« Il faut environ 225 kilos de maïs pour faire un plein de 50 litres de carburant agroalimentaire. 225 kilos de maïs, c’est suffisant pour nourrir une personne pendant un an, » rappelle Chems Eddine Chitour, professeur à l’Ecole Polytechnique d’Alger et spécialiste des questions énergétiques. Avec une part croissante des productions céréalières - un quart aux USA - destinée à la production de biocarburant, c’est la sécurité alimentaire qui, à terme, est en jeu, rappelle-t-il : la quantité de maïs parti en fumée de gaz d’échappement aux USA aurait pu nourrir 330 millions de personnes.
« Jamais la violence, l’inégalité, l’exclusion, la famine, et donc l’oppression économique, n’ont affecté autant d’êtres humains dans l’histoire de la terre et de l’humanité ».
Jacques Derrida (Philosophe né en Algérie)
Par Chems Eddine Chitour, enseignant à l’Ecole Polytechnique d’Alger, 25 janvier 2010
Nous sommes en 2010, la production de pétrole est de l’ordre de 87 millions de barils/jour dont environ 35% pour les transports soit 31 millions de barils/jour ou encore 4 millions de tonnes/jour ou encore 1,7 milliard de tonnes/an ce qui occasionne l’équivalent de 5,5 milliards de tonnes de CO2 dans l’atmosphère et dans l’acidification des océans. On contribue à la fois à acidifier les océans en perturbant la flore et à renforcer l’effet de serre qui nous revient indirectement sous forme de « convulsions climatiques », inondations, ouragans, sécheresse, stress hydrique et réfugiés climatiques et famines. Ces 1,7 milliard de tonnes alimentent 800 millions de voitures dont 80% se trouvent dans les pays développés. A titre d’exemple, les Etats-Unis c’est 250 millions de voitures pour 300 millions d’habitants (4 voitures pour 5 habitants).
En France, 30 millions de voitures pour 60 millions d’habitants soit une voiture pour deux personnes. Et en Chine ? Accusée d’asphyxier la planète, elle dispose d’autant de voitures que la France pour 1500 millions d’habitants soit une voiture pour 50 personnes (un bus !). En Algérie, nous avons une voiture pour 7 personnes, ce n’est pas un record dont il faut être fier !
Pour satisfaire cette boulimie en carburant, les pays développés ont mis au point des biocarburants qui auraient la vertu de ne pas polluer comme les essences et donc qui évitent l’effet de serre. C’était donc le « miracle » et les pays développés ont subventionné d’une façon scandaleuse, aux Etats-Unis mais aussi en Europe (partie de la Politique agricole commune PAC), les agro-carburants ou biocarburants, voire les nécro-carburants pour les écologistes.
Les trois vérités
En fait, l’apport des biocarburants est marginal comparé à la demande de carburant ; la production mondiale d’éthanol en 2005 était de 36 millions de tonnes (dont 37% de la production mondiale : Amérique du Sud - 36% : Amérique du Nord et Amérique centrale - Asie : 15% - Europe : 10%) pour 1,6 milliard de tonnes d’essence soit 2,5%. En Europe en 2008, les biocarburants (10 millions de tonnes équivalent pétrole) ont ainsi représenté 3,3% du contenu énergétique des carburants. En 2020 on atteindra peut-être 100 millions de tonnes pour 2,5 milliards de tonnes d’essence si d’ici là il y a encore assez de pétrole soit 4%.
Une deuxième vérité est que, contrairement à ce que disent les laudateurs des pays industrialisés, le bilan C02 n’est pas nul car il faut compter toute l’énergie nécessaire pour produire par exemple 1 litre d’éthanol. Une troisième vérité dont on ne parle pas est l’organisation de famines durables par le détournement de la nourriture (maïs, blé soja) très subventionné pour produire des biocarburants. Ceci a pour conséquences les émeutes dans le monde (Maroc, Egypte...) Il faut environ 225 kilos de maïs pour faire un plein de 50 litres de carburant agroalimentaire. 225 kilos de maïs, c’est suffisant pour nourrir une personne pendant un an.
