condamné que si la communauté transatlantique, faute d’intérêts communs, n’avait plus d’avenir, (...) Dans leur lutte contre la nouvelle menace, l’Europe et l’Amérique dépendent l’une de l’autre. L’Amérique et l’Europe pourront relever les défis du XXIe siècle, mais elles ne pourront le faire qu’ensemble.»(2)
Nous le remarquons que pour Joshka Fisher, l’hégémonie occidentale sera toujours aux commandes ! Ce n’est pas l’avis de la CIA qui a publié un rapport intitulé : Le monde en 2025. On constate une prise de conscience d’une nouvelle donne à la fois démographique, économique, financière et même dans une certaine mesure, militaire La lecture du dernier rapport de la CIA nous permet de mieux connaître le mode de pensée de la classe dirigeante étatsunienne et d’en identifier les limites. Terrorisme en retrait, glissement du pouvoir économique de l’Occident à l’Orient, pénurie d’eau, déclin des ressources en hydrocarbures, nouvelles technologies. Dans la lignée du précédent Rapport de la CIA, pour la première fois, les Américains reconnaissent qu’ils ne seront plus les maîtres du monde !(3)
Ecoutons l’économiste Samir Amin donner son avis à propos de ce rapport :
«Je résumerai mes conclusions de cette lecture dans les points suivants : la capacité de "prévoir" de Washington étonne par sa faiblesse ; on a le sentiment que les rapports successifs de la CIA sont toujours "en retard" sur les évènements, jamais en avance. L’impression qu’on tire de cette lecture est que, de surcroît, l’establishment étatsunien conserve quelques solides préjugés, notamment à l’égard des peuples d’Afrique et d’Amérique latine. Le rapport précédent - Le monde en 2015 - n’avait pas imaginé que le mode de financiarisation du capitalisme des oligopoles devait nécessairement conduire à un effondrement comme cela s’est produit en 2008. (...) Aujourd’hui encore donc (dans la perspective de 2025), le rapport affirme sans hésitation "qu’un effondrement de la mondialisation" reste impensable. (...) D’une manière générale "l’hégémonie" des Etats-Unis, dont le déclin est visible depuis plusieurs décennies, affirmée pourtant dans le rapport précédent comme toujours "définitive" est désormais imaginée comme "écornée", mais néanmoins toujours robuste». D’une manière générale, les «experts» du libéralisme ignorent la possibilité d’une intervention des peuples dans l’histoire. Les experts de l’establishment étatsunien ne s’intéressent qu’aux choix «possibles» des classes dirigeantes des «pays qui comptent» (la Chine en premier lieu, ensuite la Russie et l’Inde, puis l’Iran et les pays du Golfe, enfin le Brésil). L’Europe, à leur avis, n’existe pas (et sur ce point ils ont certainement raison) et de ce fait restera forcément alignée sur les choix de Washington. L’illusion qu’ils peuvent se faire sur les pays du Golfe est instructive : «riches» ces pays doivent «compter», le fait qu’on puisse être riche et insignifiant ne leur paraît pas «imaginable» ».
Leur crainte concernant l’Iran, non pas pour son «régime islamique» mais parce que cette grande nation n’accepte pas la résignation, est par contre fondée. L’Afrique ne comptera toujours pas, et restera ouverte au pillage de ses ressources. Le seul problème pour eux est qu’ici, les Etats-Unis (et leurs alliés subalternes européens) se trouveront désormais en concurrence difficile avec les appétits de la Chine, de l’Inde et du Brésil.(...) Les «scénarios» dessinés dans le rapport, dans ces conditions, renseignent plus sur les limites de la pensée dominante aux Etats-Unis que sur les probabilités de leur réalisation. Premier scénario : une victoire éclatante de la Chine. La Chine s’impose comme nouvelle «puissance hégémonique», entrainant dans son sillage une Russie rénovée une Inde autonome mais résignée, un Iran («islamiste» ou pas) devenu acteur dominant au Moyen-Orient. L’alliance de Shanghai garantit l’accès de la Chine et de l’Inde à 70% des productions de pétrole et de gaz du Moyen-Orient. Second «scénario» : conflit Chine/Inde, stagnation de la Russie...Les voeux des USA. Le second «scénario» consacre, à l’opposé, l’échec retentissant du «Plan de Shanghai», l’éclatement du groupe éphémère que représente le Bric, la montée en ligne du conflit Chine/Inde, la stagnation de la Russie et l’avortement du projet nationaliste de l’Iran.(4)
Les nouveaux maîtres
A l’autre bout du curseur concernant l’avenir du Monde, nous trouvons l’analyse lumineuse de l’ambassadeur singapourien Kishore Mahbubani qui décrit le déclin occidental : recul démographique, récession économique, et perte de ses propres valeurs. Il observe les signes d’un basculement du centre du monde de l’Occident vers l’Orient. L’auteur fait le point sur l’ascension économique vertigineuse des pays de l’Asie. Ayant intégré les pratiques de l’Occident (économie de marché, méritocratie, Etat de droit, développement de l’éducation, etc.), l’Asie n’a, selon l’auteur, aucune intention de dominer l’Occident, mais il met en garde : l’Occident doit renoncer à sa domination notamment. Après trois siècles de domination occidentale, où Londres, Paris, Berlin et Washington ont décidé du sort de la planète, les 5,6 milliards d’individus qui ne vivent pas à l’Ouest aujourd’hui ont cessé d’être des objets de l’histoire mondiale pour en devenir des sujets.(5)
Citant l’ouvrage de l’historien britannique Victor Kiernan «The Lords of Humankind, European Attitudes to the Outside World in the Imperial Age» qui avait été publié en 1969, lorsque la décolonisation européenne touchait à sa fin. Victor Kiernan qui écrivait : « La plupart du temps, cependant, les colonialistes étaient des gens médiocres mais en raison de leur position et, surtout, de leur couleur de peau, ils étaient en mesure de se comporter comme les maîtres de la création. Même si la politique coloniale européenne touchait à sa fin, l’attitude colonialiste des Européens subsisterait probablement encore longtemps ».
