Survivre sous les décombres
mardi 27 juillet 2010 - 10h:02
Karl Schembri
Depuis trois ans, les 1,5 millions d’habitants de Gaza vivent sous un blocus total : Israël laisse entrer dans le pays exclusivement l’aide humanitaire, qui ne parvient pas à satisfaire les besoins créés par la politique de ce même gouvernement israélien - une politique qui consiste à fermer complètement la Bande de Gaza, tout en interdisant aux Palestiniens de voyager dans leur propre pays et à l’étranger.
Au cours du dernier assaut militaire généralisé sur Gaza, entre décembre 2008 et janvier 2009, plus connu sous le nom d’Opération Plomb Fondu, tous les regards se sont tournés vers l’étroite enclave, où 1 400 Palestiniens ont été tués, et quelques mille autres blessés. En 22 jours, Gaza a connu plus de destructions que jamais. Celles-ci ont visé les infrastructures civiles et les infrastructures militaires avec une violence égale.
Le traumatisme et ses répercussions dureront bien plus longtemps que ces 22 jours, en particulier chez la jeune génération. Mais dans les faits, la jeunesse de Gaza subit cette violence depuis très longtemps, sous forme d’incursions et de frappes aériennes quotidiennes, et d’une fermeture qui a précédé de plusieurs années le blocus officiel déclaré par Israël en 2007, suite à la prise de pouvoir par le Hamas dans l’enclave palestinienne.
La population de Gaza étant pour presque la moitié composée de jeunes, c’est une punition collective bien cruelle qui lui est infligée : cette sanction vient précisément au moment où ils rêvent d’étudier à l’étranger, de voir de leurs propres yeux ce qui existe hors de leur pays occupé, et de découvrir le monde.
Une génération entière de Palestiniens ne sera jamais sortie de la bande de Gaza, à cause du blocus, n’aura jamais interagi avec des étrangers, ni rencontré d’Israéliens, à l’exception des soldats ennemis, avides de meurtre et de destruction. Les psychologues signalent d’ailleurs une montée alarmante des comportements violents. La moitié des enfants âgés de moins de 17 ans après l’Opération Plomb Fondu pensent « souvent » ou « presque toujours » à se venger de ceux qui sont responsables de la mort de leurs proches, selon une étude publiée par le Gaza Community Mental Health Programme (« Programme de santé mentale de Gaza »).
La moitié des enfants étudiés ont perdu un proche ou un ami, et 54 % ont été témoins d’assassinats à la roquette. Plus de 90 % des enfants ont entendu le bombardement de leur quartier par l’artillerie israélienne, ainsi que le bang supersonique des avions de chasse. Le même nombre d’entre eux a assisté à des bombardements terrestres et a vu des corps mutilés à la télévision.
« Tous les enfants de Gaza sont menacés », déclare Hasan Zeyada, psychologue du Gaza Community Mental Health Programme (« Programme de santé mentale de Gaza »). « Ils sont en train d’apprendre que la seule manière d’affronter les obstacles, dans la vie, c’est la violence et l’agressivité. Ils se sentent sans défense et impuissants, ils ont l’impression que leurs parents ne peuvent pas les protéger. Cela les conduit à s’identifier avec la figure du combattant voire avec celle du soldat Israélien, qui représente le pouvoir absolu, comme Dieu. »
« Un enfant de six ans m’a demandé pourquoi Dieu avait créé les Juifs », raconte Zeyada. « Ils ne font même pas la différence entre les Juifs et les Israéliens ».
L’enquête des Nations-Unies sur les crimes de guerre commis à Gaza, menée par le juge sud-africain Richard Goldstone, met en avant le cas d’une mère dont les enfants, âgés de 3 à 16 ans, ont assisté au meurtre de leur père, dans leur propre demeure. Alors que les soldats israéliens interrogeaient brutalement la mère et qu’ils vandalisaient la maison, les enfants lui ont demandé s’ils seraient tués eux aussi. « La mère a senti que le seul réconfort qu’elle était en mesure de leur donner, c’était de leur conseiller de dire la Shehada, la prière qu’on récite face à la mort », explique le rapport.
Mais parler de stress post-traumatique peut induire en erreur, dans la mesure où la jeune génération « connaît actuellement un traumatisme continu », selon Hasan Zeyada. Même avant la guerre, la paralysie générale due au siège et les divisions féroces entre factions avaient déjà un coût pour les enfants.
« Le siège, les divisions internes et la guerre ont créé un irrésistible sentiment d’impuissance », déclare le Dr Zeyada. « Tout le monde a l’impression de ne rien pouvoir faire pour mettre un terme aux les violations. C’est un sentiment très douloureux ».
« Alors que les hommes adultes, qui étaient traditionnellement des chefs de famille, se replient de plus en plus sur eux-mêmes, face à leur impuissance, c’est désormais aux femmes qu’il revient de prendre seules les décisions familiales importantes », explique Heba Zayyam, cadre au Fonds de développement des Nations-Unies pour les femmes. Cela contraint aussi les jeunes filles à abandonner leur rêve de poursuivre des études et de progresser.
