Les zéros tournent en rond"
Par Malek Haddad
Haddad Malek, Les Zéros tournent en rond, Paris, Ed. F. Maspéro, 1961
Dans les années 1920, Constantine était devenue le principal fief du revivalisme islamique en Algérie. A partir de 1913, le cheikh Abdelhamid Ben Badis fit de la Mosquée Verte (Jama’ Al Akhdar) le centre de sa prédication appelant à la défense de l'islam et de la langue arabe. Malek Haddad grandit dans cette atmosphère marquée par l'affirmation de l'identité arabo-islamique de l’Algérie face à une politique coloniale qui cherchait à effacer cette identité.
Son éducation exclusivement francophone dans une ville de culture arabe marqua profondément celui qui avait coutume d’affirmer : « Nous écrivons le français, n’écrivons pas en français ». Elle lui donna le sentiment d'être coupé de son peuple, de son histoire et de sa culture: « Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française », écrivait-il.
Pour Malek Haddad, cette coupure avait une cause : le colonialisme et son œuvre d'aliénation culturelle cherchant à effacer l'identité du colonisé. Dans cette œuvre d'aliénation culturelle, l'école française jouait un rôle déterminant: « L’école coloniale colonise l’âme (…), c’est insidieux, c’est profond (…) Chez nous, c’est vrai chaque fois qu’on a fait un bachelier, on a fait un Français ». Evoquant son cas personnel, celui qui avait débuté sa carrière comme enseignant dans l'éducation nationale affirmait : « Il y a toujours eu une école entre mon passé et moi ».
Poète et romancier, Malek Haddad débuta sa carrière d'homme de lettres durant la Révolution algérienne. Son œuvre était une manière artistique de dénoncer le colonialisme. Après l’indépendance, Malek Haddad retourna à Constantine où il exerça la profession de journaliste, prenant en charge la page culturelle du quotidien An Nasr. Rejoignant le ministère de l’Information et de la Culture (MIC) en 1968, il fut chargé de la direction de la Culture. A ce titre, il fut l'un des principaux organisateurs du festival culturel panafricain d’Alger en juillet 1969. Il occupa aussi la fonction de secrétaire général de l’Union des écrivains algériens (UEA). Malek Haddad décéda des suites d'un cancer le 2 juin 1978 à Alger.
Dans l'essai Les Zéros tournent en rond, Malek Haddad développa les questions qui le hantaient: le problème de la dépersonnalisation et de l'aliénation des élites culturelles francophones algériennes ; la domination culturelle des peuples colonisés et l'hégémonie occidentale ; le rôle de l'islam et de la langue arabe dans la résistance du peuple algérien. Ainsi, en 1961, Malek Haddad posait la question des rapports de domination culturelle et de l'hégémonie occidentale qui n'ont pas été abolis avec la décolonisation.
Youssef Girard
Les Zéros tournent en rond
Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française. Ecrirais-je l’arabe qu’un écran se dresserait quand même entre mes lecteurs et moi : l’analphabétisme.
Mes cousins de la montagne écorchée n’auront pas déchiffré ton monument, Kateb Yacine : « Nedjma ». Les vieilles de « Dar-El-Spitar » n’auront pas eu à se reconnaître dans ta « Grande Maison », mon cher tisserand de la quotidienneté maudite, Mohamed Dib. Qui aura lu « Le Séisme » de Kréa dans les ruelles sans roses de Blidah ? Pourtant la musique trouvera l’orchestre qui convint. Marcel Moussa, Malek Ouary, Feraoun, Sénac, Mammeri, Jules Roy, Amrouche, mon ami Roger Curel, Roblès, je pourrais reprendre à votre compte le mot d’un porte-parole de la France-Libre et vous dire avec tout mon respect, toute mon affection : l’Algérie présente les armes à votre solitude.
Je vous salue orphelins de lecteurs authentiques, vous nobles Représentants et tragiques Soli. Vous m’aurez fait comprendre l’expression « Prêcher dans le désert » ; mais, au-delà de mon amertume, je sais que la vocation des déserts est d’engendrer les amples méditations et les gazelles.
