05 février 2010

Egor Gaidar, un salaud de moins

WSWS : Nouvelles et analyses : Europe

Egor Gaidar (1956-2009) : l'architecte de la restauration capitaliste en Russie

Par Vladimir Volkov et Andrea Peters
4 février 2010


Le 16 décembre de l'année passée, Egor Gaidar est décédé d'une attaque cardiaque dans sa dacha près de Moscou, il avait 53 ans. C'était une personnalité qui a joué un rôle majeur dans la mise en place des réformes libérales en Russie, lesquelles ont eu un effet désastreux sur le pays, entraînant une énorme croissance des inégalités sociales.

Gaidar est largement haï parmi les Russes ordinaires, qui le considèrent comme le responsable de l'essentiel de la misère qu'ils ont subie depuis 1990. Le démantèlement de l'Union soviétique et la restauration du capitalisme à cette époque ont entraîné un déclin du niveau de vie et de l'espérance de vie d'une ampleur inégalée dans l'histoire, en dehors des périodes de guerre. De nombreuses statistiques sociales récentes révèlent que le pays ne s'en est toujours pas remis.


Egor Gaidar (photo : Jürg Vollmer)

La mort de Gaidar a démontré l'indifférence de la sphère politique aux souffrances et aux sentiments de la grande majorité de la population, celui-ci recevant des louanges débordantes de la part des diverses couches de l'élite dirigeante russe. Il est difficile de trouver un compliment qui n'ait pas servi à décrire cet homme qui a piloté la politique économique du gouvernement Eltsine durant à peine plus d'un an, de novembre 1991 à décembre 1992.

Le président Dimitri Medvedev a qualifié Gaidar d'« Universitaire-économiste de premier plan » et de « personne courageuse, honnête et déterminée. »

Le Premier ministre Vladimir Poutine a déclaré, « Gaidar a pris des décisions critiques qui ont déterminé l'avenir de tout le pays. Il a accompli cette tâche difficile honorablement, faisant preuve des meilleures qualités professionnelles et personnelles. »

Dans d'autres commentaires des médias de masse russe, Gaidar été proclamé « grand homme d'Etat, » « héro national, » « autorité morale incontestable, » « personne aux qualités extraordinaires, » et même « un intellectuel authentiquement désintéressé. »

De plus, le mantra selon lequel, au début des années 1990, Gaidar aurait « sauvé le pays de la famine, de la déchéance et de la guerre civile » a été répété sans fin.

C'est un mensonge, une application du fameux principe de Goebbels selon lequel si l'on répète un mensonge assez souvent, il finira par être cru, et plus il sera gros, mieux ce sera.

Sous la direction de Gaidar en 1992, la Russie a fait passer un double programme de libéralisation du commerce et de privatisations. Cela entraîna l'appauvrissement de la population par une hyperinflation et le transfert des biens publics vers des propriétaires privés, enrichissant énormément l'oligarchie émergeante du pays.

En 1991, durant la dernière année au pouvoir de Gorbatchev, les prix en Russie ont augmenté de 160 pour cent. En 1992, ils ont augmenté de 2500 pour cent. En 1993, l'inflation a été de 840 pour cent, en 1994, de 215 pour cent, et en 1995 de 131 pour cent.

Les travailleurs des entreprises publiques comme privées, dont les comptes en banques ont été réduits à néant par ce processus, n'ont pas touché leurs salaires durant des mois et ont fini dans la misère.

Entre 1991 et 1995, le PIB de la Russie a baissé de 35 pour cent, selon les estimations les plus prudentes, et la production industrielle s'est effondrée. Des années durant, une forme d'économie de subsistance basée sur le troc était très répandue.

La croissance des souffrances et du désarroi s'est manifestée par un net déclin de l'espérance de vie, qui était de 57 ans en 1994.

La fin des années 1980 et le début des années 1990 ont également connu une explosion des conflits régionaux et ethniques. D'après les estimations basses, 100 000 personnes sont mortes dans ces événements (sans compter ce qui s'est passé en Tchétchénie).

L'affirmation selon laquelle les réformes capitalistes ont sauvé le pays de « la famine, la déchéance et la guerre civile » est un travestissement de la réalité. Seule une élite cynique et imbue d'elle-même peut se réjouir des résultats de ce qui s'est passé en Russie à cette époque.