Un quart de toutes les cultures de maïs et autres céréales cultivées dans les États-Unis se termine maintenant comme biocarburant dans les voitures plutôt que d’être utilisé pour nourrir la population, selon une nouvelle analyse qui suggère que la révolution des biocarburants lancée par l’ancien président George W.Bush en 2007 a un impact sur l’approvisionnement alimentaire mondial. En 2009, les chiffres du ministère américain de l’Agriculture montrent que la production d’éthanol atteint des niveaux record tirée par les subventions agricoles et les lois qui ont besoin de véhicules à utiliser des quantités croissantes de biocarburants. « Les céréales cultivées pour produire du combustible aux États-Unis [en 2009] sont assez suffisantes pour nourrir 330 millions de personnes pendant un an à un niveau moyen mondial de la consommation », a déclaré Lester Brown, le directeur de l’Earth Policy Institute, un groupe de réflexion de Washington. L’an dernier, 107 millions de tonnes de céréales, principalement du maïs a été cultivé par les agriculteurs américains à être mélangé à l’essence. Selon M. Brown, la demande croissante des États-Unis pour l’éthanol issu de céréales a contribué à pousser les prix des céréales à un niveau record, entre fin 2006 et 2008.(1)
Jean Ziegler, ancien rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation, avait qualifié de « crime contre l’humanité » la production des biocarburants, le 26 octobre 2007 à New York. En proposant à l’ONU un moratoire de cinq ans sur la production des biocarburants, ce dernier avait affirmé que « consacrer des terres agricoles fertiles à la production de denrées alimentaires qui seront ensuite brûlées pour fabriquer du biocarburant constitue un crime contre l’humanité ».
Plus d’un milliard de personnes, à peu près 1/6ème de l’humanité, est sous-alimenté. C’est le constat de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations unies (FAO). La crise économique mondiale et le prix élevé des denrées alimentaires dans nombre de pays en développement expliquent ce record honteux. Cette année, 100 millions de personnes supplémentaires, devenues plus pauvres en raison du chômage et d’une baisse de leurs revenus, n’auront pas les moyens de se nourrir décemment. Pour le Programme alimentaire mondial (PAM), qui signe ce constat avec la FAO, c’est un retour en arrière après quatre décennies d’avancées sur le front de la faim dans le monde.
Jacques Diouf, le directeur général de la FAO, écrit : « L’ouragan financier menace la lutte contre la faim dans le monde. »(1) Jacques Diouf rapporte la surprise de nombreux chefs d’Etat, récemment réunis à New-York pour l’Assemblée générale des Nations unies sur les Objectifs du Millénaire et du Développement. Il s’étonne aussi. Comment peut-on trouver aussi facilement 1000 milliards de dollars, trois fois rien, 730 milliards d’euros, pour renflouer des établissements financiers américains et européens quand on peine à rassembler 30 milliards de dollars annuels pour doubler la production alimentaire, et rassasier une planète qui comptera plus de 9 milliards d’individus en 2050 ? 30 milliards de dollars, c’est « 2,5% des dépenses militaires dans le monde », précise Jacques Diouf. Pendant ce temps, la crise financière galope toujours, on ne connaît ni la fin du parcours, ni les pertes réelles. La faim dans le monde continue, elle aussi, sa course. Depuis la hausse des prix alimentaires, le nombre d’affamés s’est enrichi de 75 millions de personnes. Pour un actif global, sans doute sous-estimé, de 927 millions de personnes sous-alimentées, chiffre de 2007.(2)
On se souvient que le sommet de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation), réuni à Rome l’année dernière pour tenter de définir une stratégie alimentaire mondiale, fut un fiasco. Selon Jean Ziegler, la Conférence n’a pas répondu à trois questions majeures : les biocarburants, la spéculation, et le soutien à une petite agriculture de subsistance dans les pays pauvres. Le développement des agrocarburants pourrait menacer l’accès à la nourriture des populations les plus démunies d’Amérique latine. La FAO, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, en discussion à Brasilia avec les pays d’Amérique latine et des