Extraits de TORTURES PAR LE PEN par Hamid Bousselham
CHAPITRE PREMIER
LA TORTURE
La Nation française, occidentale et chrétienne, poursuit en Algérie depuis trois ans une entreprise de crimes contre l'humanité dont l'ampleur a déjà rempli d'horreur les peuples du monde.
Inlassablement, caractérisés par une évidente dépravation morale et intellectuelle, les soldats et les civils français en Algérie inscrivent les pages les plus sanglantes et aussi les plus honteuses du 20ème siècle.
L'avenir ne sera pas indulgent pour la France qui croit pouvoir retrouver sa grandeur dans l'éclatement des crânes ou dans la technique élaborée des tortures.
L'avenir pourra aussi se demander avec une angoisse légitime les raisons qui ont dicté aux autres nations ce silence complice devant cette gangrène.
En possession de preuves écrites, nombreuses et authentiques, nous nous devions d'apporter aujourd'hui les précisions sur cette monstrueuse création française.
Les voici exposées dans leur tragique réalité.
Puissent-elles ouvrir les yeux de ceux et de celles qui ne veulent pas voir et édifier l'opinion internationale.
Les supplices ont, bien entendu, une classification allant par gradation selon leur gravité et le degré de plaisir cynique que l'on veut tirer de leurs applications.
D'une manière générale, on a dénombré cinq grands moyens de tortures employés de façon différente.
L'ELECTRICITE
Cette opération délicatement raffinée présente, malgré toute son horreur, l'avantage que ses traces disparaissaient si on y apporte les soins nécessaires.
Elle a lieur généralement la nuit.
Le supplicié est dévêtu et couché sur une "table d'opération".
Ses pieds et poings sont liés et un bidon d'eau est jeté sur tout le corps afin qu'il fasse "masse". A ce moment-là, le courant électrique est appliqué aux parties les plus sensibles de l'individu, homme ou femme : les oreilles, la langue, les parties génitales et les seins.
Les souffrances de l'individu sont atroces. Quoique ligoté, il se livre à des contorsions diaboliques sous la violence du choc électrique.
Mais pour que l'effet du courant électrique soit encore plus efficace, le corps nu est attaché au mur, les pieds baignant dans une bassine d'eau. Le courant électrique est alors promené à travers tout le corps.
Ou bien le corps nu est attaché sur une échelle métallique, baignant dans la bassine d'eau et le courant électrique est également passé dans tout le corps, traitement spécialement appliqué aux jeunes filles à la villa "Susini".
Ou bien encore le corps nu est placé dans une ogive, poings et pieds liés, ces derniers baignant dans l'eau. L' "opérateur", isolé par des gants de caoutchouc et des sabots de bois, fait passer le courant électrique à l'aide d'un long crayon en métal pointu qu'il enfonce dans la chair (P.C. d'El-Biar). Cette opération laisse parfois des traces pendant plus de 20 jours.
Le dernier moyen utilisé pour torturer à l'électricité, consiste à plonger carrément l'individu dans une baignoire pleine d'eau, la tête émergeant seulement. Le courant électrique est mis dans l'eau même, ce qui a pour effet de noyer effectivement l'individu dans un "bain électrique".
Cette opération est de loin la plus atroce et la plus terrible de toutes celles à l'électricité, employées par les "paras".
Les "bérets verts" dénomment "télévision", la torture électrique, les "bérets rouges", qui ont employé les génératrices dans les domiciles mêmes, l'appellent "Gégène" ou bien le "Loup" si l'appareil est plus puissant.
Il convient d'ajouter que les suppliciés, après avoir subi les tortures, sont rarement relâchés immédiatement après, les "opérateurs" prennent auparavant la précaution de "soigner" les traces afin que le supplicié ait une apparence saine.
L'EAU
Nous pouvons classer les tortures par l'eau, par trois grandes catégories :
A- L'injection de l'eau par la bouche : Cette opération consiste à introduire de l'eau dans le ventre du supplicié par injection forcée en plaçant, soit :
1) Un entonnoir dans la bouche jusqu'à enflement démesuré du ventre. Si le supplicié refuse de "boire", le moyen le plus simple employé pour l'y obliger, consiste à lui pincer les narines. Le supplicié, pour ne pas suffoquer par manque d'air, laisse alors "couler l'eau".
Quand le ventre est suffisamment ballonné, un "volontaire" se lance à pieds joints sur le ventre du supplicié, ce qui a pour effet de faire éjecter l'eau par la bouche et l'anus.
2) On emploie aussi un autre système qui consiste à placer un tuyau dans la bouche du supplicié et à le relier directement à une fontaine. Quand le ventre de la victime est suffisamment gonflé, le même moyen que précédemment est employé pour faire évacuer l'eau.
B- La baignoire : Le supplice de la "baignoire" est différemment appliqué suivant le raffinement ou le cynisme de ceux qui l'emploient.
1) A la villa "Gras" des Bains-Romains, dans la banlieue d'Alger, le supplicié est mis à nu, en pleine nuit, quand il fait bien froid. Il est alors plongé dans baignoire pleine d'eau, la tête immergée est maintenue dans une position jusqu'à étouffement.
2) A la villa "Susini", où ce supplice est notamment réservé aux jeunes filles, le corps nu est placé dans un sac puis plongé dans la baignoire jusqu'à aveu ou épuisement complet.
3) Une autre méthode est encore appliquée dans cette villa, horriblement célèbre, qui consiste à passer un bâton sous les genoux de victime accroupie et, les bras passés sous ce bâton, les mains réunies par delà, les genoux sont ligotés. Elle est ensuite placée sur la baignoire, les extrémités du bâton reposant sur les bords et formant un axe de rotation. Si la victime refuse de passer aux aveux, par un système de bascule, la tête est plongée dans un liquide visqueux et infect stagnant au fond de la baignoire.
C- Le saucisson : A la "Grande Terrasse" des Deux-Moulins, les corps est attaché comme un saucisson et descendu à l'aide d'une poulie du premier étage du cabanon à la mer, la tête vers le bas. Pendant plusieurs secondes, qui paraissent des siècles, le supplicié reste immergé. Il est remonté ensuite grelottant et à demi inconscient pour un nouvel interrogatoire. Cette opération est répétée jusqu'à aveu, épuisement ou mort.
LE FEU
A- Torse nu, la victime est attachée, assise à une chaise ; le "para" qui l'interroge lui jette alors des bouffées de fumée de tabac aux yeux, puis il éteint la cigarette sur sa poitrine ou ses seins.
B- La victime est attachée sur une "table d'opération", torse nu, son corps est alors imbibé d'essence et l'"opérateur" y met calmement le feu. Les brûlures provoquées par ce supplice atteignent le deuxième degré et parfois même un degré supérieur. Dans ce cas, les victimes sont traitées médicalement avant d'être relâchées.
C- Un autre moyen consiste à attacher les mains derrière le dos, puis des allumettes enflammées sont placées aux extrémités des doigts pour brûler les ongles. La douleur qui en résulte est tellement atroce qu'on ne peut la décrire.
D- Les pieds et jambes nus, une bougie allumée est placée au-dessous jusqu'à extinction de la flamme. Certaines victimes présentent de vrais trous sous la plante des pieds.
E- La flamme d'un chalumeau est approchée de la poitrine, des bras et des orteils pour les brûler.
LE FER
A- Torse nu, la victime est placée sur une chaise. Le préposé au supplice "mord" le dos, les seins, les lèvres... et entaille parfois le corps en enlevant des petits morceaux de chair à l'aide des tenailles.
B- Les mains placées à plat sur le sol, servent d'enclumes au dos des poignards ou des manches de haches.
C- A l'aide d'un couteau pointu et aiguisé, le "para" creuse des "boutonnières" sur différentes parties du corps avec scarification au poignard puis frottement des plaies au gros sel.
LA CORDE
A- Le sac : Le supplice appelé ainsi consiste à attacher ensemble les pieds et poings de la victime et à les réunir par une corde, à l'image d'un mouton auquel on aurait ligoté les quatre pattes. La victime est alors hissée à l'aide d'une poulie vers le plafond, la tête et le dos tournés vers le sol, puis elle est relâchée brusquement. Elle choit comme un sac et s'écrase. L'opération est recommencée autant de fois qu'il est nécessaire pour amener le supplicié à un aveu, même mensonger, ou à une dénonciation calomnieuse. S'il résiste et se tait, il meurt victime de son mutisme et de la furie de ses tortionnaires.
