La France compte huit millions de pauvres selon les données de l’Insee, soit 13 % de la population. Comment est-ce possible, dans l’un des pays les plus riches au monde ? A quoi correspondent ces chiffres que tout le monde utilise sans se préoccuper de la méthode de calcul, pourtant centrale ?
Depuis 2008, l’Insee utilise la définition européenne de la pauvreté. Auparavant, le seuil de pauvreté le plus souvent utilisé était équivalent à la moitié du revenu médian, revenu qui partage en deux la population, autant gagne davantage, autant gagne moins. Mais dans les comparaisons européennes, le seuil le plus souvent pratiqué se situe à 60 % du revenu médian. De la cuisine de statisticiens ? Ce saut de 50 à 60 % change tout. Le passage au seuil de pauvreté de 50 à 60 % du revenu médian (après impôts et prestations sociales) fait augmenter le seuil de 791 à 949 euros (pour une personne seule) et le nombre de personnes concernées de 4,3 à 7,8 millions, presque le double !
Pour certains, afficher un chiffre élevé de pauvres permet de frapper les consciences et de pointer ce phénomène en oubliant de nuancer les différents niveaux de pauvreté qui existent réellement ainsi qu’en excluant certaines catégories de la population, comme les classes moyennes.
Pour certains, afficher un chiffre élevé de pauvres permet de frapper les consciences et d’appeler à la solidarité. La statistique joue un rôle dans le débat public et peut influencer les politiques mises en œuvre, dans un pays où la misère côtoie la grande richesse. Cette pratique est pourtant risquée. Pour le comprendre, il faut entrer dans la machine à calculer de la pauvreté, ce que personne ne fait jamais.
Le seuil de pauvreté désormais utilisé est équivalent à 60 % du revenu médian. Ce revenu est de 1 582 € pour un célibataire. Le seuil est donc de 949 € pour une personne seule (60 % de 1 582 €). Selon les conventions de l’Insee, ce même seuil est de 1 423 € pour un couple et 2 000 € pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans. On comprend le problème. A ces niveaux de vie, on se situe au double du revenu minimum d’insertion : 460 € pour une personne seule, 690 € pour un couple. Les personnes qui font appel au Secours catholique perçoivent en moyenne 834 € par famille et 535 € pour un adulte seul (voir les données 2007)... On incorpore dans la pauvreté des situations sociales très diversifiées, qui vont de ce que l’on appelait il y a quelques années le « quart monde », aux milieux sociaux très modestes.
A force d’élargir le concept de pauvreté, celui-ci change de sens. Et ce changement ne peut qu’attiser des discours qui relativisent l’importance du phénomène : « si le pauvre est celui qui a son HLM, sa télé, son portable et les aides sociales, alors est-ce vraiment inquiétant ? ». Un discours répandu notamment parmi les catégories modestes et les personnes âgées, qui ont connu des périodes où les revenus étaient beaucoup moins élevés : le seuil de pauvreté d’aujourd’hui équivaut – une fois l’inflation déduite – au revenu médian des années 1970. Les pauvres de 2010 qui se situent au niveau du seuil disposent donc quasiment du niveau de vie des classes moyennes de cette époque. Ces discours alimentent eux-mêmes un changement de perspective : si les pauvres en sont là, c’est qu’ils n’ont pas fait ce qu’il fallait et que la société, à force d’aides, ne les « incite » pas assez à reprendre du travail…
Cette conception extensive de la pauvreté est lourde d’effets pervers. Elle risque de se retourner contre tous ceux qui luttent sur le terrain pour améliorer la situation des plus démunis et qui sont choqués par la situation actuelle. Plutôt que de multiplier les instruments, un débat aurait mérité d’être mené sur la réalité de la pauvreté aujourd’hui. Notamment autour des mesures de pauvreté en conditions de vie, menées par l’Insee et étudiées par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (lire en ligne).
Concrètement, être pauvre aujourd’hui, c’est manquer de quoi ? En France, 7 % des ménages ne peuvent maintenir leur logement à bonne température, 10 % recevoir des amis, 11 % ont un logement bruyant… Et comment tenir compte des coûts de logement ? Avec 949 €, on ne vit pas de la même façon à Paris qu’à Aurillac. Enfin, on pourrait s’interroger sur la pauvreté scolaire. Le système éducatif français reproduit largement les inégalités scolaires selon les milieux sociaux. Contrairement au discours ambiant, le nombre de ceux qui sortent sans qualification se réduit nettement (voir la note du ministère de l’éducation), mais les exigences de nos sociétés s’accroissent. La défense d’un système académique dès les petites classes et élitiste se fait aux dépens des couches sociales les moins scolairement favorisées.
Du point de vue des revenus stricto-sensu, il faudrait distinguer la population pauvre des catégories les plus modestes ou à « bas revenus », comme les qualifie la Caisse nationale d’allocations familiales. [1]. Derrière ce débat sur le seuil de pauvreté, se profile en fait une façon de comprendre la réalité sociale. Il en est de même avec les inégalités, les travailleurs pauvres ou la fracture sociale en général, que certains voient « exploser » en France. Exagérer un phénomène n’est pas la meilleure solution pour conduire à le résoudre, tant on génère alors d’incompréhensions. Pire, cela peut entraîner l’effet inverse.
Distinguer les formes de pauvreté n’est pas une façon de minimiser le phénomène en se concentrant sur une petite frange d’exclus, qui vivraient en marge de notre société, mais de mieux décrire la société. Le reflet inverse de cette situation est une conception restrictive de la richesse aux 1 % les plus aisés (lire "Qui est riche en France") qui a permis ces dernières années d’intégrer les couches favorisées aux "classes moyennes" (dites "supérieures") pour les faire bénéficier des allègements d’impôts. Le ralentissement économique actuel grossit les rangs des chômeurs, et, à terme, le nombre de personnes démunies, ce qui va amplifier encore les difficultés pour ces populations pour qui il y a urgence à agir.
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Article mis à jour le 26 octobre 2010.
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[1] Voir « 3,4 millions d’allocataires à bas revenus dans les Caisses d’allocations familiales », l’e-essentiel n°76, septembre 2008, Cnaf
http://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=936
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