Caraïbes, évoque une possible crise alimentaire régionale. Dans un contexte de flambée des prix alimentaires et d’émeutes de la faim, le Brésil, gros producteur mondial d’éthanol, est mis à l’index...Dans un contexte de crise alimentaire mondiale, la FAO s’inquiète d’une accélération de la filière de ces carburants issus de l’agriculture, qui réclament terres cultivables, eau, et engrais. « ... A court terme, il est fort probable que l’expansion rapide de la production des biocarburants au niveau mondial ait des répercussions importantes sur le secteur agricole en Amérique latine », précise le rapport de la FAO, rendu public à Brasilia. Dans ce rapport, la FAO évoque, notamment la question de l’eau, qui fait pousser les cultures, et participe à la transformation de l’éthanol. La canne à sucre et le palmier à huile, principales sources pour les agrocarburants, sont aussi les plus assoiffés. Cette eau, détournée des robinets dans les habitations, pourrait encore faire défaut à l’agriculture. La FAO craint encore que les cultures destinées aux biocarburants confisquent des terres à vocation agricole, et absorbent des capitaux. Ce qui pourrait perturber les productions agricoles et jouer sur les prix alimentaires, privant les ménages les plus démunis.(3)
Même la Banque mondiale, contre toute attente, avait reconnu le 4 juillet 2008 que les biocarburants ont provoqué une hausse des prix du marché mondial de l’alimentation de 75% - bien plus élevée que ce qui était estimé jusqu’alors. Ce chiffre contredit les affirmations du gouvernement américain qui prétend que les combustibles d’origine végétale contribuent pour moins de 3% à la hausse des prix de l’alimentation. (...) La hausse des prix des produits alimentaires a rejeté 100 millions de personnes dans le monde en dessous du seuil de pauvreté, estime la Banque mondiale, et elle a provoqué des émeutes du Bangladesh à l’Égypte.
Le rapport indique que la production de biocarburants a déstabilisé les marchés de produits alimentaires de trois façons. Tout d’abord, il a détourné des céréales de l’usage alimentaire, avec plus d’un tiers du maïs poussant aux États-Unis, qui est maintenant utilisé pour produire de l’éthanol et près de la moitié des huiles végétales dans l’UE, destinées à la production de biodiesel. Deuxièmement, les agriculteurs ont été encouragés à réserver des terres pour la production de biocarburants. En troisième lieu, cela a suscité une spéculation financière sur les céréales, augmentant encore les cours.(4)
UN Energy, une agence des Nations unies, publie un rapport évaluant les impacts de l’extension des cultures destinées à la production de biocarburants. Le rapport met en garde contre les risques de déforestation, d’augmentation du prix des produits agricoles et d’expropriation des communautés villageoises. (...) L’Union européenne et les USA se sont récemment fixés pour objectif d’accroître la part des biocarburants dans le transport routier, considérant que l’éthanol et le biodiesel sont à l’heure actuelle les seules aternatives viables à l’usage des hydrocarbures. En ce qui concerne l’environnement, le rapport constate que la demande pour les biocarburants a accéléré la destruction de la forêt primaire pour la création de plantations de palmiers, tout spécialement en Asie du Sud-Est. La destruction des écosystèmes, qui sont des puits de carbone, peut conduire à une augmentation des émissions de gaz à effets de serre. La monoculture pourrait aussi entraîner une diminution significative de la biodiversité et l’érosion des sols.(5)
On nous promet des biocarburants de la deuxième génération qui, semble-t-il, ne seraient pas en concurrence avec l’alimentation humaine. Soit ! Mais il faut bien les produire avec de l’eau. Il faut savoir qu’un kilo de maïs nécessite 450 litres d’eau...il en est de même pour les biocarburants de deuxième génération. Leur production nécessite aussi de l’eau. On parle de plus en plus de biocarburants de troisième génération en faisant appel aux algues. À 10 euros le litre (soit 2060 dollars le baril), taxes non comprises, l’huile de micro algue est très loin d’être compétitive sur le marché. Il n’empêche, les pays occidentaux sont prêts à subventionner ces huiles pour produire, polluer encore plus.
