11 juillet 2012

L’empoisonnement d’Arafat


Uri Avnery אורי אבנרי


 Pour moi, il n’y a eu aucune sur­prise. Depuis le tout premier jour, j’avais la conviction que Yasser Arafat avait été empoi­sonné par Ariel Sharon. J’ai même écrit là-​​dessus à plu­sieurs reprises.

C’était une conclusion de simple logique.
D’abord, un examen médical complet à l’hôpital français où il est mort n’a révélé aucune cause à son malaise soudain et à sa mort. On n’a trouvé aucun signe d’une affection mortelle.
Les rumeurs dif­fusées par la machine de pro­pa­gande israé­lienne selon les­quelles Arafat était malade du sida n’étaient que purs men­songes. C’était la suite des rumeurs répandues par la même machine selon les­quelles il était homo­sexuel –tout cela par­ti­cipant à la dia­bo­li­sation inces­sante du diri­geant pales­tinien, pour­suivie quo­ti­dien­nement depuis des décennies.
S’il n’y a pas de cause évidente de mort, il faut qu’il y ait une cause moins évidente.
En second lieu, nous savons main­tenant que plu­sieurs ser­vices secrets pos­sèdent des poisons qui ne laissent aucune trace détec­table par des ana­lyses ordi­naires. C’est le cas de la CIA, du FSB russe (suc­cesseur du KGB) et du Mossad.
En troi­sième lieu, les occa­sions étaient nom­breuses. Les mesures de sécurité d’Arafat étaient clai­rement légères. Il embrassait de par­faits étrangers qui se pré­sen­taient comme sym­pa­thi­sants de la cause pales­ti­nienne et les faisait souvent asseoir à côté de lui à table.
En qua­trième lieu, il y avait quantité de gens qui vou­laient le tuer et qui en avaient les moyens. Le plus évident d’entre eux était notre premier ministre Ariel Sharon. Il avait même évoqué en 2004 le fait qu’Arafat ne béné­fi­ciait “d’aucune police d’assurance”.
CE QUI ÉTAIT aupa­ravant une pro­ba­bilité logique est désormais devenu une certitude.
Une analyse de ses affaires per­son­nelles demandée par la chaîne de télé­vision Al Jazira et réa­lisée par un très sérieux ins­titut scien­ti­fique suisse a confirmé qu’Arafat a été empoi­sonné par du polonium, une sub­stace radio­active mor­telle qui échappe à la détection à moins que l’on ne recherche spé­ci­fi­quement sa présence.
Deux ans après la mort d’Arafat, le dis­sident russe Alexander Lit­vi­nenko, ancien membre du KGB/​FSB, était assassiné à Londres par des agents russes à l’aide de ce poison. La cause en fut décou­verte acci­den­tel­lement par ses médecins. Il mit trois semaines à mourir.
Plus près de chez nous, à Amman, le diri­geant du Hamas Khaled Mash’al fût presque tué en 1997 par le Mossad, sur ordre du premier ministre Ben­jamin Néta­nyahou. Le moyen utilisé était un poison qui tue en quelques jours après avoir été mis en contact avec la peau. L’assassinat échoua et la victime eut la vie sauve lorsque le Mossad fut contraint, à la suite d’un ulti­matum du roi Hussein, de fournir à temps un antidote.
Si la veuve d’Arafat, Suha, réussit à faire exhumer son corps du mau­solée de la Mukata à Ramallah, où il est devenu un symbole national, le poison sera sans aucun doute trouvé dans son corps.
QU’ARAFAT AIT MANQUÉ de dis­po­si­tions de sécurité conve­nables m’a tou­jours étonné. Les Pre­miers ministres israé­liens sont dix fois mieux protégés.
Je lui en ai fait plu­sieurs fois le reproche. Il haussait les épaules. C’était à cet égard un fata­liste. Après être sorti mira­cu­leu­sement indemne du crash de son avion dans le désert libyen alors que les gens qui l’accompagnaient y trou­vaient la mort, il avait la conviction qu’Allah le protégeait.
