23 décembre 2010

Ecrire après Mahmoud Darwich : le chant poétique de Tamim al-Barghouti

mardi 21 décembre 2010 - 09h:53
Jalel El Gharbi - BabelMed



 
Lorsque, à la mort de Darwich, Tamim al-Barghouti rédige un faire-part, il s’est trouvé plus d’une personne pour s’émouvoir devant la piété filiale. Plus d’un trait rapproche les deux hommes. Cela va de l’identité palestinienne, de l’attachement à la cause du peuple jusqu’aux références intertextuelles en passant par la force de la déclamation. Mais qui est Tamim al-Barghouti ? 
 
(JPG)
Tamim al-Barghouti
Fils de Mourid Al-Barghouti, poète et militant palestinien réfugié au Caire et de la romancière égyptienne Radwa Ashour, il a grandi parmi les livres mais aussi dans le tumulte des tracasseries administratives allant jusqu’à l’exil de son père. Tamim est diplômé en sciences politiques de l’université de Boston. Il enseigne à l’université américaine du Caire et à l’université libre de Berlin. Il est professeur associé à Georgetown et il a occupé diverses fonctions au sein de l’ONU. Par rapport à Darwich, c’est une première divergence : en communiste, l’aîné est allé chercher le savoir du côté du Moscou et c’est vers l’Ouest qu’est parti Tamim. Comme Darwich, ce dernier, aiguillonné par le sentiment d’injustice qu’il ressent, commence à écrire très jeune, à l’âge de douze ans. Il s’initie à la musique et en applique les rythmes et les tempos au vers arabe classique. Il commence par écrire dans les deux dialectes égyptien et palestinien. En 2007, il participe à une émission de télévision à Abu Dhabi Le Prince des poètes, un concours de poésie ouvert à tous les poètes arabes. Son succès est fulgurant bien qu’il n’ait obtenu qu’un petit cinquième prix !
Comme Darwich, il réussit par la diction, par sa déclamation qui enflamme l’auditoire. Ainsi donc, la poésie semble mieux portée par la voix, par la présence. Du jour au lendemain, ce jeune homme très peu connu même au Caire est admiré partout où l’on parle arabe. Le 15 octobre 2010, Al-Jazira consacre une émission à la famille Barghouti où la star était Tamim. Les extraits que le père, Mourid, lit de sa propre poésie sonnent comme une pâle imitation de Darwich alors que ceux du fils, Tamim comportent des inflexions autres. Mais commençons d’abord par le poème lu à la télévision d’Abu Dhabi.
Le texte s’intitule A Jérusalem et comporte une centaine de vers dont nous traduisons les deux premières strophes :

«  Voulant me rendre chez mon amour, j’en fus dissuadé
Par les lois des ennemis et leur mur
Alors je me suis dit c’est peut-être une bénédiction
Car que peut-on voir à Jérusalem
Quand du sentier on en aperçoit les maisons
On ne voit que l’insoutenable
Et il n’est pas dit que rencontrer son amour
Soit toujours un bonheur ni que toute distance soit néfaste
Si l’on est heureux de retrouver son amour alors qu’on doit se dire adieu
C’est son bonheur même qu’on devrait redouter
Quand on a vu l’antique Jérusalem une seule fois
Où que l’on regarde, c’est elle qu’on aperçoit.
Il y a à Jérusalem un marchand de légumes de Géorgie
Las de son épouse, il pense à ses vacances ou à repeindre la maison
Il y a à Jérusalem un homme de Manhattan Uptown
Qui enseigne à de jeunes Polonais les préceptes de la Torah
Il y a à Jérusalem un policier éthiopien interdisant l’accès au souk
Une mitrailleuse sur l’épaule d’un colon de moins de vingt ans
Un chapeau qui s’incline devant le mur des lamentations
Des touristes français blonds qui ne voient absolument rien de Jérusalem
Se contentant de se prendre en photo avec une femme qui toute la journée vend des radis sur la place
A Jérusalem les soldats marchent avec leurs bottes sur les nuages
A Jérusalem nous avons prié à même l’asphalte
A Jérusalem, il y a tout le monde excepté Toi.
 »