B- L'étranglement par le cou : Le supplicié est attaché solidement à une chaise, dans la position assise, une cordelette est nouée à son cou. Deux tortionnaires tirent les bouts de la cordelette et enserrent le cou par une strangulation progressive, qui va jusqu'à l'étouffement ou la mort.
C- L'attachement au sol : Mis en croix et écartelé, le prisonnier est fixé au sol humide et froid des grottes du Ravin de la Femme-Sauvage (banlieue d'Alger), les pieds et mains attachés à des piquets enfoncés dans la terre. Le prisonnier est ainsi laissé plusieurs jours dans l'obscurité complète et l'isolement absolu. La plupart de ceux qui ont subi ce supplice sont devenus fous.
Spécialités des lieux de torture
Si, dans différents lieux de torture, on applique, en général, la plupart des supplices, certains "laboratoires" se sont spécialisés dans leurs raffinements.
A la villa "Susini" , par exemple, les tortionnaires font manger des excréments à leurs victimes.
Au "Haouch Altairac", au lieu dit les "Trois Caves", on laisse les prisonniers debout sous la pluie pendant des heures.
Au "Stade municipal d'Alger", les "suspects" sont plongés habillés dans la piscine, la nuit, et une fois retirés, laissés dans leurs vêtements mouillés.
Au poste de Commandement du Général Massu, à El-Biar, on immobilise le suspect en l'attachant à une "table d'opération" et en lui frottant les plaies avec du gros sel.
Un autre spécialité de ce P.C consiste à faire jouer au suspect un rôle de "hamac", en l'attachant par les pieds et mains ; un "volontaire" se couche alors sur la victime suspendue dans le vide.
Des "suspects" ayant subi ce supplice se trouvent actuellement au camp de concentration de Paul-Cazelles, les mains paralysées.
Les supplices psychologiques
Ils ont pour but de créer et de maintenir dans la population un climat de terreur constante et définitive.
Afin de semer la crainte, la peur et la torture morale, les méthodes d'arrestations se font dans une atmosphère d'épouvante telle, que les témoins en restent marqués tout le reste de leur vie.
Les cas constatés, de folie à divers degrés, d'accouchements avant terme, des crises de dépression nerveuse, des morts à la suite d'une crise cardiaque ne se comptent plus.
Les arrestations se font surtout la nuit, de minuit à quatre heures du matin.
Pendant le couvre-feu, dans les ruelles sombres et désertes de la Casbah, on entend d'abord, avec épouvante, l'évolution bruyante de la meute des "paras", manches retroussées évoquant les boucher des abattoirs, et le cliquetis de leurs armes, diverses et nombreuses : chapelets de grenades, baïonnettes effilées au canon, mitraillettes, revolvers, etc.
Les habitants de la Casbah ne dorment plus, toujours hantés par les coups de crosse sur la porte de leur maison. Ils savent bien pourquoi ils sont venus. Ils savent que ni les hommes, ni les femmes, ni les enfants n'échapperont aux tortures. Ils savent encore que les "paras" apportent avec eux le "Loup" ou la "Gégène", et que peut-être ils assisteront au supplice de leurs enfants dans la cour intérieure de leur maison. Ils savent enfin que ceux qui repartiront, tout à l'heure, emmenés par les "paras", n'ont pas beaucoup de chance à revenir.
Mais, sachant tout cela, aux premiers coups de crosse à la porte d'entrée, ils ouvrent quand même, car sans cela, les représailles seraient plus terribles encore et collectives.
Souvent aussi, sans attendre, les "paras" défoncent portes et fenêtres et envahissent les maisons de toutes parts, par les terrasses et par la rue. Les femmes et les enfants, qui dorment encore, ne sont pas épargnés. Tout le monde est mis debout et alors, comme dans un cauchemar, on assiste avec horreur et épouvante à l' "opération".
On ne leur laisse pas le temps de s'habiller, nus, hébétés, les yeux gonflés par le manque de sommeil. Rien n'est plus poignant que le spectacle de cette scène où l'on voit, d'un côté, les membres d'une famille, surpris au milieu de la nuit, affolés, pleurant, tremblant de peur, et de l'autre, une horde de soldats, se livrant, à la lumière blafarde d'une lampe à pétrole, à des supplices atroces.
Les coups de crosse, les coups de poings, les injures sont distribués à tour de bras aux hommes qui n'osent plus protester, et les gifles, les bousculades, quand ce ne sont pas les tortures, ne sont pas épargnées aux femmes et aux enfants.
Que de personnes, enlevées dans de telles conditions, n'ont jamais réapparu. Dans des camions bâchés, elles sont emmenées vers des destinations inconnues, que personne peut-être, ne saura jamais.
Les laboratoires et les camps de concentration
On ne peut, pour terminer cet exposé, passer sous silence, l'énumération des principaux centres de tortures appelés "laboratoires".
La plus importante est la zaréah.
Là, des bâtiments ont été spécialement aménagés pour cette singulière destination, avec un soin particulier et aux frais, bien entendu, du budget de l'Algérie, auquel ils ont certainement coûté plusieurs dizaines de millions.
Par une étrange ironie du sort, le chef de la DST est le fameux Ceccaldi-Raynaud, secrétaire général de la Fédération algéroise de la SFIO, et auteur d'une lettre à M. Guy Mollet, lettre qui fit beaucoup de bruit dans certains journaux. C'est la nature de ces singulières fonctions qui expliquent la précision des faits contenus dans la lettre, faits se rapportant précisément aux tortures. Lorsque le bourreau se fait chroniqueur ou journaliste, on peut, pour le moins, avoir toutes les raisons de croire à la triste réalité des détails qu'il rapporte.
Au moment où tous les pouvoirs ont été confiés au Général Massu dans le cadre du "Grand Alger", la DST, qui possède un grand nombre d'indicateurs, a mis à la disposition du général tous ses inspecteurs qui se sont, pour l'occasion, déguisés en "paras" pour des raisons de sécurité personnelle faciles à comprendre. Et c'est ainsi que les inspecteurs de la DST se sont avérés des maîtres d'art dans le raffinement des tortures. Parmi les lieux de torture les plus connus, nous pouvons citer :
Le centre du "tri" de Ben-Aknoun
L'Amirauté
La Caserne Chanzy
Les Ecoles d'El-Biar, de la Redoute, de Diar-Es-Saâda
Les Casernes du 27e Train – du 19e Génie – des Transmissions
La Villa "Susini", ancien consulat allemand
La Villa "Esso" au Boulevard Gallieni
Le "Stade municipal".
Une villa, au 51, Boulevard bru.
Les Abris du "Ravin de la Femme-Sauvage".
Le "Parc d'Hydra".
La ferme Perrin de Birkhadem (dans laquelle Me Boumendjel a été torturé pendant plus de quinze jours).
La ferme des "Quatre-Chemins".
Le "Haouch d'Altairac" de Maison-Carrée,
La ferme "Bernabé" de Fondouk,
La caserne RTS du Musée Franchet-d'Esperay,
La "Grande-Terrasse" des Deux-Moulins,
La villa "Gras" des Bains-Romains.
Et enfin les centres plus éloignés de Zeralda, Maison-Blanche et Draria.
Cette énumération est évidemment incomplète. Elle ne comprend pas les centres de moindre importance qui se trouvent en plus grand nombre.
Quand les suppliciés ont la chance de sortir vivants des "laboratoires", ils sont dirigés vers des camps de concentration qui atteignent, selon un chiffre officiel, le nombre de deux cents, disséminés à travers l'Algérie.
El-Moudjahid, N° 8, 5 août 1957
*
Le 25 décembre 1958, la presse et les différents postes français de radiodiffusion reconnaissaient l'existence en Algérie de cent douze centres militaires de triage des suspects et onze centres d'internement, sans parler des prisons, ni des camps d'assignation à résidence qui sont installés, de notoriété publique, dans la métropole. Selon des chiffres approximatifs, cent mille hommes, femmes et enfants ont été ou sont encore internés en Algérie. Encore ces chiffres ne comprennent-ils pas tous ceux qui purgent par milliers, des condamnations "en bonne et due forme", dans les prisons, les bagnes et les centres pénitentiaires surpeuplés.
CHAPITRE II
LE MARTYRE DES FEMMES ALGERIENNES
Les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution, et tout attentat à la pudeur.