(Bien que diri­geant d’un mou­vement laïque dont le pro­gramme était clai­rement laïque, il était lui-​​même un musulman sunnite pra­ti­quant, priant aux moments pres­crits et ne buvant pas d’alcool. Il n’imposait pas sa piété à ses collaborateurs.)
Il lui est arrivé un jour d’être inter­viewé en ma pré­sence. Le jour­na­liste lui demanda s’il s’attendait à voir la création de l’État de Palestine de son vivant. Sa réponse : “Tant moi qu’Uri Avnéry nous le verrons de notre vivant.” Il était tout à fait sûr de cela.
LA VOLONTÉ D’ARIEL SHARON de tuer Arafat était bien connue. Déjà lors du siège de Bey­routh au cours de la guerre du Liban, ce n’était un secret pour per­sonne que des agents ratis­saient Bey­routh Ouest pour savoir où il était. À la grande déception de Sharon, ils ne l’ont pas trouvé.
Même après Oslo, lors du retour d’Arafat en Palestine, Sharon n’abandonna pas son projet. Lorsqu’il devint Premier ministre, ma crainte pour la vie d’Arafat se fit plus vive. Lorsque notre armée attaqua Ramallah au cours de « l’opération Rempart » elle fit irruption dans l’immeuble d’Arafat (Mukata est le mot arabe pour immeuble) et s’approcha à 10 mètres de ses locaux. Je les ai vus de mes propres yeux.
Deux fois au cours du siège qui a duré de longs mois mes amis et moi sommes allés séjourner à la Mukata pour faire office de bou­clier humain. Lorsque l’on demandait à Sharon pourquoi il ne tuait pas Arafat, il répondait que la pré­sence là-​​bas d’Israéliens rendait la chose impossible.
Pourtant, je crois que ce n’était là qu’un pré­texte. C’étaient les États-​​Unis qui le lui inter­di­saient. Les Amé­ri­cains crai­gnaient, de façon tout à fait fondée, qu’un assas­sinat évident pro­vo­querait dans l’ensemble du monde arabe une explosion de fureur anti-​​américaine. Je ne peux pas le prouver, mais je suis sûr que Washington a déclaré à Sharon : “Sous aucun pré­texte vous n’êtes autorisé à le tuer d’une façon à ce que l’on puisse vous l’imputer. Si vous pouvez le faire sans laisser de trace, alors allez-​​y.”
(C’est tout à fait comme lorsque le Secré­taire d’État dit à Sharon en 1982 qu’il n’était sous aucun pré­texte autorisé à attaquer le Liban, à moins d’une pro­vo­cation évidente et reconnue inter­na­tio­na­lement. Une condition qui fut rapi­dement remplie.)
Par une sinistre coïn­ci­dence, Sharon lui-​​même fut victime d’une attaque peu de temps après la mort de Yasser Arafat, et il est dans le coma depuis.
LE JOUR où les conclu­sions d’Al Jazira ont été rendues publiques cette semaine se trouve être le 30e anni­ver­saire de ma pre­mière ren­contre avec Arafat, qui était pour lui sa pre­mière ren­contre avec un Israélien.
C’était au plus fort de la bataille de Bey­routh. Pour arriver jusqu’à lui, il me fallait tra­verser les lignes des bel­li­gé­rants –l’armée israé­lienne, les milices des pha­langes chré­tiennes liba­naises, l’armée liba­naise et les forces de l’OLP.
Je me suis entretenu avec Arafat pendant deux heures. Là, en pleine guerre, dans une situation où il pouvait s’attendre à mourir à chaque instant, nous avons parlé de paix israélo-​​palestinienne, et même d’une fédé­ration d’Israël et de la Palestine, sus­cep­tible peut-​​être d’être rejointe par la Jordanie.
La ren­contre qui fut annoncée par les ser­vices d’Arafat fit sen­sation dans le monde entier. Mon compte-​​rendu de l’entretien fût publié dans plu­sieurs journaux importants.