« J’ai fait mes études à l’Université de Jordanie il y a 10 ans », raconte Zayyam. « Aujourd’hui, envoyer des jeunes femmes étudier à l’étranger est mal vu. Il y a une nouvelle génération entière qui n’a jamais quitté Gaza, qui ne sait pas à quoi ressemble un cinéma, et qui ne sait pas à quoi ressemble le monde hors d’ici. »
Comme l’explique Ahmed Hamad, 24 ans, à vivre en permanence sous la menace de la guerre, des incursions militaires et des luttes internes, et à assister au meurtre des parents et des amis intimes, ainsi qu’à la destruction des « lieux sûrs », chacun finit par se contenter de se battre pour survivre. « A la différence du monde entier, où les gens regardent la vie sous différents angles, la vie ici, c’est devenu ni plus ni moins que le temps passé à se mettre en sécurité. Voilà ce qu’est devenue la vie à Gaza, et ça a un effet négatif immense. »
Les inquiétudes d’Ahmed trouvent un écho dans les opinions de Mohannad Meshal, qui voit Gaza comme une prison ou comme une île isolée du monde, où le temps libre ne veut plus dire grand-chose.
« On passe notre temps à regarder la télé et à manger, déclare Meshal. Comme il n’y a pas de production, les gens gagnent de l’argent sans travailler. L’argent provient de l’Autorité Palestinienne, de l’extérieur ; il y a aussi beaucoup d’aide humanitaire. Ici, tout le monde a le ventre plein, mais personne n’a de droits en tant qu’être humain. Par exemple, chez toi, tu peux avoir un animal de compagnie, genre un chien ou un chat, l’élever, lui donner à manger, mais le laisser enfermé dans un coin. Nous, on est exactement comme ça. Tout ce qu’on fait, c’est manger, recevoir de l’argent des pays de la région, sans rien produire.
« Ca fait des dégâts socialement. Il y a plein de nouveaux problèmes qui sont en train d’apparaître. Quand on n’a rien pour occuper son esprit et son temps, on finit par penser des trucs débiles et par avoir un comportement débile ou des idées irrationnelles.
« Ici, la plupart des jeunes fument alors qu’ils n’ont même pas 12 ans. Ils prennent de la drogue et des analgésiques puissants, comme le Tramal, juste pour essayer de fuir la réalité.
« En plus de ça, après le blocus et la guerre civile en 2007, il y a eu la guerre contre Gaza. Maintenant, la plupart des gens sont désespérés. J’ai des principes et des valeurs, mais je finirais peut-être un jour par les abandonner. »
Certains jeunes Palestiniens réussissent cependant à garder un point de vue quelque peu positif, en dépit de toutes les difficultés et des occasions manquées dont ils ont été témoins au fil des ans. Fadi Baheet, 28 ans, et Madi Mohammed Al Masri, 22, font partie d’un des rares groupes de rap qui existent à Gaza. Fadi est directeur artistique et manager de Darg Team, tandis que Madi est l’un des rappeurs de ce groupe.
« Nos textes parlent de la Palestine, de l’occupation, de ce que les Palestiniens souffrent au quotidien. Nous parlons en leur nom », explique Fadi. « Nous avons fait une chanson de rap sur l’unité, et nous avons invité les deux camps à se regrouper à nouveau, parce que s’ils sont ensemble, ils sont une force que personne ne peut briser, alors que s’ils sont séparés, ça nous met dans une position de grande faiblesse. Désunis comme ça, on n’ira jamais nulle part. »
Madi décrit son activité de chanteur et son engagement au sein de la Darg Team comme « une mission ». « Même quand on parle d’amour, à la fin, on en revient toujours à notre situation, parce que c’est elle qui détermine notre quotidien », explique Madi.
Le groupe fait aussi des séances de rap dans les écoles primaires et dans les maternelles de l’UNRWA, pour encourager les enfants à exprimer leurs aspirations et à canaliser leur énergie.
Selon Fadi : « On fait tous partie de la résistance, parce qu’on est sous occupation - que ce soit une résistance par l’écriture, par le chant, ou par les armes... L’Europe a connu ses révolutions, nous devons aussi passer par là. On demande aux enfants ce qu’ils pensent, quels sont leurs désirs. On n’essaye pas de les faire changer d’avis, mais on essaye de canaliser leur énergie. On ne veut pas se contenter de se plaindre de notre situation. Il faut sortir de cette bulle. On devrait plutôt être reconnaissants d’être toujours en vie. L’occupation, ça n’est pas le seul problème qu’on a, et la Palestine, ça n’est pas seulement Gaza ».
Madi ajoute : « Ici, c’est chez moi. Tout ce que je fais, c’est pour mon chez-moi. Je résiste parce que je veux pouvoir vivre librement chez moi. Chez nous, tout le monde veut partir, et il y a une bonne raison à cela. On veut sortir d’ici, on veut être les porte-paroles de la Palestine, faire connaître son vrai visage, on veut rencontrer les gens en vrai. Beaucoup de gens pensent qu’on est tous des terroristes, et que tout ce qu’on veut, c’est tuer des juifs. On veut changer tout ça. En ce moment, là, on est assis dans un café très sympa, moderne, il y a des gens qui regardent un match de foot, des gens qui fument la shisha, qui prennent un café. Des choses tout à fait normales, que font les gens dans le monde entier. »
Mohanned, lui, n’est pas aussi optimiste : « Gaza m’a appris à ne pas penser au lendemain, parce que la plupart des rêves partent en fumée. Il vaut mieux ne pas rêver et ne pas avoir de trop grands espoirs, comme ça on ne les perd pas. Je vis le moment présent -sans jamais me tourner vers le passé, et sans jamais me tourner vers l’avenir. »
BabelMed - Traduction de l’italien Marie Bossaert (2010)
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