On fait dans la diversion en croyant régler le problème en séquestrant le CO2 : c’est comme souffler sur une fuite d’eau pour que ça sèche au lieu de couper le robinet ! Ce n’est pas évident, c’est cher et cela ne peut être fait qu’à proximité des centrales thermiques. Quid des voitures qui polluent pour près de 40% ? Le problème est ailleurs, le Sommet de Copenhague qui, quoi qu’on dise, est un échec cuisant et a libéré tous les pays des contraintes de Kyoto. Nous pensons que les biocarburants sont un pis aller,ils ne règlent pas les problèmes de la boulimie énergétique sans fin du monde industrialisé, mais ces biocarburants affament le monde. Des pays entiers sont à vendre, pour une bouchée de pain, aux multinationales qui cultivent des cultures énergétiques pour produire encore plus. Nous avons même vu Bill Gates, que l’on présente avec sa femme Melinda comme des philanthropes, investir 80 millions de dollars dans une usine de biocarburants. La spéculation se développera de plus en plus et la tentation de produire des biocarburants ne s’arrêtera pas au fur et à mesure que nous approchons de la fin du pétrole qui sera de plus en plus cher.
L’Américain et les autres
Que pouvons- nous dire ? Sinon que la civilisation actuelle court à sa perte. Entre des pays industrialisés qui ne veulent rien céder ; souvenons-nous de la phrase de G.W.Bush : « Le niveau de vie des Américains n’est pas négociable », et les pays émergents qui, à juste titre, veulent se développer, il n’y a pas de solution si ce n’est l’avènement de l’enfer sur terre. On l’aura compris : personne ne parle de changement de paradigme d’une vision nouvelle et globale de la capacité de la Terre à nous supporter. Les pays industrialisés qui ont pollué pendant un siècle pour 800 milliards de tonnes de CO2, ne veulent pas découpler leur croissance de la consommation d’énergie. La date où l’empreinte écologique excède les ressources de la planète recule chaque année, elle a eu lieu en septembre pour l’année 2009 ; cela veut dire qu’à partir de cette date, nous vivons à crédit, nous avons gaspillé en huit mois ce que la Terre a produit en une année. Quand on pense que le maïs qui est parti en fumée aux Etats- Unis était suffisant pour nourrir 330 millions de personnes, alors qu’ils ne représentent que 3¨% de la consommation de carburants, ne peut-on pas « supplier » les Américains d’économiser 3,5% de leur énergie pour sauver 330 millions de personnes ? Où allons-nous s’il n’y a plus la plus élémentaire des charités ?
Notes
1. USA : Un quart des grains et céréales sont transformés en carburants (The Guardian) http://contreinfo.info/breve.php3 ?id_breve=8575. vendredi 22 janvier 2010
2. Jacques Diouf : « L’ouragan financier menace la lutte contre la faim dans le monde », Libération, 8 octobre 2008.
3. Trentième conférence régionale de la FAO pour l’Amérique latine et les Caraïbes- Brasilia, 14-18 avril 2008-
4. Aditya Chakrabortty : « Les biocarburants sont responsables de la crise alimentaire », The Guardian, 4 juillet 2008
5. Les Nations unies mettent en garde sur les impacts des biocarburants-12 mai 2007
Chems Eddine Chitour est professeur de thermodynamique à l’Ecole Polytechnique d’Alger. Il est ingénieur en génie chimique, ingénieur de l’Institut Algérien et de l’Institut Français du pétrole, et titulaire d’un Doctorat-Ingénieur de l’Université d’Alger et d’un Doctorat es-Sciences de l’Université Jean Monnet de l’Académie de Lyon (France).
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