(JPG) La nouveauté ici c’est le caractère classique du poème s’inspirant de la poésie antéislamique. Certes, de telles références ne sont pas rares chez Darwich mais ici elles sont plus explicites. L’image du poète passant avec ses compagnons devant la maison de la bien-aimée remonte à Imrou’l Qays, le prince errant né vers l’an 500 et mort vers 540 à Ankara. Après Imrou’l Qays, s’arrêter devant les vestiges laissés par la famille de la bien-aimée est devenu un topos qui ne sera remis en question que par Aboû Nouwâs (762- 813). Pour aller vite, il semble que la (post) modernité à laquelle on peut rattacher la poésie de Darwich et celle de Barghouti ait comme expression un retour vers des formes poétiques anciennes. Le paradoxe d’une modernité puisant dans le classicisme le plus évident n’est qu’apparent. Entendons par (post)modernité la remise en question des notions de modernité et de ce classicisme. La distinction entre Darwich et Barghouti réside ailleurs. Si tous les deux se réfèrent aussi bien à l’islam qu’au christianisme entendu comme composante fondamentale de l’identité palestinienne. Par moment, il n’est pas aisé de dire si Darwich est musulman ou chrétien, ce qui n’est pas le cas chez Barghouti. On peut soutenir que la poésie de Barghouti ne heurte pas les valeurs de la tribu.
On trouve dans ses textes un imaginaire plus classique que celui de Darwich. Ce dernier est le poète d’une époque où les révolutionnaires pensaient que l’on pouvait s’approprier les valeurs occidentales pour la libération de la Palestine et pour la création d’un état laïc où musulmans, chrétiens et juifs pourraient vivre ensemble. Tamim est malgré lui le témoin de l’échec de ce projet. Même pour un non islamiste, force est de constater que seuls les islamistes ont su tenir tête à Israël. Cette idée gagne du terrain dans le monde arabe.
Chez Barghouti, les valeurs identitaires sont affirmées avec vigueur. Faut-il voir en cela l’expression d’un paradoxe de la jeunesse arabe actuelle menant un train de vie occidental et en même temps fermement attachée à ses valeurs ? L’ombre du passé est désormais fortement présente. Et c’est une ombre apaisante, bienfaisante. Ecoutant Barghouti, je pense à « la cruauté de [s]es vers réguliers » (Aragon).
Voici un extrait d’un poème de Tamim au charme irrésistible :

«  Laisse-moi mes péchés car les nuits sont parcimonieuses
Dis, ma providence, depuis quand les conseils m’ont-ils servi ?
Il y en moi un jeune homme facile à vivre et bon
Qui taquine une époque renfrognée et peu portée sur la plaisanterie
Qui chante souvent la guerre et non pas l’amour
Parce que, comparée à la guerre, l’amour est cinglant
En toute guerre, il y a un parti de droit et un parti injustice
Or en amour on ne peut les démêler
S’il dit qu’il n’aime pas, ce n’est que pur mensonge
Et s’il dit « j’aime », il en a honte à cause des massacres
Il y a dans sa poésie un sens éloquent et obscur
Et dans sa poitrine un cœur résident et en exode
Un peuple vivant sous des tentes qu’on dirait
L’ombre de la poésie de jadis qui nous hante.
 »

La force de Barghouti est d’avoir su faire place à cette ombre et d’avoir réussi la prouesse d’extraire d’un lexique commun des vers si singuliers. Personne n’a mieux réussi non plus à associer les topoï de la poésie la plus classique à une vision contemporaine de la réalité. Avec Barghouti, ce sont de nouvelles inflexions qu’on retrouve. C’est Imrou’l Qays rajeuni ou tout autre poète d’antan portant un regard inflexible sur l’indécence du réel. Ne préjugeons pas du devenir de cette poésie. Nous croyons y avoir décelé les signes d’une aptitude à faire du poème le lieu d’une réflexion sur la poésie.
Barghouti semble s’inscrire dans la filiation de Darwich non pas parce qu’il est dans sa lignée mais parce qu’il s’en écarte et qu’il le renie, à sa manière, c’est-à-dire pieusement.

Voir aussi :

20 décembre 2010 - BabelMed

merci, mille fois merci, à Toufik qui a signalé ce très bel article

1 commentaire:

NASR a dit…

Pour les amis anglophones, ci après un autre texte de Tamim Barghouthi traduit par sa propre mère, l'écrivain égyptienne Radwa ASHOUR.

http://www.adab.com/en/modules.php?name=Sh3er&doWhat=shqas&qid=373