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La guerre va maintenant finir. Les fusils se tairont et je veux croire la poudre désormais pour les feux de Bengale. Les fusils se tairont, les mots mobilisés deviendront sérénade et rossignols d’amour en permission de nuit. Les fusils se tairont mais les stylos ne se tairont pas. Voici déjà que se réalise la prophétie de Saint-Exupéry : « Une tour à construire… ». L’encre va prendre le relais du sang.
Nous quitterons l’exil. Les plantes transplantées retrouveront leur jardin. Dans la maison à faire et à refaire, chacun, dans la raisonnable humilité de son utilité, aura sa place. Nous reverrons les lieux perdus, les enfers et les paradis dont on nous priva, ces hauts-lieux de ma mémoire et du cœur qui justifièrent notre nostalgie.
L’amour de l’Algérie nous jeta dans les méandres baroques de la dispersion. Nous n’avons pas fui le drame puisque nous le portons en nous, puisque nous le transportons avec nous, puisque nos romans et nos poèmes contribuèrent à la faire connaître, puisque de chauds témoignages m’affirment que ces romans et ces poèmes entretinrent l’espoir chez ceux qui certes n’en manquaient pas mais qui trouvèrent dans leurs hirondelles une raison de plus de croire au printemps. Je pense à ces lettres adressées des prisons, à ces messagers venus d’Algérie, de France, d’Europe, ces lettres, ces messages qui étaient autan de bons-points et de billets-de-satisfaction pour les élèves et les leçons que nous sommes.
Ces lettres, ces messagers qui étaient autant de conseils et d’exigences.
Nous quitterons l’exil, non pas pour un pèlerinage, pas même pour un retour aux sources car nous n’avons jamais quitté les sources, mais parce que, fourmis et cigales tout à la fois, nous sommes des fourmis et des cigales conditionnées, parce que l’arbre a besoin de ses racines et des racines de leur sol, parce que la Patrie stade élémentaire, précis et glorieux de sa réalité, est un phénomène quasiment biologique. J’ai dit tout à l’heure : orphelins de lecteurs. Que tous ceux et toutes celles qui ont eu la bonté et la curiosité de suivre ma démarche littéraire me comprennent et me pardonnent.
Des lecteurs, nous en avons, nous en avons même beaucoup, en Algérie, en France, et un peu partout ailleurs. Nous savons que l’intérêt que nous suscitons, que l’attention qu’il nous arrive d’attirer, ne sont pas purs de toute sympathie politique et débordent la personnalité du poète et du romancier. A travers nous, c’est l’Algérie qui souffre et qui lutte que l’on salue : Nous sommes les tristes bénéficiaires d’une actualité bouleversée et bouleversante.
Des lectures, nous en avons, nous en avons même beaucoup et nos éditeurs qui sont parfois, qui sont presque toujours nos amis, ne s’y sont pas trompés qui ont concilié les exigences techniques de leur choix qualitatif et l’opportunité politique de leurs publications. Qu’il me soit permis ici de rendre hommage à tous ceux d’entre eux qui surent prendre d’énormes risques physiques et matériels pour rester fidèles à un humanisme traditionnel et d’avant-garde.
Des lecteurs, nous en avons, nous en avons même beaucoup, mais personne ne m’empêchera de répéter que nous sommes, par la force des choses, orphelins de vrais lecteurs. Car ceux pour qui nous écrivons d’abord ne nous lisent pas et probablement ne nous liront jamais. Parce qu’ils ignorent, dans la proportion de 95%, nos existences mêmes. Ces lecteurs qui, ajoutant une syllabe à leur nom, sont devenus les fossoyeurs bénis de tous les impérialismes, ces lecteurs qui, troquant le mancheron de la charrue pour la crosse du fusil, ont étonné le monde entier et forcé le respect du général De Gaulle lui-même. Ces lecteurs qui vivent et n’écrivent pas l’histoire – on ne peut pas faire deux choses à la fois -, ces lecteurs qui ne nous lisent pas, qui ne peuvent pas nous lire et qui pourtant sont notre raison d’être, notre raison d’écrire, la cause et le but de la Révolution Algérienne : Les Fellah.
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J’entends d’ici l’objection et elle est de taille si l’argument pue la mauvaise foi :
- Cet Algérien qui partit avec votre livre sous le bras, vous aurait-il lu davantage si vous écriviez en arabe ?
- Evidemment non.