Sur la voie du retour, j’entendis à la radio que quatre ministres du gou­ver­nement exi­geaient que l’on me tra­duise en justice pour tra­hison. Le gou­ver­nement de Menachem Begin demanda au Pro­cureur Général d’ouvrir une enquête cri­mi­nelle. Cependant, après plu­sieurs semaines, le Pro­cureur Général conclut que je n’avais violé aucune loi. (La loi fût dûment modifiée peu de temps après.)
LORS DES nom­breuses ren­contres que j’ai eues avec Yasser Arafat ensuite, j’ai acquis la conviction absolue qu’il repré­sentait une par­te­naire efficace et digne de confiance pour la paix.
Je me suis mis len­tement à com­prendre comment ce père du mou­vement pales­tinien moderne, considéré comme un super-​​terroriste par Israël et les États-​​Unis, était devenu le leader de l’effort de paix pales­tinien. Peu de gens dans l’histoire ont eu le pri­vilège de mener deux révo­lu­tions suc­ces­sives au cours de leur vie.
Lorsqu’Arafat a entrepris son œuvre, la Palestine avait disparu de la carte et de la conscience du monde. En faisant appel à la “lutte armée” (alias “ter­ro­risme”) il a réussi à remettre la Palestine à l’ordre du jour du monde.
Son chan­gement d’orientation s’est produit tout de suite après la guerre de 1973. Cette guerre, on s’en sou­vient, com­mença par d’éclatants succès arabes et se termina en déroute des armées égyp­tiennes et syriennes. Arafat, ingé­nieur de pro­fession, en tira la conclusion logique : si les Arabes ne pou­vaient l’emporter dans un affron­tement armé, même dans des condi­tions aussi idéales, il fallait trouver d’autres moyens.
Sa décision d’engager des négo­cia­tions de paix avec Israël allait tout à fait à l’encontre des sen­ti­ments du mou­vement national pales­tinien qui consi­dérait Israël comme un enva­hisseur étranger. Il fallut 15 années entières à Arafat pour convaincre son propre peuple d’accepter son orien­tation, mobi­lisant toutes ses ruses, son adresse tac­tique et son pouvoir de per­suasion. Lors de la réunion du par­lement pales­tinien en exil de 1988, le Conseil National, sa conception fût adoptée : un État Pales­tinien à côté d’Israël sur une partie du pays. Cet État, avec sa capitale à Jéru­salem Est et des fron­tières fondées sur la Ligne Verte, a été depuis lors l’objectif arrêté et inva­riable ; le legs d’Arafat à ses successeurs.
Ce n’est pas par hasard que mes contacts avec Arafat, d’abord indi­rec­tement par l’intermédiaire de ses col­la­bo­ra­teurs puis direc­tement ont com­mencé à la même époque : 1974. Je l’ai aidé à établir des contacts avec les diri­geants israé­liens et en par­ti­culier avec Yitzhak Rabin. Cela a conduit aux accords d’Oslo de 1993 –que l’assassinat de Rabin a fait échouer.
Lorsqu’on lui demandait s’il avait un ami israélien, Arafat donnait mon nom. Cela se fondait sur sa conviction que j’avais risqué ma vie lorsque j’étais allé lui rendre visite à Bey­routh. De mon côté, je lui étais recon­naissant pour la confiance qu’il m’avait faite lorsque je l’ai ren­contré là-​​bas, à un moment où des cen­taines d’agents de Sharon étaient à sa recherche.
Mais, au-​​delà de ces consi­dé­ra­tions per­son­nelles, Arafat était l’homme qui pouvait faire la paix avec Israël, ayant la volonté de la faire et –plus important– la volonté d’amener son peuple, y compris les isla­mistes, à l’accepter. Cela aurait mis un terme à l’entreprise de colonisation.
Voilà pourquoi il a été empoisonné.


Traduit de l’anglais pour l’AFPS par FL
 


Merci à AFPS
Source: http://zope.gush-shalom.org/home/en/channels/avnery/1341587176/

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