Samuel Maoz : “Le Liban en 1982, c’est notre Vietnam”
samedi 6 février 2010, par
Lebanon
Film de Samuel Maoz
« J’ai toujours su que Lebanon serait mon premier film. C’était un besoin intime, profond. Une mise à nu. Il fallait que je réalise ce film pour en finir avec les clichés sur l’héroïsme véhiculés par les films de guerre. J’avais également besoin de demander pardon pour mes actes. Je portais une lourde responsabilité. Ce sont mes doigts qui ont appuyé sur la détente. J’ai essayé d’écrire le scénario en revenant de la guerre. Mais je n’y suis pas parvenu. Je n’étais pas assez cinéaste et encore trop soldat, traumatisé par cette expérience. Le premier souvenir, c’est l’odeur. L’odeur de la chair calcinée. Chaque fois que je me mettais à écrire une page, j’avais envie de vomir. D’autres souvenirs remontaient, et la douleur était insupportable. Pendant des années, j’ai donc refoulé ces souvenirs et essayé de vivre normalement. La situation s’est débloquée en 2006, au moment de la deuxième guerre du Liban. Je regardais la télévision et je constatais, effaré, que tout recommençait comme si notre expérience n’avait servi à rien. Si quelqu’un m’avait dit, à l’époque où j’étais soldat, que des enfants pas encore nés allait mourir au Liban vingt-quatre ans après, je ne l’aurais jamais cru. »
« Il y a une différence fondamentale entre la guerre du Liban de 1982 – qu’on pourrait appeler notre Vietnam – et les autres guerres israéliennes. C’est sans doute pourquoi il y a tant de films sur la guerre du Liban (Beaufort, Valse avec Bachir...) et beaucoup moins sur la guerre des Six Jours et celle du Kippour. Disons que ces deux conflits respectaient un tant soit peu les règles du jeu : une armée de chaque côté, chaque armée avait son propre uniforme, entre les deux, un morceau de territoire à conquérir. Je ne dis pas que c’était moins horrible, mais au moins les camps et les enjeux étaient bien identifiés. Dans la guerre du Liban, ces règles n’existaient pas. La guerre s’est déroulée dans les quartiers habités par des civils, l’ennemi ne portait pas d’uniforme, donc impossible de différencier les civils des soldats. La direction générale était le nord, c’est pourquoi on s’est retrouvés à Beyrouth, mais assez vite le nord s’est transformé en 360°. Voilà les raisons qui ont fait que cette guerre est devenue chaotique. Je me souviens de la folie dans les yeux de tous les soldats. De Beyrouth, je me rappelle la démence qui flottait dans l’air. »
« Pendant mon service militaire, je n’avais jamais appris à conduire un char au milieu des habitations. Les chars sont supposés combattre d’autres chars ! Nous avions l’ordre de tirer sur toute personne qui se montrait sur un balcon. Une fois sur deux, il s’agissait d’une personne munie d’un lance-roquette. Donc, une fois sur deux, il d’agit d’un civil. Parfois, l’ennemi utilisait une petite fille pour dissimuler son arme. Si tu hésites, tu es mort. Mais si tu tires, tu peux tuer une famille innocente. Il y avait de quoi devenir fou. J’ai essayé de retranscrire ce dilemme dans la première scène de Lebanon. Quand le soldat pense avoir affaire à un civil effrayé, il cause la mort de son camarade. Et quand il tire sans réfléchir, il tue un fermier. Certains voudraient que la guerre soit morale. Mais c’est impossible. On ne tue pas pour un idéal ou pour respecter un ordre. On tue pour ne pas être tué. Le principe de la guerre, c’est de mettre les soldats en danger de mort. Mais quand je parle de danger de mort, je peux difficilement l’expliquer. Personne ne peut le comprendre sans l’avoir vécu. C’est quelque chose que l’on ressent dans chacune de ses cellules. Au bout d’un jour ou deux de guerre, on commence à fonctionner avec son instinct de survie. Dans notre monde moderne, on peut vivre toute sa vie sans utiliser cet instinct de survie. Mais quand on en a besoin, il surgit, pas le choix. Par exemple, dans le char, j’avais perdu le sens du goût. Car il faut manger, mais peu importe quoi. Inversement, ma vue et mon ouïe étaient plus aiguisées que d’habitude. Je n’avais besoin que d’une ou deux heures de sommeil par jour. »
« Souvent, on me demande d’expliquer le traumatisme que j’ai vécu. On me demande si je fais des cauchemars, si je me revois dans le char. J’aimerais que ce soit aussi simple. J’aimerais que ce soit juste des cauchemars. Rien ne pourra me guérir. Le film n’est qu’un médicament. La culpabilité qui me ronge fait partie de moi, et je dois accepter de vivre avec. »
Propos recueillis par Jérémie Couston de Télérama
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