Convention de Genève, article 27, alinéa 2
"C'était au cours de l'été 1956. Nous avions une voisine enceinte. J'étais chez elle, lorsque, au cours d'un ratissage, des soldats français ont fait irruption dans la maison. J'ai pu me cacher, mais j'ai vu toute la scène... Ils ont pris la femme et lui ont ouvert le ventre. Ils arrachèrent alors le fœtus et s'amusèrent avec, comme avec une balle. Ils le lançaient de l'un à l'autre : "Voici ce qu'on fait avec un Arabe, un sale Arabe", disaient-ils. J'ai tout vu de mes propres yeux. Je n'avais pas encore quinze ans."
Journal d'une maquisarde, paru dans El-Moudjahid N° 46, 20 juillet 1959
Aujourd'hui, bien que condamnée à mort, puis grâciée, devant l'émotion suscitée dans le monde entier par ses révélations, Djamila Bouhired séjourne encore dans les prisons des "civilisés". Récemment, pour protester contre de mauvais traitements, elle s'est signalée par une grève de la faim ; et le martyre des Algériennes continue.
Plus de vingt jeunes filles ont été arrêtées en un seul jour à Alger, et cent femmes croupissent, près de Zeralda, au camp de Tefeschoun. Parmi elles, l'une âgée de quatre vingt-cinq ans, a vu son fils tué par les parachutistes. Sa fille et sa belle-fille sont en prison...
Résistance algérienne, N° 36, 13 au 20 juillet 1957
Arnaud-Vergès – Pour Djamila Bouhired
CHAPITRE III
MON PASSAGE CHEZ LES PARACHUTISTES
Au terme de la grève de huit jours décidée par le FLN, c'est-à-dire le lundi 4 février 1957, j'ai été arrêté chez moi par les parachutistes du colonel Bigeard (bérets rouges). Un officier, deux soldats et un inspecteur de la DST m'arrachèrent du lit et me projetèrent dans la rue. On me banda les yeux devant ma femme et mes enfants.
On m'entraîna jusqu'à une voiture stationnée non loin de là. Un soldat s'assit sur moi et la voiture roula en direction de la Bouzaréa . En cours de route, mon bandeau se détacha et je remarquai des buissons et des arbres projetant sur le sol une ombre sinistre. La voiture ralentit puis s'arrêta bientôt. On me fit descendre et on me lia les poignets derrière le dos. Un soldat ouvrit enfin la bouche pour demander : "Alors, sergent ?" –Assomme-le !..... répondit celui-ci. Le sbire s'acharna sur moi à coups de crosse de revolver à la tête. La douleur me fit pousser quelques cris, le sang me coulait à flots sur le visage et m'aveuglait ; j'eus le cuir chevelu fendu en plusieurs endroits. Je commençai à faiblir ; soudain, un bruit de pas, puis une ombre et un ordre : "Jetez-le dans la "Dodge" et au PC !" (Le PC du colonel Bigeard). Nous ne tardâmes pas à y arriver. On me fit descendre et on m'entraîna dans une petite cour. Là, on m'enleva souliers et chaussettes, on me fit mettre à quatre pattes et on me jeta dans une sorte de cage construite sous des escaliers ; je tombai sur des corps humains et demandai : "Qui est là ?" Une voix faible me répondit : "Des frères !". Nous étions neuf, dont la plupart de mon quartier. Nous étions entassés les uns sur les autres. Dehors, un poste de radio lançait des notes gaies, des soldats sifflaient des airs connus, des rires fusaient.
Le jour se leva maussade, triste. J'allais bientôt prendre contact avec les agents chargés de nous "pacifier", nous qui n'avons jamais cessé de clamer notre qualité d'Algériens et notre amour pour l'Algérie. Tout à coup, quelqu'un du dehors m'appela. La couverture qui voilait l'entrée se souleva ; un soldat à face de brute me mit un capuchon en caoutchouc qui me couvrit entièrement la tête et, me poussant devant lui, me fit entrer dans une salle. Il me fit asseoir dans une sorte de fauteuil en fer, il m'attacha chaque main et chaque pied à chaque bras et à chaque pied du fauteuil. Il me mit une pince (électrode) à chaque oreille et s'écarta.
Une voix s'éleva et me parla ainsi :
- Tu es entre les mains des parachutistes du colonel Bigeard. Nous ne sommes pas des hommes, nous sommes des fauves. Tiens, sens ça ! Une violente décharge électrique me secoua tout le corps, de terribles coups de marteau me battaient les tempes ; la décharge se prolongea, le fauteuil tournoya et je roulai sur le sol. La bave me coulait abondamment, j'eus des visions : une salle d'hôpital, des infirmières vêtues de blanc. On me releva et, après m'avoir fortement secoué, on me remit à ma place. La même voix se fit entendre de nouveau : "Tu vas te mettre à table et tu me raconteras tout ce que tu sais, sinon je recommencerai autant de fois qu'il le faudra pour te délier la langue.". Une nouvelle décharge, violente mais courte, me secoua. Il continua : "Tu es un chef FLN et tu as menacé de mort un commerçant d'Air France qui a refusé de te donner de l'argent."
- Ce n'est pas vrai. Je n'ai menacé personne.
Décharges d'électricité, violentes, courtes, mais répétées. Epuisé, je m'évanouis un moment. Tout s'arrêta. Quand je revins à moi, le soldat m'enleva le pantalon et me mit une électrode aux parties : c'était absolument effrayant et la douleur que j'ai ressentie fut terrible. L'opération fut répétée plusieurs fois, et c'est dans cet état d'inconscience que l'on me ramena dans ma la cage. Je m'endormis, mais deux heures après environ, on vint me chercher. On me fit entrer de nouveau dans la salle de torture, après m'avoir, au préalable, remis la cagoule. On me replaça dans les mêmes conditions que précédemment. Puis une voix se mit à hurler :
- Alors, c'est lui, tu le reconnais ?
Une autre voix bien connue de moi répondit :
- Oui, mon lieutenant, c'est lui, je le reconnais ; il est venu dans mon
magasin et il m'a dit : " Tu aides ou tu n'aides pas ? " Je lui ai répondu : "Tu es du Front et moi je suis du MNA. Chacun aide son parti."
Alors dans un cri de colère, j'ai dit en arabe :
- Tu n'as pas honte, Si Larbi....
Une violente décharge d'électricité me ferma la bouche et me renversa tandis que l'officier me fit remarquer :
- Parle en français !
Et il me demanda :
- Tu le connais ?
- C'est Larbi, le boucher d'Air de France.
On me fit entrer dans une seconde pièce dont le sol était mouillé et sale. Un tuyau en spirale branché à un robinet, des savates usées dans un coin et enfin un paquet informe de toile de sac traînant dans l'eau. L'officier me regarda longuement puis me dit :
- Tu vas parler ou je vais te gonfler d'eau.
On me jeta par terre et on me lia les pieds et les mains, puis on m'appliqua la toile de sac sur la figure et on ouvrit le robinet. L'eau coulait le long de mon corps et une partie pénétrait dans mon ventre par la bouche et les narines qui me brûlaient. A faibles intervalles, on soulevait et on remettait la toile de sac. Lorsque je fus complètement épuisé, on me renversa sur le ventre et j'ai renvoyé une bonne partie de l'eau avalée. J'entendis comme dans un rêve : "Il en a assez pour l'instant, emmenez-le dans la cour, derrière le grillage". On me traîna dans un coin de la cour, derrière un grillage où je fus étendu au soleil ; le soleil quoique pâle me fit du bien, je rejetai de l'eau par la bouche et par l'anus.
Vers 17 heures, on vint me chercher pour m'interroger encore : de l'électricité, toujours de l'électricité.....
*
Je venais de m'endormir, lorsqu'on vint me chercher. Il était 22h 30 environ. On me fit monter dans une jeep découverte et nous voilà partis vers une destination inconnue. Cela dura dix minutes qui me parurent un siècle. Nous nous arrêtâmes en plein centre d'El-Biar dans la cour d'un immeuble et je poussai alors un profond soupir de soulagement ; j'eus cette pensée : "Non, ce n'est pas demain qu'on lira dans les journaux que je me suis suicidé dans ma cellule ou que j'ai tenté de m'enfuir. " On me fit monter dans une salle au deuxième étage. Une très longue table derrière laquelle se tenaient un capitaine, deux lieutenants et deux sous-lieutenants ; un sergent et un soldat se tenaient près d'un gros appareil de forme cylindrique monté sur trépied : la "Gégène".