« En fait, poursuit Kishore Mahbubani, celle-ci reste très vive en ce début de XXIe siècle. Souvent, on est étonné et outré lors de rencontres internationales, quand un représentant européen entonne, plein de superbe, à peu près le refrain suivant : «Ce que les Chinois [ou les Indiens, les Indonésiens ou qui que ce soit] doivent comprendre est que...», suivent les platitudes habituelles et l’énonciation hypocrite de principes que les Européens eux-mêmes n’appliquent jamais. Le complexe de supériorité subsiste. Le fonctionnaire européen contesterait certainement être un colonialiste atavique. Comme l’écrit Mahbubani : «Cette tendance européenne à regarder de haut, à mépriser les cultures et les sociétés non européennes a des racines profondes dans le psychisme européen.» »
Pour l’Occident, écrit Jean Pierre Lehmann commentant l’ouvrage de Maybubani, il est temps de regarder la réalité en face. Ce que Mahbubani attaque, c’est l’anomalie absurde d’un pouvoir mondial occidental envahissant et persistant dans un monde sujet à des changements fondamentaux. Cela ne vaut pas seulement pour la culture mais également pour le niveau de développement économique et politique.(6)
L’auteur décrit les trois principaux scénarios pour le XXIe siècle - la marche vers la modernité, le repli dans des forteresses et le triomphalisme occidental Géographiquement, il est des plus à l’Est mais qu’en est-il des autres aspects? Mahbubani reproche à l’Europe sa myopie, son autosatisfaction et son égocentrisme. Il relève en particulier que l’Europe a failli à s’engager vraiment en faveur de ses voisins : «Ni les Balkans ni l’Afrique du Nord n’ont bénéficié de leur proximité avec l’Union européenne». Cependant, au XXIe siècle, le déclin de l’Occident en termes d’abandon de ses valeurs, a été accéléré en particulier par les États-Unis sous le gouvernement de George W.Bush. L’essor économique de l’Orient a été remarquable. » «En 2010, 90% de tous les scientifiques et ingénieurs titulaires d’un doctorat vivront en Asie.» Mahbubani voit trois principaux foyers de défis pour l’Occident : la Chine, l’Inde et le Monde islamique. A propos du dernier, alors que le terme de «musulman» est associé dans l’esprit des Occidentaux à celui d’«arabe», la grande majorité des musulmans vivent en Asie où l’on trouve la plupart des pays qui ont les plus importantes populations musulmanes : Indonésie, Inde, Pakistan, Bangladesh et Iran. L’invasion anglo-américaine de l’Irak a considérablement aggravé les relations entre l’Occident et les États et peuples musulmans. Le caractère grotesque des erreurs commises est dû en partie au degré stupéfiant d’ignorance des étatsuniens au sujet de l’Irak, laquelle provient de leur arrogance. Mahbubani exhorte l’Occident à «faire de toute urgence des efforts pour mieux comprendre l’esprit musulman».(6)
Quand Mahbubani écrit que «le moment est venu de restructurer l’ordre mondial», que «nous devrions le faire maintenant». Le grand sujet de plainte de Mahbubani est l’incapacité de l’Occident à maintenir, à respecter et encore plus à renforcer les institutions qu’il a créées. Et l’amoralité avec laquelle il se comporte trop souvent sape davantage les structures et l’esprit de la gouvernance mondiale. Prenons le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP). » Selon Mahbubani, il «est légalement vivant mais spirituellement mort» «Le monde, écrit-il, a perdu pour l’essentiel sa confiance dans les cinq États nucléaires. Au lieu de les considérer comme des gardiens honnêtes et compétents du TNP, il les perçoit généralement comme faisant partie de ses principaux violateurs» Leur décision d’ignorer le développement par Israël d’un arsenal nucléaire leur a été particulièrement préjudiciable. Lors d’une rencontre à Bruxelles au début de 2008, j’ai demandé à l’un des participants, Javier Solana, Haut-Représentant de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité commune, son avis sur la question de l’arsenal nucléaire d’Israël mais il a refusé catégoriquement d’aborder le sujet.(6)
Le Monde sera à n’en point douter fragmenté, il est à espérer qu’après cinq siècles de domination sans partage et d’une vision occidentalo-centriste des droits de l’Homme, le Monde retrouvera la vraie sagesse. L’Inde et la Chine héritiers de plus de 4000 ans de civilisation y contribueront certainement.
Notes
1.C.E.Chitour : L’Occident à la conquête du Monde.ed. Enag. Alger. 2009
2. Joschka Fischer : L’Europe et l’avenir des relations transatlantiques. Princeton 19 11 2003
3.«Le monde en 2025» selon la CIA, le 26/2/2010
4. Samir Amin http://www.michelcollon.info/index.php-16-02-10
5.K.Mahbubani : The Irresistible Shift of Global Power to the East, septembre 2008
6.Jean-Pierre Lehmann : Déclin de l’Occident et montée de l’Orient Réseau Voltaire 2.09.2008.
Pr Chems Eddine CHITOUR, Ecole Polytechnique enp-edu.dz
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