Ce qui n’explique rien. Pourtant l’explication est facile, simple, banale même dans son évidence :
Le colonisé s’est vu spolié de son patrimoine culturel comme il s’est vu privé de ses terres. On l’a exproprié de ses biens, qu’ils soient fonciers ou culturels. Il fallait sinon tuer – car l’esprit ne meurt pas – son âme, mais tout faire pour la mettre en veilleuse, pour l’éteindre.
Le processus de colonisation est d’une logique rigoureuse : c’est un processus d’implantation. De la même manière que le vainqueur amène le drapeau du vaincu pour hisser le sien à sa place, il va démanteler, contrarier, interdire tout ce qui était et aurait pu être la preuve et le véhicule d’une pensée autochtone originale, d’un ensemble national.
Mais dans la nuit noire du régime colonial, l’Islam veillait.
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Dans l’explication du réveil des nationalités et des luttes d’émancipation politique, il est un phénomène dont on a souvent négligé l’importance : le phénomène religieux. C’est un fait établi : l’actuelle révolution algérienne est une révolution laïque. Mais ce n’est pas fausser la destination et les origines de cette révolution que de rendre à l’Islam la grande place qui lui revient dans la conservation des valeurs traditionnelles et la défense de ce qui pouvait être encore sauvé.
La religion coranique, gardienne tutélaire de la langue, s’est vue contrôlée, véritablement gérée par la puissance occupante. Les Ouléma furent persécutés et il s’en est fallu de peu pour que le grand patriote, le grand défenseur de l’Islam rajeuni, le Cheikh Benbadis ne meure dans les prisons qu’il venait à peine de quitter. D’ailleurs, l’un de ses disciples et successeurs à l'Institut de Constantine qui porte son nom, Ahmed Rida Houhou fut assassiné au cours des massacres de mars 1956, dans la même ville.
Il est significatif que des trésors d’architecture comme les mosquées d’Alger et de l’antique capitale de la Numidie furent littéralement, au mépris de tout respect sacré, détournés de leur destination première pour devenir des cathédrales ou des synagogues.
En s’attaquant à l’Islam, l’impérialisme agissait moins par intolérance religieuse que par prévoyance, que par stratégie politique. Le rêve du cardinal de La Vigerie rejoint celui du maréchal Bugeaud : le fusil et la charrue demandant leur aide à l’épée et à la croix.
C’est là un exemple primordial de cette tentative de décoloration nationale, de désoriginalisation historique.
On ne répétera jamais assez que durant les 124 ans de l’éclipse coloniale, cette parenthèse d’asphyxie culturelle et politique qui s’étend du 5 juillet 1830 au 1er novembre 1954, on ne répétera jamais assez la grande part que prirent en Algérie l’Islam et ses serviteurs pour conserver à ma patrie profanée ses dernières caractéristiques propres, son ultime originalité, sa spécificité quotidienne, son authenticité culturelle et en fin de compte ce qui lui restait d’unité organique et de monolithisme dans son expression constitutionnelle : sa langue.
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Car une langue ne se tête pas seulement au sein maternel. Elle ne s’apprend pas uniquement dans la cellule restreinte et indigente d’une famille elle-même noyée dans un contexte intellectuellement appauvri, dénaturé, abâtardi. Une langue s’apprend aussi à l’école, au lycée, à l’université. Est-il besoin de rappeler le nombre d’enfants algériens non scolarisés et celui encore plus ahurissant des gamins ayant pu obtenir le certificat d’études primaires, ayant franchi le cap des bachots, ayant accédé à l’enseignement supérieur. Bien plus important et plus grave, en même temps que stupide, c’est le contenu même de l’enseignement et ses méthodes qui sont en cause.
Dès l’école primaire, cet enseignement se faisait en français avec interdiction d’avoir recours à l’arabe, même pour des facilités pédagogiques. On ne faisait qu’effleurer à la fin du cours moyen 2ème année, la Géographie ou l’Histoire de l’Algérie. Dans les lycées, l’arabe s’enseignait et s’apprenait comme une langue étrangère. Les autres disciplines, Sciences, Mathématiques, etc. se faisaient en français. Notre langue maternelle était en exil dans son propre pays. Par ailleurs, la presse, la radio, les conférences, les films, le théâtre, la publicité sur les murs, les formalités qui vont d’un mandat-poste à l’état-civil, tout ce qui s’écrit, depuis, le « défense d’afficher » jusqu’aux plaques des rues, tout, absolument tout, était privilège et monopole de la langue française.