Le capitaine me dit alors :
- Tu es un chef FLN, tes chefs de cellule sont pris ; tu refuses de
parler et tu nous obliges à employer les grands moyens... Sergent, mettez-lui les bracelets !
Le sous-officier se leva, prit deux fils électriques, branchés à la "Gégène" et enroula les extrémités autour de mes poignets. Sur un signe, le soldat se mit à tourner une manivelle : c'était atroce, insupportable. Le courant d'abord faible devenait de plus en plus intense au fur et à mesure que la vitesse de rotation augmentait. J'ai cru que mes mains s'étaient détachées du reste de mon corps. Epuisé, je me suis abattu sur le sol. Cette première séance se prolongea longtemps.
- Alors, vas-tu parler ?
- .......
- Bon, tu l'auras voulu, sergent, les boucles d'oreilles !
On délia les fils électriques de mes poignets et on les enroula autour de mes oreilles. La manivelle se remit à tourner de plus en plus vite. J'ai cru que ma tête allait éclater ; mes oreilles bourdonnaient.
La journée se passa calme et sans surprise aucune. Tout l'immeuble était plein de détenus de tous âges et de toutes conditions sociales ; de l'élève de l'école primaire (treize ans) au vieillard de soixante-dix ans, du paysan au pharmacien et à l'avocat. Dans le couloir, les sentinelles armées de mitraillettes faisaient régner un profond silence ; on entendait que le bruit de leurs godasses résonner sur le carrelage. Une boite de pilchards pour trois et une boule de pain pour six, pour deux repas. Je n'avais nullement faim, je ne recherchais que de l'eau, de l'eau à tout instant car j'étais complètement déshydraté. Lorsque le soir tombait et que les postes de radio se mettaient à faire grand bruit, on savait que les séances de torture allaient bientôt reprendre. Il ne fallait pas qu'on entendît de la rue les cris des victimes.
Une atmosphère lourde, étouffante gagnait toutes les salles et l'appréhension s'installait dans tous les cœurs ; chacun attendait son tour.
Soudain, des pas martelèrent le couloir et j'entendis mon nom jeté dans le silence de la nuit. Je me levai péniblement et gagnai le couloir. Au deuxième étage, on m'engouffra dans la salle des tortures. Toujours les mêmes acteurs mais les instruments de la veille avaient disparu, remplacés par d'autres : une grande baignoire en zinc remplie aux trois quarts d'eau, une planche d'environ 20 cm de large et 1,80 m de long et une solide et longue corde de chanvre.
Sur un signe, le sergent s'avança et me poussa violemment : ma tête cogna contre le mur. Puis, aidé d'un lieutenant, il m'attacha solidement contre la planche, dans le sens de la longueur, des pieds jusqu'aux épaules. Les deux tortionnaires saisirent la planche et la retournèrent. J'étais dans une position horizontale, la face tournée vers le sol. On me plongea la tête dans la baignoire jusqu'aux épaules. De grosses bulles d'air sortaient de ma bouche ; j'ai essayé de me débattre. Mon bras droit me fit mal. Je perdis bientôt connaissance. On me retira de l'eau et on adossa contre le mur la planche sur laquelle j'étais attaché. Ayant bougé, la planche glissa et je tombai de tout mon long sur le sol, la plaie de ma tête se rouvrit et le sang coula : j'étais sauvé pour la nuit. Un jeune soldat compatissant m'apporta, d'une pièce voisine, un sac en bon état. Je me déshabillé et enfilai le sac. Je m'allongeai sur la paille et sombrai rapidement dans un profond sommeil. Le lendemain matin, vers 10 heures, un jeune soldat vint me réveiller et me dit :
- Lève-toi et suis-moi.
Ne pouvant bouger, il m'aida à me lever et, me tenant par le bras, il m'entraîna au deuxième étage, à la salle de torture. De l'autre côté de la table, un adjudant assis ; au milieu de la salle, le fameux sergent debout, le regard plus féroce que jamais. Il s'approcha de moi et me dit :
- J'ai travaillé dans un cirque, j'ai fait la lutte avec les ours, tu
parles ou tu ne parles pas !
Et il s'animait de plus en plus ; il approchait et éloignait de mon ventre son terrible poing. Puis, n'y tenant plus, il me porta un coup d'une rare violence. J'en eus le souffle coupé et je tombai inanimé, sur le sol. Quand je m'éveillai, j'étais étendu sur la paille de la cellule dans un état que je n'ose pas décrire. Complètement épuisé et incapable de bouger, je ne pouvais manger et ne demandai que de l'eau. La sentinelle ameuta les officiers. Un lieutenant vint et, de la porte, m'observa longuement et s'en alla. Un officier médecin et un infirmier me rendirent visite ; le praticien m'ausculta avec attention. La chair de mes cuisses, de mes pieds et de mes oreilles se fendait, le sang ne coulait pas et les plaies ne me faisaient pas mal. En revanche, le sang me coulait par l'anus.
*
Le médecin fit la moue et alla trouver le capitaine qui me fit acheter des médicaments. Les autres frères détenus me prodiguèrent des encouragements du mieux qu'ils purent et me soignèrent avec dévouement.
J'ai mis longtemps pour me rétablir. Durant cette période de maladie, on me laissa en paix. Un matin, on me fit descendre au deuxième étage et on me fit entrer dans une pièce où il y avait plusieurs détenus. Nous étions en tout dix-huit. Cette pièce s'ouvrait face à la salle de torture. Nous entendîmes clairement les tortionnaires et les gémissements de jeunes patriotes : nous subissions un véritable supplice moral.
Une nuit vers 22 h 30, un sergent se présenta dans notre cellule et cria :
- Foudal Ali, lève-toi, on va t'emmener au camp.
Le détenu demanda, soupçonneux, :
- Je peux emmener ma couverture ?
- Si tu veux, répondit le sergent.
On l'emmena.
Le lendemain, une indiscrétion nous permet d'apprendre "qu'il avait tenté de s'enfuir".
A la tombée de la nuit, le même sergent vint chercher le frère Mohammed Senane Dheb. Il devait lui aussi "tenter de s'enfuir".
*
Un après-midi, on vint m'appeler et on m'emmena dans une sorte de réduit faiblement éclairé. On me fit raser la barbe, puis on m'attacha solidement les bras le long du corps, j'étais ficelé. On me fit monter dans une jeep. A mes côtés, il y avait un chien policier et un soldat armé d'une mitraillette. Il était près de 15 heures quand on me fit traverser El-Biar. On m'emmena au PC du colonel Bigeard pour une conférence de presse. Quand on me fit descendre de voiture, j'ai commencé à faiblir, le sang circulait difficilement ; j'allais tomber quand un soldat me saisit et me gifla à plusieurs reprises en disant :
- Tu veux faire le malin avec moi, ça ne prend pas. Mais il relâcha
quand même la corde, et je me sentis mieux. Enfin, les journalistes arrivèrent en très grand nombre. Ils furent admis dans le grand salon qui se remplit rapidement. On me fit entrer le dernier, toujours ficelé avec, derrière moi, le chien policier et la sentinelle. Le colonel Bigeard ouvrit la bouche pour dire :
- Vous avez devant vous, Messieurs, un chef FLN. Je vais vous lire le
rapport qui a été dressé à la suite de son interrogatoire et vous pourrez ensuite lui poser des questions.
On me demanda où j'avais fait mes études, si j'avais fait la guerre, où j'avais été arrêté et si j'étais encore en exercice. Les journalistes ne purent me prendre en photo, vu l'état dans lequel je me trouvai.
Témoignage de Tahar Oussedik, Instituteur à Alger, 13 juin 1958
CHAPITRE IX
RESCAPE DES CAMPS DE TORTURE
Dans les premiers jours de mars 1957, les parachutistes m'arrêtent à mon domicile.
A bord de la voiture militaire qui m'emmène, l'un des gardiens, remarquant les objets de quelque valeur que je porte sur moi, s'adresse à son compagnon : "Et celui-là, il y passe ou pas ?", soulignant son propos d'un geste significatif de l'index qu'il promène sur sa gorge comme pour la trancher. Sur la réponse affirmative du chef de convoi, les deux militaires me dépouillent de ma montre, d'une somme de soixante mille francs, de ma cravate, de mes boutons de manchettes et de mes cigarettes.