Pour mettre au point le programme de privatisation, Gaidar et les autres ont collaboré de très près avec des universitaires des États-Unis, notamment l'économiste Jeffrey Sachs, qui était professeur à Harvard à l'époque. Washington était très impliqué, directement et indirectement, par l'intermédiaire de gens comme Sachs, dans la promotion de la restauration capitaliste.

Dans la mémoire de millions de gens, le pire de la catastrophe économique imposée à l'URSS est une conséquence directe des choix politiques de Gaidar. Une majorité des ex-citoyens soviétiques sent que les difficultés de la vie quotidienne en URSS - particulièrement durant la période la plus florissante des années 1970 et 1980 - étaient considérablement moins pesantes que celles qui ont suivi l'effondrement de toutes les bases de la vie sociale dans la foulée de la « thérapie de choc » de Gaidar.

Une étude réalisée récemment par le Centre Levada, un institut de recherche de Moscou, a établi que près de 60 pour cent des Russes « regrettent profondément » l'effondrement de l'URSS et pensent qu'il aurait fallu l'empêcher. Bien qu'il y ait peu de regrets parmi les gens ordinaires pour l'autoritarisme et la répression du régime stalinien, il y a une colère très répandue contre le fait que tant d'avancées sociales de l'ère soviétique aient été abandonnées au cours des 20 dernières années.

Pour le moment, l'amertume populaire sur les conséquences de la dissolution de l'URSS et l'hostilité envers Gaidar et les autres gens de son espèce ne parvient pas à une compréhension de ce que la misère qui s'est abattue sur la population soviétique était l'héritage du stalinisme. Les pères de cette forme de nationalisme bureaucratique russe - s'appuyant sur une répudiation de l'internationalisme qui avait guidé la révolution de 1917 - ont défendu par la violence les intérêts étriqués de la bureaucratie dirigeante contre ceux de la classe ouvrière soviétique et internationale.

En fait, l'arrivée de Gaidar à des postes importants et la mise en place de sa politique traduisait le fait que, du milieu à la fin des années 1980, une section déterminante de la bureaucratie du Parti communiste en est arrivée à être favorable au retour du capitalisme.

Alors que l'élite soviétique - après avoir usurpé le pouvoir politique de la classe ouvrière et exterminé la vieille garde bolchevique, ainsi que des ouvriers et l'intelligentsia sincèrement socialistes - a été en mesure de maintenir ses privilèges plusieurs décennies durant en s'appuyant sur les relations de propriété nationalisée et le contrôle étatique de l'économie, les années 1980 ont vu les pressions objectives sur l'économie saper de plus en plus la viabilité de cet arrangement parasitaire.

L'économie soviétique était en crise. La productivité du travail stagnait depuis près de dix ans. La production et la distribution des biens et des services souffraient de toutes sortes de problèmes en raison de la manière irrationnelle, arbitraire et bureaucratique dont l'économie était dirigée par les autorités. Cela alimenta la croissance d'une économie parallèle et de la stratification sociale.

Le programme stalinien du « socialisme dans un pays », signifiait que l'URSS était en grande partie tenue à l'écart des ressources de l'économie mondiale, à l'exception des dollars gagnés en vendant du pétrole. L'économie mondiale devenant de plus en plus intégrée par la mondialisation de la production et de la finance, l'économie soviétique est restée autarchique et relativement arriérée. De plus, comme l'avait espéré le gouvernement du Président Ronald Reagan aux États-Unis, les caisses du pays étaient asséchées par la guerre en Afghanistan et les efforts pour rester au niveau de Washington dans la Guerre froide.

La réflexion de l'élite dirigeante soviétique a également été profondément affectée par l'expérience de Solidarnosc en Pologne au début des années 1980. À ce moment-là, des masses d'ouvriers se sont mobilisées pour former un mouvement indépendant en opposition à la bureaucratie du Parti communiste, remettant en cause le pouvoir autoritaire depuis la gauche (Divers facteurs internationaux, combinés avec une intervention intensive des États-Unis, ont finalement amenés ce mouvement sous la domination politique d'éléments de droite alliés à l'Église catholique).