Il fallait voir, il n’y a pas très longtemps encore de cela, comment des instituteurs, débarqués de quelque Poitou ou de quelque Normandie, traitaient d’abrutis des gosses affamés d’instruction comme ils l’étaient de nourritures terrestres. Il ne s’agit pas bien sur de jeter l’anathème sur le corps enseignant et de démagogiquement généraliser. Mais qu’on le veuille ou non, et quelle que soit sa vocation originellement libérale et respectueuse des valeurs d’autrui, il se trouve que ce corps enseignant, même lorsqu’il en limitait les dégâts, faisait partie du dispositif colonial et contribuait par là même, en symbiose avec les autres administrations, à l’entreprise concertée de décoloration et de désoriginalisation qui est la raison d’être de ce phénomène colonial.
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Chaque loterie nationale a ses approchants. Nous, écrivains algériens, nous sommes des approchants. Je le répète, mon grand-père ne m’a jamais lu comme il n’a jamais lu Mohamed Dib, Kateb Yacine, Henri Kréa ou tel autre de ces clair-chantants, de ces plain—chantants, dont le talent n’est pas en cause et dont la bonne foi, le courage et l’audace font que je me réchauffe au grand feu d’amour-propre satisfait. Je salue l’éloquence de tous ces muets ! Je salue ces bâtards, ces princes des bâtards ! Je salue leur démarche. Et je comprends la surdité des sourds. Je suis incapable de raconter en arabe ce que je sens en arabe.
Voilà les phénomènes ! Le colonialisme étant une pathologie de l’histoire, il n’est pas étonnant que, dans une certaine mesure, ses produits, passifs ou en réaction, se définissent à une échelle pathologique. Je suis persuadé que des écrivains algériens chanteront dans leur langue, la langue arabe, pour le meilleur enrichissement de la langue des autres. L’unisson dans la symphonie algérienne ne proviendra pas des paroles de cette symphonie mais de l’unanime musique. Il n’y a jamais assez de voix pour pareil chœur. Quant aux inquiets, je leur dirai : l’Algérie n’ayant pas l’intention de coloniser la France, je ne vois pas pourquoi et comment la langue arabe menacerait la langue française et plus généralement le potentiel culturel français. D’autre part, 124 ans de coexistence ont créé des liens et la réalité d’une minorité européenne considérable fera qu’il faudra bien régler les questions du bilinguisme. Ce sera là une simple modalité de commodités pratiques et en aucun cas un problème pouvant inquiéter les deux blocs ethniques. Car il est évident que l’Algérie nouvelle ne comprendra pas deux communautés mais une seule, la communauté algérienne, une et indivisible, que ses éléments soient arabophones ou francophones.
A ce sujet, les expériences théâtrales de Mustapha Kateb sont d’une audace très riche d’enseignements. Ce grand artiste qui affirmait : « Nous avons résisté à Bugeaud mais pas à Molière » poursuivait « Molière (en Algérie) est le plus apprécié. Il y a là un merveilleux anachronisme… L’homme qui avait soutenu les premiers pas du théâtre français et qui l’avait conduit à maturité, allait retrouver sa jeunesse dans une société qui n’était guère différente de celle qui refusait à Jean-Baptiste la dérisoire consécration d’un corbillard officiel. Pour le peuple algérien, Molière n’est pas un étranger, il n’a rien à voir avec la puissance colonisatrice ; il nous apporte de sa propre persécution, et il nous enseigne que le premier ennemi, c’est l’ennemi intérieur : le seigneur et le féodal qu’il avait su démasquer en France et qui, en Algérie, tendait les bras aux conquérants… ».
Encore cette réflexion de Mustapha Kateb : « On ne peut intégrer un peuple ; mais le peuple algérien a intégré Molière ».
Et plus loin, ce cri bouleversement : « Le pays saura un jour tout ce qu’il doit à une poignée de naufragés qui se sont accrochés à des épaves de l’ancien enseignement traditionnel ainsi qu’à l’école coranique, à ceux qui, ne voulant pas désespérer, allèrent continuer à apprendre leur langue maternelle dans les archaïques universités d’« El-Karaouyine », et de « la Zitouna », et d’autres, plus audacieux, jusqu’au Caire ».