Je devais apprendre plus tard par mes codétenus que tout suspect sur qui pèsent des présomptions assez lourdes a de grandes chances de ne plus sortir vivant de la ferme Perrin. C'est ce que signifiait le geste explicite du parachutiste portant sa main à son cou. Et les militaires qui ont la "chance" d'arrêter un pareil suspect lui prennent tout ce qui peut présenter une certaine valeur. Que ce soit le parachutiste qui arrête le suspect, celui qui le convoie jusqu'à la ferme, ou celui qui le garde durant son séjour, tous tentent de lui subtiliser ce qu'il possède.
Le "Haouch Perrin", comme on l'appelle dans le village, est situé aux environs de Birkadem (Banlieue d'Alger) sur la route de Saoula, à deux kilomètres du carrefour des routes de Blida-Alger et Saoula. C'est une ferme typique de colon algérien avec un bâtiment central. Des locaux en maçonnerie, destinés à la préparation et à la conservation du vin, flanquent de part et d'autre ce bâtiment. Derrière se trouve un bosquet. Le tout est noyé dans d'immenses étendues de vignes.
Dès leur arrivée, les suspects, généralement amenés dans une remorque hermétiquement fermée par une bâche, sont parqués dans un espace découvert entouré de barbelés et gardé par plusieurs parachutistes, mitraillette au poing. Deux ou trois jours, plus tard, l'interrogatoire commence. Les suspects sont alors enfermés dans l'une des quinze cuves à vin. En ce qui me concerne, jugeant sans doute mon cas trop grave, on m'enferme immédiatement dans une cuve.
*
Les cuves à vin sont de petites bâtisses en briques d'une superficie de deux à trois mètres carrés, avec pour seule ouverture un trou de soixante à soixante-dix centimètres de diamètre dans la partie inférieure. C'est par ce trou qu'on accède à la cuve. Etant de taille moyenne, je parvenais difficilement à y pénétrer. Certains détenus corpulents ne pouvaient se glisser par ce trou. Les parachutistes ouvraient alors la dalle supérieure formant toit et les descendaient au bout d'une corde passée sous les aisselles. Chaque cuve contenait six ou sept personnes. L'exiguïté du lieu ne permettait pas aux détenus de s'allonger et les obligeait à rester constamment accroupis. C'est ainsi que je suis resté près de vingt-cinq jours dans cette position, ne la quittant que pour me rendre aux interrogatoires qu'accompagnaient invariablement les supplices.
Parfois, selon l'humeur d'un des gardiens ou lorsque les parachutistes étaient mécontents des dépositions des détenus, l'ouverture était obstruée par un sac. Plusieurs morts furent ainsi provoquées par asphyxie. C'est également par cette même ouverture que nos gardiens nous glissaient quelques restes de leurs repas. Lorsqu'ils y pensaient.
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Une quarantaine de parachutistes fixés à la ferme avaient pour rôle essentiel l'interrogatoire des suspects et leur surveillance. D'autres, dont je n'ai pu déterminer le nombre, étaient spécialement chargés de faire les rondes et de procéder aux arrestations. Je remarquais parmi eux beaucoup d'étrangers et un grand nombre de Français d'Algérie. Malgré les précautions que ceux-ci prenaient pour dissimuler leur origine et leur identité – ils s'interpellaient tous par de faux prénoms – beaucoup étaient trahis par leur accent spécifique du faubourg de Bab-El-Oued. D'autres étaient pour moi des visages connus, que j'avais eu l'occasion de rencontrer quelque part en ville. Le "patron" qui sévissait sur ces lieux, un lieutenant que ses hommes appelaient "Pierrot", était précisément un Français d'Algérie.
Deux, trois ou quatre fois par jour, le suspect est soumis à l'interrogatoire. Selon sa résistance physique et celle de ceux qui le questionnent, la séance peut durer une demi-heure ou se poursuivre durant trois heures. Mené exclusivement par les parachutistes, l'interrogatoire se fait fréquemment en présence des gendarmes, des agents de la DST ou de ceux du deuxième bureau.
Le suspect, extrait de sa cuve, est conduit dans le petit bois derrière le bâtiment principal. Là, quelques sacs étendus entre les arbres délimitent le lieu des tortures, qui se font ainsi en plein air le jour, à la belle étoile la nuit. Des cordes pendent aux branches des arbres. Au bout de ces cordes se balancent des détenus ficelés, les quatre membres ramenés vers le dos et réunis. Certains prisonniers sont demeurés deux à trois jours dans cette position. Tout l'attirail désormais classique des salles de torture françaises se retrouve ici : un petit moteur générateur de courant électrique, un bac remplaçant la traditionnelle baignoire, des tuyaux d'eau, des gourdins, des rabots (dont nous verrons tout à l'heure l'utilisation), de longues épingles que l'on enfonce sous les ongles, lorsque d'autres moyens se révèlent insuffisamment efficaces.
Parvenu dans cette enceinte, le suspect est complètement dévêtu. L'interrogatoire commence. Dès la moindre hésitation ou dénégation, la victime subit une première séance d'électricité suivie généralement de la "question" à l'eau. Ces procédés sont trop connus pour qu'il soit nécessaire de les décrire ici.
Parfois le détenu, auquel on aura préalablement placé un bandeau sur les yeux, sert en quelque sorte de ballon de football aux militaires chaussés de gros souliers ferrés. Le "jeu" continue même lorsque la victime épuisée tombe à terre. C'est ainsi que plusieurs Algériens sont morts d'un éclatement de foie ou de la vessie.
Le feu est également un supplice courant. L'on arrose d'essence une partie bien délimitée du corps de la victime, un pied ou une main, par exemple, que l'on flambe. On emploie aussi la sonde électrique, qui provoque une brûlure intolérable. Les femmes qui sont passées par le "Haouch Perrin" ont toutes été ainsi mutilées.
Mais la "spécialité" de la ferme Perrin est le rabotage. La victime est solidement attachée sur une table servant d'établi. On lui laboure alors une cuisse, un bras, ou le dos avec un rabot, exactement comme on racle une planche. Parfois pour s'amuser, les parachutistes saupoudrent les plaies de sel fin.
Lorsque le détenu est évanoui, on le réveille à grands seaux d'eau froide et on l'oblige à courir. Il doit faire plusieurs fois le tour du bâtiment en tirant une remorque.
Le plus souvent, la victime exténuée, que l'on tient à conserver vivante, est renvoyée dans sa cuve. Elle se trouve alors dans un état d'abrutissement tel qu'il lui est assez difficile de se faufiler par l'étroite ouverture de la cuve. Le parachutiste de garde l'"aide" alors à y pénétrer en lui piquant les fesses de son poignard.
J'ai dit plus haut que nous étions enfermés à six ou sept par cuve. Toutefois, lorsque l'un d'entre nous paraissait aux yeux de nos geôliers détenir un secret important, il était complètement isolé dans une cuve. C'est ainsi que j'ai pu apercevoir, dans ces cuves individuelles, certains intellectuels algériens que je connaissais. Ceux-ci ont subi exactement les mêmes sévices que les autres détenus. Nous avons appris qu'on leur avait inoculé un produit spécial qui, aux dires de l'un de nos gardiens, était le sérum de la vérité . La victime devenait comme folle, elle parlait seule des heures entières et des sujets les plus incohérents. Ce délire, bien entendu, ne faisait qu'aggraver son cas en la rendant encore plus suspecte.
A ce régime, le détenu s'effondre rapidement. Ce n'est plus qu'une loque humaine inutile parce que n'ayant rien à révéler. De plus, l'éventualité de son retour à la liberté qui s'accompagnerait de témoignages inévitables se trouve généralement exclu. Le parachutiste n'a plus alors qu'un souci : se débarrasser le plus tôt de sa victime. Lorsque, vers dix ou onze heures du soir, un détenu particulièrement marqué par les tortures était extrait de sa cuve par des parachutistes saouls, nous savions que nous n'allions plus le revoir.
Dévêtue et ficelée, la victime est traînée derrière les bâtiments sur un talus servant de dépotoir. Là, elle est égorgée. La pratique est assez courante ; sur quatre-vingt-dix suspects passés par le "Haouch Perrin", trente cinq on subi ce sort.
L'exécution a lieu généralement devant des suspects récalcitrants dans l'espoir de les faire fléchir. Mais depuis l'histoire de Hammadi, tous les détenus de la ferme savaient que l'aveu était loin d'assurer le salut. Hammadi avait en effet dit tout ce que les parachutistes attendaient de lui. Pendant quelque temps, ils en firent même leur aide et leur indicateur. Un jour, on lui promit sa libération pour le lendemain, mais il savait déjà trop de choses sur les pratiques et coutumes des hommes de "Pierrot". Le soir, ficelé comme ses compatriotes qui l'avaient devancé au talus, les parachutistes lui tranchèrent le cou.