Le Kremlin était très inquiet du risque d'un développement similaire en URSS, notamment avec l'aggravation de la crise économique. Dans un entretien accordé en 2000 à l'émission « Les hautes sphères » de la télévision publique, Gaidar a répondu à la question sur l'influence de la situation en Pologne sur les réflexions de l'élite soviétique en disant, « Il était admis que cela avait un lien très direct avec ce qui pouvait se passer en Union soviétique. »

Dans ces conditions, des sections dirigeantes de la bureaucratie du Parti communiste ont décidé qu'elles devaient trouver de nouvelles bases économiques pour la défense de leurs privilèges et de leur pouvoir, c'est-à-dire de la propriété privée. Malgré des désaccords sur la rapidité avec laquelle ces réformes devaient être appliquées, les différentes factions étaient unies par l'objectif commun du retour du capitalisme.

L'autre possibilité, à laquelle la bureaucratie dirigeante s'opposait implacablement, était la réintégration de l'Union soviétique dans l'économie mondiale tout en s'appuyant sur un programme de révolution socialiste mondiale. Cela n'aurait pu se produire que par le retour au pouvoir de la classe ouvrière en URSS, une révolution politique qui aurait renversé la bureaucratie du Parti communiste.

Le programme de restauration capitaliste a été mis en place en alliance avec une couche privilégie de l'intelligentsia soviétique qui ressentait du mépris pour la classe ouvrière et tout ce qui était associé au socialisme. La politique de glasnost appliquée par Mikhaïl Gorbatchev, qui permettait une plus grande liberté dans les médias et les discours publics, visait d'abord à accorder à l'intelligentsia un rôle politique dans ce programme de réformes et à le recouvrir d'un vernis démocratique.

Gaidar était issu du milieu social courtisé par le Parti communiste à cette époque. Il avait grandi dans une famille de l'élite soviétique.Ses deux grands-pères, Arkadii Gaidar et Pavel Bazhov, était des écrivains soviétiques célèbres. Son père, Timur Gaidar, avait le grade de vice amiral et était l'éditorialiste de la rubrique militaire de la Pravda.

Ayant reçu une éducation de haut niveau en économie à l'université d'Etat de Moscou, Gaidar faisait partie au début des années 1980 d'un cercle de jeunes économistes que la bureaucratie soviétique invitait à participer aux discussions à huis clos sur les réformes libérales. À partir de l'automne 1984, deux groupes d'économistes - l'un issu de l'Institut de technique et d'économie de Leningrad dirigé par Anatoli Chubais, et l'autre, issu de l'Institut de Recherches systémiques de Moscou dirigé par Stanislas Shatalin, (que Gaidar intégra) - ont été réunis dans une commission gouvernementale « sur la modernisation du mécanisme économique.»

À l'époque de la Perestroïka, Gaidar était un doctorant en économie et employé de l'Institut d'économie et de prévision des progrès scientifiques et techniques à l'Académie soviétique des sciences. En 1987, il dirigeait la rubrique d'économie du journal Kommunist, le principal organe officiel du Comité central du Parti communiste d'Union soviétique. En 1990, il prit la direction de la rubrique économique de la Pravda.

En 1989, Gaidar, écrivant à titre officiel dans l'hebdomadaire Moskovskiie Novosti, indiqua clairement qu'il ne croyait pas que les réformes libérales puissent êtres appliquées sans provoquer une opposition massive.

« L'idée qu'aujourd'hui on pourrait expurger des mémoires 70 ans d'histoire [.] et obtenir une approbation populaire, tout en transférant les moyens de production vers les mains des nouveaux riches [en français, ndt] de l'économie parallèle, des managers et des entreprises internationales, ne fait que démontrer la force des traditions utopiques dans notre pays, » y écrit-il.

Gaidar établissait l'architecture et la manière de mettre en place cette restauration capitaliste en collaboration étroite avec Chubais. En 1990, ce dernier avait écrit un article, « la voie difficile, » qui établissait clairement que lui et ses collaborateurs étaient parfaitement conscients des effets dramatiques des réformes qu'ils préparaient.

« Les conséquences sociales immédiates de l'accélération des réformes libérales [seront un] abaissement général du niveau de vie [.] l'augmentation des écarts de prix et de revenus dans la population [et] l'apparition du chômage massif. » écrivait-il.