Le peuple algérien, en déclenchant l’irréversible processus de décolonisation, se bat pour son droit à la liberté. Descendue de ses nuages métaphysiques, la Liberté signifie pour lui le Droit à son Existence Propre et la langue arabe est une des manifestations de cette existence originale. Qu’on le veuille ou non, qu’on l’admette ou non, dans sa grande majorité, l’Algérie est arabophone. Et la reconnaissance de la langue arabe comme Langue Nationale ne saurait mettre en péril et en difficulté la langue française qui, qu’on le veuille ou non, qu’on l’admette ou non, fait désormais partie de notre patrimoine national.
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Gabriel Audisio me citait un jour une de ses propres phrases qui résume assez bien sa pensée : « La langue française est ma patrie ». Je me souviens de lui avoir répondu :
- La langue française est mon exil.
Je respecte et comprends cette définition de Gabriel Audisio d’autant plus qu’un écrivain de son âge, surpris et bousculé par l’Histoire, peut pour éviter certains déchirements, se réfugier dans cette patrie supra-nationale dont les contours géographiques et le contenu historique seraient ceux du rivage méditerranéen. Personnellement mon cœur et mon stylo sont sollicités par une seule nostalgie : la langue qu’on parle dans ce que j’appelle avec une triste obstination : LA RUE DES ARABES.
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Ma patrie, c’est l’Algérie. L’Algérie de demain, quand le fait de se dire Algérien ne tombera pas sous le coup de je ne sais quelle atteinte à la sûreté intérieure d’un Etat que je respecte, d’un Etat dont je souhaite l’amitié et à qui je propose la mienne, mais un Etat que je ne reconnais pas comme étant le mien ou ayant des droits sur moi. Ma patrie, c’est l’Algérie. Et l’amour que je lui porte ne met pas en péril le pays de Moselle ou le ciel de Loire. Il s’agit de l’Algérie de demain et surtout de celle d’aujourd’hui, sublime dans sa colère et dans son sacrifice. Cette Algérie d’aujourd’hui qui a réinventé le mot d’Homme. Mais il s’agit en premier lieu de l’Algérie d’hier, d’avant le débarquement de Sidi-Ferruch. Cette Algérie qui ne savait pas encore que nos pères étaient gaulois…
Je m’honore d’être un conservateur et je ne rêve pas d’un pays libéré qui serait la réplique de celui qui justement l’enferma dans son ombre en le condamnant à végéter, privé de ses structures, de ses traditions, de ses formes élaborées de sensibilité, de sa manière de croire en Dieu et de ses façons de réagir aux grands thèmes éternels.
L’impérialisme serait gagnant si par malheur, je dis bien par malheur, le vaincu ressemblant au vainqueur abandonnait ce qui fait l’essence de sa personnalité historique et géographique. Pour moi l’avant-garde, c’est le retour au passé et, je demande aux mauvais plaideurs de m’épargner un méchant procès. Qu’on ne vienne pas parler du voile de la femme arabe – indépendamment du fait que je trouve cette toilette très belle – ou de toute autre billevesée qui aboutirait à confondre Libération et Occidentalisation en retenant pour critère de cette dernière des valeurs qui ne sont pas traditionnellement les nôtres. Il ne s’agit évidemment pas d’opposer deux civilisations mais tout simplement de respecter la personnalité de chacune d’elles.
Je suis en exil dans la langue française. Mais des exils peuvent ne pas être inutiles et je remercie sincèrement cette langue de m’avoir permis de servir ou d’essayer de servir mon pays bien-aimé. Lorsque la paix et la liberté s’affirmeront sur ma patrie, je dirai encore, comme je ne cesse de le dire, que mon amour pour les Aurès n’est pas incompatible avec l’émotion que j’éprouve devant Vercors. Il n’y a pas très loin de Jeanne d’Arc à la Kahina, du colonel Fabien au colonel Amirouche, de Jean Moulin à Ben M’hidi, de Kateb Yacine à Peul Eluard. Comme il n’y a pas très loin du plus Français des Français, clamant son espoir d’un micro de Londres, Charles de Gaulle, au plus Algérien des Algériens, clamant ses certitudes d’un micro de Tunis, Ferhat Abbas.