Salhi fut arrêté à peu près à la même époque que moi, en mars 1957. Il occupait une cuve voisine de la mienne, en compagnie de Ben Kaddache d'Alger et de deux jeunes gens : Ahmed, originaire de Birkadem, et Smaïn, de Birtouta. Deux autres détenus dont j'ignore les noms, partageaient la même cuve.
Durant dix-huit jours qu'il y vécut, Selhi fut interrogé quotidiennement. Certains jours, il subissait jusqu'à trois séances de tortures. Il en fut terriblement éprouvé et affaibli. Un soir, il fut extrait de sa cuve vers vingt-trois heures par un parachutiste ivre. Débarrassé du pardessus et du complet, il fut égorgé sur le talus. Ses vêtements restèrent plusieurs jours abandonnés dans un coin de la ferme, à la vue de tout le monde.
Selhi avait trente-cinq ans. Il était ingénieur de la Société des Pétroles Shell à Oran.
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La caserne d'Hussein-Dey, dans la proche banlieue d'Alger, ne sert pas seulement à abriter les soldats du 19e régiment du Génie. Je devais m'en rendre compte lorsque, avec vingt-cinq jours et nuits passés dans ma cuve, les parachutistes du "Haouch Perrin" me firent descendre à Hussein-Dey, en compagnie d'autres suspects qui étaient dans mon cas.
Dans les bâtiments proches de la grande porte de la caserne donnant sur la rue de Constantine, une douzaine de cellules sont "réservées". Ces cachots ont trois ou quatre mètres de long sur deux ou trois mètre de large. L'on y entasse quinze, vingt ou trente personnes selon les arrivages des Algériens baptisés "suspects". Les locaux sont néanmoins insuffisants, malgré la surcompression dans laquelle vivent les détenus. Aussi le couloir à ciel ouvert sur lequel ouvrent les portes des cellules est-il également transformé en salle commune. Les détenus y sont soumis à des brimades et à des sévices continuels. On les oblige à lever les mains en l'air des heures entières, ou à se tenir sur un seul pied. Lorsque vaincu par la fatigue, le détenu baisse les mains ou repose le pied, il est assommé à coups de crosse.
Souvent en pleine nuit, l'un des gardiens, sans doute plus ardent "patriote" que les autres, vient, mitraillette au poing, commander aux "suspects" de crier "Vive la France".
Le séjour dans ce couloir peut durer une semaine à dix jours, avant que le détenu ne soit mis en cellule ou transféré dans un camp d"hébergement". Parmi les suspects entassés dans la galerie, il se trouve de très vieilles gens et des malades : ainsi ce boucher d'Hussein-Dey qui, infirme, ne pouvait se déplacer qu'avec des béquilles. Au cours d'une perquisition monstre dans le quartier, les parachutistes découvrent chez lui une somme d'un million neuf cent mille francs, destinée à être remise le lendemain même à l'entrepreneur qui lui construit sa villa. Les parachutistes font main basse sur la somme et, pour éviter toute complication éventuelle, le propriétaire est catalogué suspect et emmené à la caserne. Son fils va se plaindre. Il connaît le même sort.
Les sévices subis dans cette galerie suffisent pour éliminer déjà les plus faibles. Plusieurs "raflés" sont morts durant les vingt-deux jours que je devais passer à la caserne du Génie.
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Comme tout lieu de détention, de triage ou d'interrogatoire des suspects, la caserne d'Hussein-Dey possède évidemment sa salle de torture.
Le "cabinet" d'instruction se trouve dans une cave. A la porte, le prisonnier reçoit un violent coup de pied dans les reins qui l'envoie rouler au bas de l'escalier. Les "juges" qui l'attendent le déshabillent, lui jettent un plein seau d'eau sur le corps, lui placent les électrodes, branchent le courant électrique selon la méthode habituelle. Il s'agit simplement d'une mise en train qui dure une dizaine de minutes. Les instruments classiques de torture que j'avais vus au "Haouch Perrin" se trouvent ici. Je remarque néanmoins qu'il n'y a pas de moteur générateur de courant électrique, celui-ci était fourni directement par le secteur.
Lorsque après une séance le détenu exténué est ramené dans sa cellule, il ne trouve le plus souvent pas une gorgée d'eau pour se désaltérer. On en distribue, en effet, une seule gamelle d'un demi-litre par cellule et par jour, quel que soit le nombre des occupants, fût-il de douze ou de trente. C'est dire que les détenus sont pratiquement privés d'eau.
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Le personnel nécessaire à la surveillance et à l'interrogatoire des détenus ne comprend pas de sapeurs, bien que la caserne, comme je l'ai expliqué plus haut, soit celle du Génie. Le suspect retrouve là les parachutistes. Mais de même qu'à Birkadem, beaucoup n'ont de parachutistes que la tenue. Une bonne proportion de Français d'Algérie, des policiers, des agents de la DST du 2e Bureau et de la milice, déguisés en "paras", poursuivent leur besogne à la caserne du Génie. Certains, comme le policier Halimi qui se disait parent du champion de boxe, assistent régulièrement aux interrogatoires-tortures ou les dirigent en personne.
La plupart d'entre eux désirent conserver l'anonymat et se faire passer pour des parachutistes "métropolitains". Un suspect enfermé dans une cellule contiguë à la mienne reconnut l'un des parachutistes. Il l'interpella par son nom. Celui-ci fit mine de ne pas comprendre. Un moment plus tard, vers 18 heures, le prisonnier fut sorti de sa cellule et abattu.
Une vieille femme était venue demander si son fils, jeune homme âgé de dix-sept ans avait été arrêté et conduit à la caserne après la dernière rafle. A l'annonce qui lui fut faite que son fils figurait parmi les "tués lors d'une tentative de fuite", elle fondit en larmes et imprécations. Décidés à s'en débarrasser rapidement, les parachutistes la traînèrent devant nos cellules en vue de l'éjecter hors du quartier. C'est à ce moment précis que le fils reconnaissant la voix de sa mère, s'écria : "Je suis ici, je suis vivant !".
Dans la soirée, i fut extrait de sa cellule. Le crépitement des balles de mitraillettes nous signifia que nous ne le reverrions plus.
Telle était l'existence des "suspects" à la caserne du Génie à Hussein-Dey, en mars-avril 1957. Un camarade rencontré au camp où je fus interné m'apprit plus tard que la situation était identique l'été suivant. Toutefois, les parachutistes "métropolitains" étaient partis ; seuls poursuivaient leurs occupations, Halimi et son équipe.
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Vingt-deux jours après mon arrivée à Hussein-Dey, les militaires décident de vider toutes les cellules. Nous rejoignons ben-Messous à une dizaine de kilomètres au sud-ouest d'Alger.
Officiellement, Beni-Messous est un "camp de triage". Les détenus en instance soit de départ vers les camps d'internement, soit de libération après leur retour des camps, sont néanmoins astreints au travail forcé dans les fermes environnantes ou aux corvées dans le quartier militaire.
Ces corvées sont cependant évitées à la trentaine d'Européens internés à cette époque. Alors que les Algériens couchent à même le sol, ceux-là disposent de lits de camp, d'une grande table pour manger. Ils reçoivent visites et colis.
Les brutalités ne sont même pas épargnées aux quinze femmes algériennes auxquelles on a réservé une tente spéciale. Trois sages-femmes, plusieurs étudiantes, quelques mères de famille honorablement connues à Alger et dont je tairai le nom, telles sont les détenues qui font pour les militaires la corvée de cuisine, le lavage, le repassage, reçoivent des coups pour le moindre prétexte et sont l'objet des plus vulgaires insanités.
Mon passage à Beni-Messous aura été de courte durée. Au bout de quatre jours, en effet, je fus expédié dans le sud au camp de Paul-Cazelles.