Chubais avertissait ses lecteurs que tout cela allait provoquer « une opposition aux réformes parmi les masses, [.] créer une grande probabilité de grèves pour des raisons économiques dans les secteurs essentiels de l'industrie et de grèves politiques dans les grandes villes, [et] peut-être provoquer de sérieux conflits nationaux. »

Afin de garder de contrôle de la situation, Chubais expliquait que des mesures anti-démocratiques - « l'interdiction des grèves, le contrôle de l'information, etc. » - serait « inévitables ».

Les déclarations de Chubais montrent à quel point toutes les belles paroles sur le lancement des réformes libérales signifiant le triomphe de la démocratie dans l'ex-Union soviétique sont hypocrites et fausses.

Gaidar partageait cette position anti-démocratique, ce qui s'est exprimé dans le soutien tonitruant qu'il a apporté au Régime de Eltsine lors de son conflit avec le Parlement en 1993. À ce moment-là, le Président avait ordonné le canonnage de la Maison blanche (le bâtiment du Parlement), pour disperser l'opposition à son pouvoir, laquelle était alimentée par un mécontentement populaire de plus en plus grand face à la « thérapie de choc. » Durant cette canonnade et les combats de rue qui ont suivi, 187 personnes sont mortes et des centaines d'autres ont été blessées.

Juste avant ces événements, Gaidar avait écrit un article pour le journal EKO qui défendait la « thérapie de choc » et exprimait son indifférence face aux souffrances de la population. « Les estimations gratuites selon lesquelles 90 pour cent de nos gens sont devenus pauvres ne doivent pas être crues, » écrivait-t-il, « selon les études les plus sérieuses, 36 à 37 pour cent sont actuellement devenus pauvres. » Il admettait ce que c'était « un nombre très élevé, » mais insistait pour dire qu'il n'y avait pas grand-chose à faire pour eux.

Gaidar et tous ceux qui ont travaillé avec lui portent la responsabilité non du « sauvetage » du pays, mais d'une déclaration de guerre contre la classe ouvrière qui a aboli les fondements socio-économiques de l'Union soviétique, lesquels, même après avoir été largement affaiblis par la bureaucratie, existaient toujours juridiquement.

Léon Trosky et l'Opposition de gauche internationale avaient averti la classe ouvrière soviétique sur les dangers de la restauration capitaliste aux mains de la bureaucratie du Parti communiste dès les années 1930. En même temps, Trotsky insistait sur le fait que la dégénérescence de la révolution avait mis au pouvoir une élite dont l'objectif n'était pas la promotion de l'égalité sociale et des intérêts du prolétariat mondial, mais plutôt de l'exploitation parasitaire de la propriété nationalisée du pays pour garantir son propre bien-être et son pouvoir.

Trotsky a toujours maintenu que le sort de l'URSS dépendrait du prolétariat et de sa capacité à renverser la bureaucratie au cours d'une révolution politique. La classe ouvrière, insistait-t-il, devait répudier le programme du « socialisme dans un seul pays » et toute l'idéologie du nationalisme Russe. Si cela ne se produisait pas, la bureaucratie, tôt ou tard, pourrait compléter son coup contre-révolutionnaire et restaurer le capitalisme.

Trotsky a travaillé sans relâche pour construire la nouvelle direction révolutionnaire de la classe ouvrière, la Quatrième Internationale, pour éduquer et mobiliser la classe ouvrière soviétique et internationale, car il reconnaissait que le sort de la Révolution russe était indissolublement lié au renversement du capitalisme internationalement, et surtout en Europe et en Amérique.

En conséquence des trahisons des bureaucraties staliniennes, sociales-démocrates et syndicales, les luttes révolutionnaires de la classe ouvrière ont été vaincues, laissant l'Union soviétique isolée et permettant au régime stalinien de maintenir son emprise sur le pouvoir. La justesse historique de l'analyse de Trotsky a été confirmée, tragiquement, par la réalisation du pronostic négatif.

Dans la nouvelle période de crise capitaliste et de luttes révolutionnaires imminentes, l'analyse de Trotsky et les fondations programmatiques qu'il a établies fournissent la fondation essentielle pour un regain des traditions socialistes internationales de la classe ouvrière Russe et pour faire aboutir les transformations historiques mondiales qui avaient débuté avec la révolution d'octobre 1917.

(Article original paru le 18 janvier 2010)

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