Mais tout est là, pour nous écrivains algériens, qu’un véritable humanisme peut s’exprimer en arabe. Et, malgré ou à cause de ce défaut de langue que nous devons au colonialisme, nous posons cette question : quels sont les écrivains algériens ?
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N’est pas totalement Algérien qui veut. Nous, écrivains d’origine arabo-berbère, avons été amenés à chanter dans une langue merveilleuse entre toutes, mais qui historiquement n’est pas notre langue maternelle. Et ce qui différencie les écrivains arabo-berbères des autres écrivains algériens, c’est moins leurs préoccupations politiques plus anciennes et plus aiguës que leur nostalgie d’une langue maternelle dont nous avons été sevrés et dont nous sommes les orphelins inconsolables.
Avec les écrivains algériens d’origine européenne qui ont choisi l’Algérie comme patrie, nous n’avons que l’avenir en commun. Ce qui n’est déjà pas si mal.
La marque indélébile de l’Islam nous distingue mais ne doit pas nous séparer. Notre folklore, nos modes de penser et de sentir, et partant, d’agir, nous sont propres. Même en nous exprimant en français, nous transportons le Rêve, la Colère et la Complainte sortis des siècles et des siècles de notre Histoire nationale. Que l’on ne nous dise pas surtout que l’Algérie n’a jamais constitué une Nation ou, ce qui est pire, qu’elle n’était jusqu’à ces dernières années, selon la formule d’un marxiste, Maurice Thorez…, « qu’une Nation en formation ».
L’Occident, se donnant comme modèle, ravagé par son égocentrisme et son anthropomorphisme, mû par son goût morbide des projections, animé par un sénile paternalisme conquérant, l’Occident n’a jamais admis qu’il pouvait exister d’autres formes d’Etat et d’autres manifestations nationales de son existence que les siennes. Il avait même monopolisé l’Humanisme.
En vérité, vaincue par les armes, l’Algérie s’est vue dissoudre dans le bon plaisir du vainqueur qui substitua ses structures en même temps que son drapeau et sa langue nationale. Il existe suffisamment de par le monde de documents authentiques et solennels pour affirmer l’existence avant 1830 d’un Etat algérien, sur le plan interne et sur le plan international. A nos juristes d’en faire la rigoureuse démonstration et de rétablir une fois pour toutes les faits.
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Ce qu’il convient surtout de noter, c’est que même s’exprimant en français, les écrivains algériens d’origine arabo-berbère traduisent une pensée spécifiquement algérienne, une pensée qui aurait trouvé la plénitude de son expression si elle avait été véhiculée par un langage et une écriture arabes.
Je pourrais demeurer cinquante ans dans cette Provence que j’aime et que je comprends, cette Provence qui inspire nombre de mes livres, sans pour autant être un poète provençal. L’amour que portait par exemple une Isabelle Eberrarht à l’Algérie ne suffirait pas à en faire une Algérienne. Je connais de merveilleuses pages de Guy de Maupassant inspirées par Constantine qui pourraient très bien figurer dans un recueil de textes consacrés à l’Algérie mais en aucun cas dans une anthologie d’écrivains algériens.
La nationalité littéraire n’est pas une formalité juridique et ne relève pas du législateur mais de l’historien. La naturalisation confère un statut mais n’affecte pas l’essence même d’une personnalité. L’adaptation n’est que superficielle, apparente. On pourrait nous croire à l’aise, détendus, satisfaits, il n’en est rien.
Très souvent, en discutant avec des écrivains de France, amis ou adversaires, j’ai nettement l’impression que cette discussion se déroule en français et pourtant que nous ne parlons pas la même langue. Nous chargeons les mots d’un contenu et nous leur donnons un sens que l’expression française ne traduit pas totalement.
Nous nous faisons comprendre. Les mots, nos matériaux quotidiens, ne sont pas à la hauteur de nos idées et encore bien moins de nos sentiments.
Il n’y a qu’une correspondance approximative entre notre pensée d’Arabes et notre vocabulaire de Français.
Voilà la raison majeure de ce manège désolé qui fait que LES ZEROS TOURNENT EN ROND.
Malek Haddad
Ecrivain algérien (1927-1978)
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