Au petit jour, à bord de douze camions militaires, quatre cent quatre vingt détenus quittent Beni-Messous. Le convoi est précédé de deux autos-mitrailleuses. Quelques GMC transportant des militaires armés ferment la marche. Un avion "mouchard" nous survole durant tout le trajet. A un certain moment – nous devions être dans les gorges de la Chiffa, le convoi stoppe brusquement. Le bruit court qu'une embuscade est tendue par l'Armée de Libération. Les autos-mitrailleuses de tête avancent seulement. Elles tirent quelques rafales de part et d'autre de la route. Une demi-heure plus tard, nous redémarrons. Chaque véhicule transportant une cargaison humaine d'une quarantaine d'hommes, est complètement recouvert d'une bâche. Nous respirons très difficilement. Vers midi, nos conducteurs s'arrêtent pour déjeuner à l'ombre des arbres bordant la route. On laisse sciemment nos véhicules au soleil. Nos camions-prisons sont de véritables étuves et plusieurs détenus perdent connaissance.
Nous étions en période de Ramadan. Ni le petit Ayache qui n'a pas encore atteint sa quinzième année ni si El hadj Ahmed, octogénaire accompli, ne rompent le jeûne. La conviction est profonde et le moral des nouveaux internés n'a jamais baissé. Après un voyage de dix heures, nous parvenons enfin à notre destination : le camp Paul-Cazelles, entre Boghari et Djelfa.
Les bâches des camions ôtées, les voyageurs ankylosés ne peuvent descendre aussi vite que le veulent les gardiens. Ils les stimulent alors de quelques coups de crosse et de cravache généreusement distribués. Les arrivants sont ensuite astreints à faire, au pas de course et en silence, plusieurs fois le tour des tentes dressées à l'entrée du camp. Certains détenus conservent encore quelques effets personnels. Les gardiens s'emparent en toute hâte de ce qui les intéresse. Puis les nouveaux venus sont rangés en file indienne et passent devant une tente magasin où leur sont remis une gamelle et une couverture. Ils sont ensuite l'objet de la "sollicitude" du service psychologique qui remplit pour chacun une feuille spéciale. Un dernier militaire procède à l'immatriculation de l'interné qui remet son portefeuille, son argent (s'il lui en reste) et ses papiers d'identité contre un carton portant son numéro. A partir de ce moment, et durant tout son séjour au camp, il n'aura plus d'autre identité que le chiffre porté sur son carton.
Lorsque tous les arrivants sont enregistrés, fichés, immatriculés, ils sont séparés en quatre groupes devant s'installer dans l'un des quatre "blocs" qui composent le camp. Une séance d'initiation imprévue attend alors les nouveaux venus. On les met à genoux et les oblige, dans cette position, à rejoindre leurs tentes, tout en portant les bagages qu'ils ont pu conserver, la gamelle et la couverture. La distance à parcourir est d'environ sept cents mètres et il ne s'agit pas de flâner, car les gardiens militaires forcent l'allure à grands coups de nerf de bœuf sur le dos des internés. Certains ont mis plus d'une heure pour faire le trajet. Les plus résistants arrivent les premiers au bloc désigné. Ilbrir, le réputé joueur de football, et moi-même en faisions partie. Sur notre demande, le chef de bloc voulait bien nous autoriser à aller aider les malheureux qui n'arrivaient pas. C'est ainsi que nous pouvions ramener le Cheikh El Hafnaoui, secrétaire de l'Association des Oulémas, âgé de plus de soixante ans, le boucher infirme d'Hussein-Dey dont j'ai parlé plus haut, ainsi qu'un aveugle qui se traînait lui aussi sur ses genoux.
J'ai pu reconnaître parmi les internés : El hadj Akkacha, propriétaire à Birkadem, Abdelkader Mimouni, libraire, rue de Chartres à Alger, Si Mokrane, commerçant à Birtouta, Abdelmadjid Bentchicou , industriel à Alger. Tous ces gens furent astreints à cette stupide et humiliante gymnastique.
L'arrivée du convoi n'est pas sans provoquer un certain remue-ménage à l'intérieur du camp. D'anciens internés sortent du bloc pour voir ce qui se passe. Les gardiens leur intiment l'ordre de rentrer dans les tentes. Un flottement s'ensuit, les détenus ne semblant pas presser de regagner leur bloc. Plusieurs rafales de mitraillettes les dispersent. Six blessés, dont deux grièvement, sont étendus sur le sable.
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Les nouveaux internés qui arrivèrent en ce jour d'avril 1957 au camp de Paul-Cazelles allaient, en peu de temps, apprendre quelle réalité se cachait sous l'euphémisme officiel de "camp d'hébergement".
La rudesse du climat et la désolation du lieu furent, semble-t-il, les facteurs déterminants qui poussèrent les autorités colonialistes à choisir cet emplacement pour y ouvrir leur centre pénitencier.
A une heure de marche du village de Paul-Cazelles, dans un espace complètement désert, perdu dans la rocaille et les sables des hauts plateaux, une ville de vieilles toile enserre dans ses barbelés les "suspects hébergés" par l'administration française.
Ces hébergés, au nombre de deux mille quatre cents environ, sont répartis en quatre "blocs" ou quartiers, chaque bloc se composant de quinze à quarante tentes selon les arrivages.
Un triple réseau de barbelés entoure le camp. La ligne extérieure est formée d'un grillage haut de trois mètres, soutenu par des poteaux électriques. Sur le pourtour du camp et à intervalles réguliers s'élèvent des tours de guet d'une quinzaine de mètres de hauteur. Une autre, plus large, est dressée au centre du camp. Au sommet de chacune d'elles se tiennent en permanence les guetteurs munis de mitrailleuses et de projecteurs. Toute la nuit, ces projecteurs balayent de leur jet de lumière intense le camp et les autos blindées circulent le long des barbelés.
Un camp militaire, où logent les soldats chargés de la surveillance des internés, est installé à l'entrée du camp de concentration. Les militaires habitant sur place et ceux qui logent au village de Paul-Cazelles sont à peu près aussi nombreux que les civils algériens dont ils assurent la garde.
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Toutes les couches du peuple algérien se retrouvent parmi les internés de Paul-Cazelles : des ouvriers, des commerçants, des médecins, un grand nombre d'instituteurs (dont le directeur d'école de Maison-Carrée), des dentistes, des professeurs, comme celui qui enseignait l'arabe au collège Guillemin à Alger.
Certains étaient là parce qu'on leur reprochait un fait bien précis. Ainsi, lorsque l'ALN ou les Moussebilines procèdent à un sabotage quelconque, il est de notoriété publique que le plus proche village déclaré collectivement responsable, subit les représailles de l'occupant. Si les notables ou anciens membres de la Djemaâ sont, à défaut de preuves, envoyés au camp, c'est évidemment la mesure la plus douce qu'ils puissent connaître.
Or, un ancien Maire d'une commune de Kabylie, partageait notre détention parce précisément on n'avait rien à lui reprocher. Sur toute l'étendue de sa circonscription, aucun attentat, aucun sabotage, n'eurent lieu. Par un raisonnement très subtil, l'administration française en déduit qu'il prêtait aide au FLN pour avoir la paix dans sa commune. C'était suffisant pour lui valoir l'internement.
La France a interné même des anciens suppôts. On trouvait en effet à Paul-Cazelles des Caïds, des Bachagas comme celui de Laghouat, le Cheikh Tidjani que l'administration avait délégué au couronnement de la reine Elisabeth d'Angleterre pour y représenter l' "Algérie française". Mais pour le Cheikh Tidjani, une erreur des services locaux lui avait sans doute valu ce court séjour parmi nous, car bientôt un hélicoptère vint spécialement le ramener à son domicile.
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La présence de certains internés à Paul-Cazelles montre le degré de folie criminelle atteint par la machine répressive française en Algérie. Ainsi, l'on y trouvait à cette époque, un vieil aveugle, originaire de Kabylie. Il était accusé d'avoir fait partie d'un commando terroriste et abattu "un ami de la France". Son fils, un gamin de onze ans, lui servait de guide, partageant de la sorte, sans que l'administration ne s'en inquiétât nullement, la détention de son père. Un pauvre bossu, cireur de bottes, place du Gouvernement à Alger, était également accusé de "terrorisme". Malingre, chétif, il mesurait à peine un peu plus d'un mètre et ses geôliers, qui ne le dispensaient d'aucune corvée, le battaient fréquemment pour sa lenteur au travail.
Nombre de tuberculeux étaient soumis au régime commun. On les voyait dépérir à vue d'œil. Certains osaient se plaindre au gardien-chef, qui leur répondit en ces termes : "Vous êtes venus ici pour mourir." En fait, beaucoup n'en sont sortis que pour leur dernier voyage.
