27 juin 2012

Un avion turc abattu par l’armée syrienne. Quid des milliers de Syriens abattus par les forces pro-turques ?


Bahar Kimyongür


Ce vendredi 22 juin à 11h58 précises, un avion de type F4 Phantom parti de la base aérienne d’Erhaç à Malatya (Est de la Turquie) a disparu en Méditerranée, au large des côtes syriennes.

 
Il aurait été abattu par la défense anti-aérienne syrienne au moment où celui-ci aurait franchi son espace aérien d’au moins un kilomètre.

La version syrienne des faits n’est pas dénuée de sens puisque l’épave de l’avion se trouve actuellement dans les eaux territoriales syriennes.

Autre détail important : l’avion de reconnaissance (et donc non équipé de missiles) aurait été abattu après qu'il ait disparu des écrans radars turcs. L'avion a probablement disparu parce qu'il aurait violé l'espace aérien syrien.

Par ailleurs, l’endroit où l’avion de reconnaissance turc a été abattu se situe aux confins de la frontière turque, dans les eaux qui font face à la ville turque de Samandag mais qui se situent à une jetée de pierre du village côtier syrien de Ras El Bassit.

D’autant que les pêcheurs et certains riverains de Samandag (ville turque majoritairement arabophone) disent avoir entendu trois déflagrations en provenance de la frontière.

Ces témoins « auditifs » ont d’abord pensé qu’il s’agissait de tirs entre soldats et rebelles syriens. Ce n’est qu’après avoir aperçu un zodiac des garde-côtes turcs et deux frégates en provenance de la base navale d’Iskenderun que les habitants de Samandag ont pensé à un « naufrage ».

De retour du sommet de Rio+20 au Brésil, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a convoqué vendredi soir, une réunion d’urgence dont le sujet principal devait être le « terrorisme séparatiste » et l'attaque menée par le PKK à Daglica dans la zone montagneuse de Hakkari.

Selon la chaîne turque NTV, l’état-major turc n’aurait pas soufflé mot sur les pertes humaines essuyées par son armée. Ainsi, pendant 2h10 minutes, le seul sujet de discussion aurait été la disparition du F4 et la responsabilité syrienne dans cette perte.

Dans un communiqué de presse très laconique émis à l’issue de la réunion de crise, le premier ministre Erdogan a confirmé que l'avion a été abattu par la défense syrienne. Il a par ailleurs annoncé que les recherches de l’épave sont menées conjointement avec les autorités syriennes et que « la Turquie fera connaître sa position finale une fois que toute la lumière aura été faite sur cette incident. »

Aucune information n’a été communiquée concernant le sort des deux pilotes qui se trouvaient à bord de l’avion abattu.

Entretemps, la plupart des analystes interrogés par les chaînes satellitaires turques tiennent un discours plus que dangereux, se référant à tous les articles de la charte des Nations Unies et de l’OTAN qui permettraient de contourner le véto sino-russe pour intervenir militairement en Syrie, expliquant que le « crime » commis par la Syrie est très grave et relève du « casus belli ».

Ils démentent, par ailleurs, les allégations de soutien militaire de la part de la Turquie aux insurgés syriens.

Sur ce dernier point, l’administration Erdogan et ses panégyristes médiatiques sont peu convaincants.

Rappelons d’abord quelques faits avérés :

- les Frères musulmans syriens et l’Armée syrienne libre (ASL) sont les invités de marque du gouvernement turc et les principaux acteurs pro-turcs de l’opposition syrienne.

- l’ASL dispose de camps d’entraînement dans la province turque du Hatay, à quelques kilomètres de l’endroit où l’avion turc est tombé.

- certains camps de réfugiés syriens sont utilisés comme couverture pour les insurgés syriens. Durant l’été dernier, des opposants syriens ont été arrêtés en territoire turc par les services secrets de la MIT pour avoir dénoncé le détournement des camps de réfugiés à des fins militaires notamment par des groupes djihadistes.

- l’ASL lance des attaques en territoire syrien depuis ses bases turques en s’infiltrant vers les provinces de Lattaquié et d’Idlib via le Djebel Zawiya. L’ASL revendique des attentats depuis le territoire turc. Des milliers de soldats et de civils syriens ont été tués dans ces attentats.

- tous les militants maghrébins d’Al Qaida capturés par l’armée syrienne et passés aux aveux parlent de la piste Istanbul-Antakya dans leur itinéraire vers le djihad en Syrie. Il est impossible que ces militants traversent toute la Turquie de haut en bas, rencontrent des insurgés syriens agissant sous contrôle de l’armée turque et franchissent une zone frontalière militarisée sans que les autorités turques ne soient au courant.

- le New York Times (article d’Eric Schmitt) du 21 juin évoque des opérations secrètes de la CIA qui coordonnerait le trafic d’armes en provenance des pays du Golfe avec l’aide des Frères musulmans syriens.

- dans une interview réalisée le même jour avec Reuters, le ministre US de la défense Leon Panetta a révélé que des militants d’Al Qaida actifs en Syrie étaient munis de MANPAD. Cet armement capable d’abattre des avions civils ou des hélicoptères proviendraient selon lui de l’ancienne armée libyenne. En même temps, des rumeurs circulent concernant l’arrivée dans les villes portuaires du Sud de la Turquie (Iskenderun) des bateaux remplis d’armes en provenance de Libye. A l’insu de l’armée turque ? Ces rumeurs sont invérifiables car la TSK n’a procédé à aucune saisie d’armes. En revanche, l’armée libanaise a effectué plusieurs prises, notamment la cargaison du Lutfullah II battant pavillon sierra-léonais avec une cargaison d’armes libyennes.

En 1998, l’armée turque avait menacé de marcher sur Damas en raison de la présence du leader kurde Abdullah Öcalan sur son territoire. En novembre 2011, elle a organisé des exercices de mobilisation baptisés « Yildirim » (la foudre) à ses frontières avec la Syrie. En mars dernier, un journal émirati rapportait que l’armée turque se préparait à entrer de 15 km en territoire syrien pour y créer une zone-tampon[1] Cette info avait auparavant été évoquée par Reva Bhalla le directeur de l’agence privée de renseignement américain STRATFOR.[2]

A l’aune de ces multiples indications concernant le bellicisme turc, Ankara semble mal placée pour accuser Damas de « menaces » et de « provocations ».

Finalement, que vaut une carcasse d’avion face aux milliers de victimes syriennes tombées sous les balles et les bombes des insurgés sponsorisés par Erdogan ?



Le 22 juin 2012
Bahar Kimyongür
Auteur de Syriana, la conquête continue, Ed. Investig’action et Couleur Livres, Charleroi, 2011
 
 
Notes :
[1] Thomas Seibert, “Turkey readies Syrian buffer zone plan”, The National, 22 mars 2012
[2] Câble Wikileaks relatif à un courriel de Reva Bhalla daté du 15 novembre 2011

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