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La vie des "hébergés" est pratiquement celle de forçats. Levés à 7 heures, les internés sont astreints au travail jusqu'à 18 heures avec interruption, pour la soupe, de midi à 14 heures.
L'interné ne connaît aucun repos ni vendredi, ni dimanche, ni jour férié. Ces corvées consistent en travaux de terrassement à l'extérieur ou d'entretien des camps civil et militaire. Jeunes et vieux, l'ouvrier et l'ex-caïd, le médecin et le commerçant, tous les internés doivent manipuler la pelle ou véhiculer des pierres à longueur de journée, sous le soleil brûlant.
A 20 heures, tous sont tenus de regagner leurs tentes, le camp est alors livré aux chiens.
Ces bêtes, dressées en conséquence, sont d'une rare férocité. Il est prudent de fermer soigneusement sa tente. Les négligences coûtent cher : une nuit, des chiens ayant réussi à pénétrer dans les dortoirs mordirent cruellement plusieurs détenus. La présence de ces bêtes interdit évidemment toute sortie aux détenus, fut-ce pour satisfaire leurs besoins naturels.
Il arrive souvent que les préposés aux chiens se saoulent et viennent, excitant leurs bêtes, chercher noise aux internés. Il st conseillé à ce moment-là de se laisser battre par le soldat sans esquisser le moindre geste, car l'on risque d'être déchiqueté par les molosses. Atrocement blessé par les chiens, un jeune homme de Blida, Mustapha Hakim fut sauvé in extremis.
Si, la nuit, les chiens sont un danger éventuel, un autre plus insidieux et plus redoutable par sa permanence est une menace pour l'interné : le froid. Cette région désolée, très chaude le jour, est glaciale la nuit. Nos vieilles tentes usagées, perforées d'innombrables trous, portent également des déchirures que l'administration du camp ne s'est jamais inquiétée de faire réparer. Ainsi, quelques jours après mon arrivée, des giboulées s'abattent de nuit sur le camp. Au matin, nous nous retrouvons recouverts d'une couche de grêle solidifiée.
L'interné doit également se défendre des rats qui pullulent la nuit, des scorpions et des vipères qui se montrent davantage le jour, enfin des puces et des poux.
Maintes réclamations sont adressées au directeur pour une distribution de poudre DDT. En vain. Quelques internés purent en obtenir clandestinement.
Après l'attribution hebdomadaire d'un fût de deux cents litres d'eau pour un effectif d'une ou deux tentes, soit trente à soixante personnes, les conditions d'hygiène ne peuvent être que dangereusement insuffisantes, d'autant plus que cette quantité doit servir à l'alimentation, la toilette et la lessive. Enfin, le camp ne dispose pas de W.C, chaque "chambrée" doit, à cet effet, creuser à proximité de sa tente, un trou.
Les fautes sanctionnées sont déterminées et jugées selon l'humeur du gardien et les circonstances.
Ainsi est considérée comme faute, un retard de quelques secondes au lever du matin, un maintien qui "traduirait un manque de respect pour le gardien", le défaut de rendement maximum au cours d'une corvée.
Entre le repas de midi et la reprise du travail, les internés doivent rester sous la tente où l'on suffoque ; la toile est enduite de goudron, et le soleil ardent. Se tenir près de la tente, non à l'intérieur est également une faute.
Compte tenu des coups de crosse et de pied, pratique quasi automatique, les sanctions infligées sont l'emprisonnement, la bastonnade ou la "mise au tombeau" selon la "gravité" de la faute commise. Ainsi trois fautes dans un délai donné entraînent la mise au tombeau.
Elle consiste à enterrer dans le sable le "fautif", debout, la tête seule émergeant du trou. Dans cette position, le supplicié ne peut bouger aucun membre. De midi à trois heures, on dresse sur sa tête un carré de toile, faute de quoi le soleil provoque immanquablement une congestion mortelle. La sanction peut durer jusqu'à quarante-huit heures, au cours desquelles le détenu est privé de toute nourriture. Si son gardien conserve quelque humanité, il lui donne une gorgée d'eau.
C'est dans ces conditions que les "pacificateurs" français "hébergeaient" les "suspects" algériens, au camp de Paul-Cazelles, pendant le printemps et l'été 1957.
Témoignage de Nadji Abbas Turqui
CHAPITRE X
LES DISPARUS
Le 10 août 1959, deux avocats parisiens, Jacques Vergès et Michel Zavrian, recevaient dans un hôtel d'Alger plusieurs algériennes venues leur signaler la disparition d'un fils, d'un père, d'un mari. Ils en prirent note. Le lendemain, elles étaient dix, trente. Le surlendemain, cent femmes se pressaient à la porte du salon où les avocats débordés enregistraient les plaintes sans discontinuer. Le 14 au soir, Me Vergès, qui disposait pourtant d'une autorisation de séjour régulière, était expulsé d'Alger, sur ordre de l'autorité militaire, pour "atteinte à l'ordre public". Me Zavrian, resté seul, allait continuer d'enregistrer de nouvelles plaintes jusqu'au moment de son propre départ.
L'effrayant dossier ainsi constitué en quelques heures : le Cahier Vert, les deux avocats l'ont transmis à la Croix-Rouge Internationale.
Temps Modernes
Septembre 1959
CHAPITRE XII
LES SYNDICALISTES ALGERIENS
Nourredine Skander
Je fus arrêté le 24 février 1957 par une patrouille de parachutistes alors que, malade, j'étais en traitement chez un médecin.
Les pouvoirs publics de police à Alger venaient d'être dévolus aux militaires du Général Massu qui donna pour consigne à ses troupes d'arrêter tous les Algériens suspects d'une activité politique ou syndicale.
Je fus conduit au PC du colonel Bigeard, qui devait assassiner Ben M'hidi quelques mois plus tard. Dès que je fus en sa présence, il me parla en ces termes : "Toute personne entrant dans ces lieux peut d'ores et déjà se considérer comme morte, à moins qu'elle ne soit compréhensive. Si tu veux avoir la vie sauve, je te conseille de ne pas faire la forte tête. Nous emploierons tous les moyens pour te faire parler – et en me fixant dans les yeux – je dis bien tous les moyens. Maintenant nous allons te laisser réfléchir en bonne compagnie pendant un moment".
On me conduisit dans une cellule où je trouvai le cadavre d'un patriote devenu méconnaissable tellement il avait été torturé. Je sus par la suite qu'il s'agissait de Hachemi Hammoud, valeureux militant d'Alger.
Au bout d'une heure, on vint me chercher. Les tortionnaires me déshabillèrent et, avant même de me poser la moindre question sur mes activités, ils s'acharnèrent sur moi à coups de poing et de pied, entraînant mon évanouissement.
Lorsque je revins à moi, l'un d'eux me dit que ce s'était passé n'était qu'un "hors-d'œuvre" et que si à la prochaine séance je ne montrais pas de bonnes dispositions, on recourrait aux grands moyens...
L'interrogatoire reprit au cours de la nuit. J'ai commencé par déclarer que je ne connaissais d'autre activité que syndicale et que je revendiquais toutes mes responsabilités dans ce cadre. Mais ils se mirent à me parler d'armes et de refuges, de cotisations, etc... Mes dénégations répétées ne firent que les irriter davantage. Tout y passa : supplice à l'électricité, baignoire, pendaisons momentanées par les pieds. Ce calvaire dura quinze jours. Chaque nuit j'étais extrait de ma cellule et livré aux tortionnaires. J'ai fini par n'avoir plus conscience du temps, ni même de ce que je subissais. Je n'étais plus qu'une loque. De crainte sans doute que je ne meure entre leurs mains, mes bourreaux arrêtèrent le supplice.
On me laissa en paix pendant une semaine. Mais je n'étais pas au bout de mes peines. Ils vinrent un jour me chercher, pour me soumettre cette fois au sérum de vérité.
C'est abruti par cette drogue que l'on me conduisit devant notre local de la place de Chartres pour me montrer aux passants.
Beaucoup de frères me reconnurent et avisèrent ceux des responsables de la Centrale qui étaient recherchés. La CISL fut alors alertée et c'est ainsi peut-être que je fus épargné.
Je fus transféré vers la fin du mois de mars 1957 au camp de Paul-cazelles, nouvellement créé pour interner les victimes des parachutistes qui ont eu la chance d'avoir la vie sauve.
Je retrouvai là-bas beaucoup de responsables et militants de notre Centrale qui, à des degrés divers, avaient enduré les mêmes souffrances que moi.
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